Introduction
Les récentes élections au Portugal ont certifié la fin de « l’exception ibérique ». En effet, ce pays et l’Espagne étaient, jusqu’à tout récemment, deux États membres de l’UE où l’extrême droite n’avait pas de représentation (Ortiz et al., 2020). Cependant, le début de la fin de cette « exception » s’est forgé au cours des dernières années. En Espagne, les élections régionales de l’Andalousie de 2018 ont marqué un tournant dans le paysage politique : pour la première fois depuis la transition démocratique, à la fin des années 1970, un parti d’extrême droite obtenait des sièges dans un parlement du pays.
C’est ainsi que le parti Vox fait son entrée dans le système politique espagnol, obtenant 12 des 109 sièges en dispute dans la région du sud. Ce premier succès permet à la droite, dans son ensemble, de déloger le Parti socialiste (PSOE), à la tête du gouvernement régional depuis son instauration dans les années 1980. Les députés de Vox votent l’investiture du candidat du Parti populaire (PP, droite) et contribuent à déloger la gauche de l’un de ses fiefs historiques. Depuis, la percée électorale de l’extrême droite se poursuit à chaque élection même si, lors des scrutins les plus récents, elle a fait face à un certain affaiblissement qui ne remet pas en cause pour autant son influence sur la scène politique. En effet, Vox est le soutien de plusieurs gouvernements régionaux de droite, agissant comme le partenaire minoritaire du Parti populaire. Néanmoins, lors des élections législatives espagnoles de juillet 2023, les voix du PP et de Vox demeurent insuffisantes pour évincer le socialiste Pedro Sánchez de la tête d’un exécutif appuyé par plusieurs partis de gauche et nationalistes.
C’est dans ce contexte que Vox est devenu un nouvel acteur clé du système de partis, rapprochant l’Espagne d’autres pays européens où l’extrême droite siège dans les institutions depuis plusieurs décennies. Cette entrée dans le jeu partisan amène également de nouveaux thèmes dans l’agenda politique, cristallisant des clivages qui semblaient dépassés au sein de la société espagnole. Parmi ces thématiques, la religion occupe une place singulière dans le discours et la pratique politiques de l’extrême droite (Albert-Blanco, 2023).
À partir d’une analyse portée essentiellement sur ses programmes électoraux et ses interventions au Parlement européen (où les eurodéputés de Vox siègent depuis 2019) [1], les sections qui suivent montrent une mobilisation du religieux sur plusieurs registres. D’un côté, la nouvelle extrême droite espagnole place la religion catholique au cœur d’un discours identitaire et nationaliste. De l’autre, le religieux émerge comme une ressource symbolique pour justifier les positionnements du parti à l’égard des morality politics et de l’agenda féministe et LGTBIQ+. Si cette double mobilisation ne se distingue guère des thématiques prônées par d’autres partis d’extrême droite en Europe, elle présente des particularités qui puisent dans l’histoire de l’Espagne et dans sa configuration politique, sociale et religieuse. Leur analyse contribue ainsi à cartographier les nuances et l’hétérogénéité des mouvements populistes dans un moment où ils sont devenus des acteurs clés de la gouvernabilité de plusieurs pays et régions.
La religion au cœur du mythe fondateur du parti
L’identité catholique fait partie du discours politique de Vox depuis sa fondation, en 2013 (Griera et al., 2021). Le parti a été créé par d’anciens cadres et militants du Parti populaire, déçus par la ligne pragmatique et « modérée » de celui qui était alors président du gouvernement, Mariano Rajoy (2011-2018). Arrivé au pouvoir en 2011, Rajoy conduit une politique essentiellement fondée sur l’austérité et la gestion néolibérale de la crise économique. Bien qu’en tant que chef de l’opposition au gouvernement socialiste de José Luis R. Zapatero (2004-2011), il ait activement soutenu les mobilisations contre les politiques de droits civiques lors de cette période, une fois arrivé au pouvoir il n’a pas remis en cause l’essentiel de ces mesures. Dans cette perspective, il n’a pas fait marche arrière dans la reconnaissance du mariage et de l’adoption des couples homosexuels et, concernant l’avortement, il a introduit uniquement une autorisation parentale pour les filles mineures de 16 ans. C’est dans ce contexte que certains cadres du PP, proches des mouvements catholiques conservateurs qui avaient organisé les mobilisations contre le gouvernement socialiste, décident de fonder un nouveau parti.
Si cette identification religieuse est au cœur de la fondation de Vox et de son action politique postérieure, elle agit surtout comme une ressource symbolique. De manière similaire à ce qu’ont montré de nombreuses recherches sur d’autres partis d’extrême droite en Europe, la religion est pour Vox une ressource identitaire. Elle est à la base d’un discours « civilisationniste » (Brubaker, 2017) qui place la religion chrétienne au cœur de l’identité espagnole voire, plus largement, de la « culture européenne ». Cette idée se traduit par des références dans les programmes électoraux, ainsi que dans les interventions des élus de Vox dans les différentes chambres où la formation est représentée. À l’occasion des élections européennes de 2019, Vox définit l’Europe comme « une civilisation construite sur la pensée grecque, la loi romaine et la spiritualité chrétienne » [2]. Si cette appellation semble être partagée par d’autres partis d’extrême droite, elle renoue aussi avec les débats sur « l’héritage chrétien » de l’Europe qui avaient marqué les discussions autour de la constitution européenne manquée et du Traité de Lisbonne de 2007. Dans cette perspective, Vox, tout comme ses homologues d’autres pays, récupère un positionnement historiquement associé à la droite traditionnelle et à la démocratie chrétienne. La particularité de l’extrême droite réside dans la radicalité de son discours, et dans la référence explicite au christianisme. Révélant à la fois la proximité et les nuances entre les formations de droite et d’extrême droite, lors du même scrutin de 2019, le Parti populaire espagnol avait également défini l’Europe comme une « civilisation » fondée sur des traditions « occidentales » et sur un certain héritage « culturel, politique, historique et religieux » [3] … sans que le christianisme ou le catholicisme lui soient associés de manière explicite.
La référence religieuse brandie par l’extrême droite s’appuie sur une identité chrétienne qui puise moins dans la pratique religieuse que dans une forme particulière de nationalisme. Ce discours sert à définir un « nous » et, par le même mouvement, à désigner des « autres » qui n’appartiendraient pas à la communauté nationale. La religion se trouve au cœur de cette distinction et de cette rhétorique de l’exclusion. En effet, l’islam et les musulmans se voient assignés à une étrangeté perpétuelle, voire, dans les discours les plus enflammés, au statut d’ennemis de la Nation. Cette « islamophobie idéologique » (Hajjat et Mohammed, 2013) n’est pas l’apanage de l’extrême droite espagnole, mais demeure un élément fortement partagé par les différentes formations nationalistes et populistes d’autres pays européens. La particularité de Vox repose sur un discours axé sur l’histoire de l’Espagne et sur la revendication de la Reconquista, l’épisode qui, entre les VIIIe et XVe siècles, permet aux rois catholiques d’expulser les musulmans (et les juifs) de la péninsule ibérique. De manière significative, à l’occasion des élections législatives d’avril 2019, le leader de Vox, Santiago Abascal, choisit de lancer la campagne électorale dans le village asturien de Covadonga, l’endroit où cette « reconquête » aurait commencé en 722. Cet événement électoral ne se contente pas d’être un simple rassemblement politique et inclut une offrande à la vierge de Covadonga. Dans son discours, Abascal condamne les « progressistes, les communistes et les islamistes » qui seraient en train « d’attaquer la liberté de l’Espagne » [4]. Ce discours (et la performativité qui y est associée, avec l’offrande à la vierge) traduit un nouveau clivage identitaire « post-religieux » (Cremer, 2022), marqué par l’exclusion de l’islam et la revendication de l’héritage chrétien.
À l’échelle européenne, ce clivage fondé sur l’identité religieuse laisse de nombreuses traces. Il ne permet pas seulement d’agiter une dimension purement symbolique, mais de structurer des revendications dans les domaines de la politique d’immigration, de la prévention du terrorisme ou des affaires étrangères. Concernant la politique migratoire, Vox plaide pour un tournant sécuritaire et hostile à l’arrivée d’étrangers en situation irrégulière. En cela il ne se distingue guère de ses homologues d’autres pays européens.
Néanmoins, l’extrême droite espagnole ne rejette pas tous les immigrés de la même manière. Son programme comme ses interventions au Parlement européen laissent entrevoir la construction d’une distinction entre migrants. Ceux provenant de pays à « majorité musulmane » sont définis comme « inassimilables » et comme menaçant les valeurs espagnoles et européennes. En revanche, Vox propose d’accueillir davantage d’immigrés qui « partageraient notre langue et notre culture », une façon implicite de faire référence aux personnes provenant d’Amérique latine ainsi qu’à leur religion (chrétienne) supposée. Dans le domaine de la politique extérieure et du voisinage de l’UE, l’extrême droite espagnole refuse également que des pays musulmans puissent devenir membres de l’UE. Par ailleurs, les interventions de Vox ont souvent attaqué le président turc, Racep T. Erdogan et ses politiques de « réislamisation ». À la différence d’autres formations de gauche ou libérales, ces critiques ne visent pas la situation des droits humains ou des minorités en Turquie, mais les mesures et les déclarations à fort caractère symbolique telles que la reconversion de l’église Sainte Sophie en mosquée.
Toujours à la croisée de la religion et de la politique extérieure, Vox brandit sa préoccupation sur les « minorités chrétiennes » partout dans le monde. Cette thématique n’est pas uniquement mobilisée par l’extrême droite, étant un enjeu auquel restent encore très attachées la droite traditionnelle et la démocratie chrétienne, voire plus largement le catholicisme conservateur (de la Ferrière, 2020). Dans le cas espagnol, avant l’émergence de Vox, certains représentants du Parti populaire avaient déployé une action très visible dans ce domaine. Le fonctionnement du Parlement européen permet aux députés de développer une action de « niche », de se spécialiser sur certaines questions ou de prendre la défense de collectifs spécifiques (et des lobbies ou des groupes censés les représenter) (Delaine, 2023). Dans cette perspective, ce sont les députés les plus proches de l’Église qui se sont investis dans la question des « minorités chrétiennes ». Néanmoins, Vox et ses partenaires européens ont dépassé le positionnement traditionnel de la droite pour proposer la création d’une agence spécifique au sein de la Commission qui se chargerait de la défense de ces minorités, tout comme le gouvernement de Viktor Orban l’a déjà fait en Hongrie. La mission de cette agence dépasserait ainsi la simple défense de la « liberté religieuse », formule plus consensuelle préférée par la droite traditionnelle et par les formations d’autres bords politiques, en la remplaçant par une focalisation sur les « chrétiens du monde », définis de ce fait comme l’unique groupe religieux qui mériterait la protection des institutions européennes.
Les politiques morales au cœur du discours de Vox
Au-delà de la rhétorique identitaire et de sa traduction au niveau des politiques migratoires ou des affaires étrangères, la religion est également pour Vox une source d’inspiration concernant les morality politics. Ces politiques « morales » ont été définies par la science politique et la sociologie politique comme les mesures développées, notamment, sur les questions des droits des femmes ou la reconnaissance de droits pour les collectifs LGBTIQ+, mais aussi dans des domaines telles que l’euthanasie, la recherche biomédicale ou l’utilisation d’embryons. Ces questions constituent ainsi des thématiques qui suscitent, dans différents pays, de forts débats politiques qui mobilisent souvent une rhétorique axée sur des positionnements moraux opposés (p. ex., la défense de la « vie » des fœtus versus les droits sexuels et reproductifs des femmes).
Comme on l’a dit plus haut, c’est la « modération » du Parti populaire à l’égard des droits civiques et sexuels approuvés pendant le gouvernement socialiste entre 2004 et 2011 qui a poussé certains cadres de la formation à se scinder et à créer un nouveau parti. Dès sa fondation, Vox est donc un récepteur de cadres et de militants provenant non seulement du PP, mais aussi des mouvements catholiques ultraconservateurs qui s’étaient fortement mobilisés contre le mariage homosexuel et l’avortement. Comme l’ont souligné plusieurs recherches, ces mouvements ont déployé une rhétorique et un répertoire d’action « séculiers » pour marquer une prise de position fondée sur des préceptes religieux (Cornejo-Valle et Blázquez-Rodríguez, 2022). Cette rhétorique séculière n’implique pas l’adhésion à un programme politique séculariste ou en faveur d’une majeure laïcisation, mais la redéfinition d’arguments religieux à partir d’idées ou de discours apparemment séculiers et dénoués de références religieuses. D’ailleurs, si la hiérarchie ecclésiastique soutient ces mobilisations, ce n’est pas elle qui les organise et en a le leadership : ce sont des militants catholiques « laïques » qui prennent la tête de ces mouvements (García Martín, 2022).
Quelques années plus tard, Vox prend le relais de cette stratégie ou, du moins, de son penchant dans le domaine de la politique partisane et parlementaire. En effet, l’extrême droite espagnole porte à nouveau ces sujets dans l’arène publique. À l’instar de ces précurseurs dans les mouvements sociaux conservateurs, Vox déploie une rhétorique axée sur des arguments séculiers. Les motivations religieuses sont rarement explicitées, bien que ces positionnements puissent être en partie motivés par ces croyances (Álvarez-Benavides et Jiménez Aguilar, 2021). Dans cette perspective, ce n’est pas la « sacralité » de la « famille » ou de la « vie » qui est mise en avant, mais le « sens commun », « la tradition » ou, encore, la défense de « l’homme courant ». Par ailleurs, dans ses documents et interventions parlementaires, Vox semble adopter un discours emprunté à certains secteurs de l’Église catholique, dénonçant alors la « culture de la mort » promue par les « élites globalistes » qui serait en train de faire tomber l’Europe dans « un hiver démographique » [5].
Vox focalise surtout ses efforts sur ces questions aux échelles nationale et régionale, où se situent les compétences des administrations sur ces matières. La rhétorique de défense de la « famille » et de la « vie » se traduit alors par des propositions concrètes, mobilisées notamment lors des négociations avec le Parti populaire dans les parlements régionaux où la droite est majoritaire. C’est ainsi que, dans la région de Castilla-y-Léon, Vox a tenté d’imposer une limite à l’avortement dans les hôpitaux de ce territoire, tandis qu’à Murcia le parti a réussi à instaurer une autorisation parentale pour l’assistance des mineurs à toute activité organisée dans les établissements scolaires portant sur les droits LGTBIQ+ ou la santé sexuelle et reproductive. À l’échelle européenne, les propositions de Vox en la matière sont plutôt d’ordre symbolique. De manière significative, dans le programme des élections de 2019 le parti prônait la défense de la « famille » comme une valeur européenne, précisant qu’il fallait respecter la « souveraineté » de chaque état membre de l’UE pour décider et légiférer sur ces questions. Par ailleurs, cette déclaration est une manière d’exprimer son soutien aux gouvernements ultra-conservateurs de la Pologne et de la Hongrie ainsi qu’à leurs politiques à l’encontre de l’avortement et des collectifs LGTBIQ+. Ce n’est donc pas un hasard qu’après les élections de 2019 Vox ait intégré le groupe de l’Europe des conservateurs et réformistes (ECR), rejoignant ainsi les députés polonais de Loi et Justice et les Hongrois du Fidez.
Conclusion
Si les recherches ethnographiques ont permis d’illustrer les ressorts de l’engagement des militants et des cadres de l’extrême droite dans différents contextes (Challier, 2021), les analyses discursives s’avèrent pertinentes pour saisir en partie l’action politique des formations populistes et nationalistes. Par ailleurs, les « nouveaux » partis d’extrême droite, ceux qui ont émergé au cours des dernières années tels que Vox en Espagne ou Chega au Portugal, méritent d’être analysés à la lumière de leurs discours et de leurs positionnements pour pouvoir les situer dans l’hétérogène famille des populismes conservateurs européens. Dans cette perspective, la mobilisation du religieux n’opère pas de la même manière au sein de ces formations. Certaines, comme les extrêmes droites nordiques et scandinaves, ne placent pas la religion comme une ressource identitaire, dénonçant uniquement l’arrivée de migrants et la visibilité de l’islam. D’autres, comme le Rassemblement national français (RN), jouent sur une ambivalence calculée, revendiquant un certain « héritage » catholique et prônant, en même temps, la défense d’une « laïcité » fermée face aux minorités religieuses. Enfin, d’autres partis se réclament sans ambiguïté d’une inspiration chrétienne, promouvant des politiques restrictives pour les droits des femmes et les collectifs LGTBIQ+ comme dans les cas polonais et hongrois mentionnés auparavant.
En Espagne, Vox se situe plutôt aux côtés de ce troisième pôle idéal-typique (qui a pourtant sa traduction pratique dans le groupe des « conservateurs et réformateurs », ECR). Comme le montrent les différents exemples mentionnés ci-dessous, la mobilisation du religieux s’articule notamment autour de deux dimensions : en tant que ressource identitaire, et en tant que vecteur d’inspiration pour les politiques « morales ». Si, dans ces deux dimensions, le religieux est mobilisé à travers une rhétorique séculière, il est important de souligner que Vox ne remet pas en question l’essentiel du cadre espagnol de régulation des cultes [6] et ne propose pas d’avancer vers une majeure laïcisation de la vie civique et politique. Au contraire, il défend le maintien du concordat entre l’État espagnol et le Vatican [7] et la plupart des privilèges économiques et symboliques que, en raison de celui-ci, sont accordés à l’Église Catholique : financement public via les impôts, cours de religion dans les écoles, etc.
Si la combinaison de cette rhétorique avec la défense du concordat peut sembler paradoxale, il s’inscrit dans une société de plus en plus sécularisée où la religion autrefois majoritaire et hégémonique joue désormais le rôle de « l’héritage culturel » ou de la « chaîne de mémoire », pour reprendre les mots de la sociologue Danièle Hervieu-Léger (1993). Par ailleurs, la mobilisation discursive et symbolique de l’identité chrétienne par l’extrême droite contraste avec l’identification religieuse de ses électeurs. En effet, si la mouvance catholique ultraconservatrice agit comme un soutien actif de Vox, la majorité de ses électeurs ne se distingue guère de la moyenne espagnole au niveau de l’affiliation et la pratique religieuse [8]. Les prochaines échéances électorales et, notamment, les élections au parlement européen de juin 2024, seront l’occasion de mesurer l’empreinte de l’extrême droite dans la société et d’actualiser son analyse à l’aune de ses discours, performances et alliances avec d’autres mouvements conservateurs.