Recensé : Bastien François, La Constitution Sarkozy, Paris, Odile Jacob, 2009, 186 p.
Le cinquantième anniversaire de la Constitution a été marqué par une révision d’une ampleur jusque là inégalée puisque près de trente-cinq articles ont été modifiés par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, tandis que trois articles ont été réécrits in extenso et neuf autres ajoutés. Adoptée à une voix près, et sans que le peuple ne se prononce directement sur la question, la Constitution ainsi modifiée aurait permis, selon le président de la République, de « renforcer la légitimité des institutions de la République », les parlementaires ayant fait « le choix d’institutions plus équilibrées, d’une République exemplaire, d’une démocratie irréprochable » [1]. Il est peu dire que cette vision des choses ne fait pas l’unanimité.
Fervent partisan d’une vision renouvelée des institutions [2], Bastien François, professeur de science politique à Paris I, se livre en effet à un réquisitoire incisif dans un livre intitulé La Constitution Sarkozy. Malgré ce que laisse supposer son titre, cet ouvrage ne se présente pas comme un pamphlet politique, mais davantage comme une tentative de dénoncer, à partir d’une conception politique du droit constitutionnel [3], une certaine rhétorique révisionniste qui trouve son paroxysme chez le chef de l’exécutif.
Révision constitutionnelle et responsabilité politique
Bastien François note dans un premier temps que les trois « grands » candidats républicains (Ségolène Royal, François Bayrou et donc Nicolas Sarkozy) à l’élection présidentielle de 2007 avaient non seulement fait de la question constitutionnelle un des thèmes essentiels de leur campagne électorale, mais aussi qu’une sorte de communauté de vues avait pu se dessiner sur ce point. Ainsi, « à gauche comme à droite : le constat est quasi-unanime : dans sa forme actuelle, la Ve République a fait son temps. Dans tous les camps, le diagnostic est le même, très critique : la concentration absolue du pouvoir d’État dans la personne d’un président de la République juridiquement et politiquement irresponsable n’est plus acceptable » (p. 12). Si tous s’accordent à vouloir rénover le parlementarisme français en procédant à un rééquilibrage institutionnel au profit du Parlement, Nicolas Sarkozy désire peut-être davantage la conservation de l’éminence attachée à la fonction présidentielle. De cette conciliation impossible résulterait une réforme constitutionnelle « en trompe l’œil » (p. 24).
Tout d’abord, la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 aurait officialisé « le découplage entre l’exercice du pouvoir d’État et la responsabilité politique » (p. 28) [4], le renforcement des prérogatives du Parlement étant fallacieux. Cette machinerie institutionnelle trouverait une illustration majeure dans la révision de l’article 18 de la Constitution. En effet, en permettant au Président de prendre la parole devant le Parlement, réuni en Congrès, mais sans que sa déclaration puisse faire l’objet d’une mise en cause de sa responsabilité, l’article 18 aurait méconnu le principe même de la responsabilité politique qui est avant tout « un aménagement juridique de la contestation dans un système politique particulier, doublement marqué par le régime représentatif et par la doctrine de la séparation des pouvoirs » [5]. Dans un schéma classique, la responsabilité politique est mise en jeu, soit à l’initiative de l’exécutif par la question de confiance, soit à l’initiative des parlementaires par la motion de censure. En d’autres termes, c’est bien l’équilibre des pouvoirs qui est en jeu, celui-ci étant in fine garanti par l’arbitrage souverain du corps électoral. Mais on peut rétorquer que définir la responsabilité politique comme étant l’obligation pour les gouvernants de démissionner en cas de censure parlementaire (spontanée ou provoquée) consiste à mettre uniquement en avant un cas exceptionnel, l’ultima ratio de la responsabilité politique. Ce qui importe, c’est que les gouvernants rendent compte de l’usage de la confiance qui leur a été accordée [6].
On comprend les réserves de Bastien François à voir une logique « communicationnelle » primer sur le jeu des checks and balances propre au constitutionnalisme libéral. Deux remarques peuvent alors lui être objectées. D’une part, on sait que le discours présidentiel est par essence performatif en ce qu’il produit par lui-même des effets, exerçant de facto une fonction de régulation sociale. Cette dimension communicationnelle n’est pas inconnue des constitutionnalistes et commence à être prise au sérieux par les juridictions [7]. Il y a donc quelque paradoxe à accorder toute latitude au chef de l’État pour s’exprimer dans les mass médias et à ne pas lui reconnaître la possibilité de le faire devant la représentation nationale, le Parlement se devant d’être « à la fois la commission des revendications et le congrès des opinions de la nation – une arène où non seulement l’opinion générale de la nation, mais celle de toutes les parties du pays, et autant que possible de toutes les personnalités éminentes qu’il contient, peuvent se produire en pleine lumière et susciter la discussion » [8]. D’autre part, en l’absence de tout lien de subordination entre le chef de l’État et le Parlement, il eût été contre-productif de lier le message présidentiel à l’exercice, par exemple, d’une motion de censure. Si l’on peut regretter que ce débat se fasse hors sa présence, l’enjeu demeure bien celui de la formation du Tribunal de l’opinion publique cher à Necker ou à Jeremy Bentham. Pour le dire autrement, il ne faut pas négliger le fait que la démocratie est bien ce « gouvernement du pouvoir public en public » dont parle Norberto Bobbio [9] et que la responsabilité des gouvernants suppose un jugement public dont l’objet est de mettre « hors jeu » les mauvais gouvernants.
Quelle place pour l’opposition et les citoyens ?
Reste que le principe de discussion implique nécessairement la possibilité pour la majorité, soit de se maintenir au pouvoir, soit de devenir à son tour la minorité. La dimension procédurale et dialogique de la démocratie a donc pour objet de permettre à la minorité de devenir à son tour la majorité politique, à elle pour ce faire de mener « le procès symbolique du pouvoir » [10] devant l’opinion. En effet, l’accusation ne se joue pas uniquement au Parlement : grâce au principe de publicité, elle se situe avant tout devant ce Tribunal permanent de l’opinion publique. L’opposition exerce donc au nom de l’opinion publique et devant elle le pouvoir censorial, car ainsi que d’autres l’ont souligné, « l’opposition n’est pas destinée à empêcher le gouvernement d’agir, mais de mal agir et de le sanctionner une fois qu’il a agi » [11]. En d’autres termes, c’est la division des rôles entre la majorité et l’opposition au sein du Parlement qui donne tout son sens au Tribunal de l’opinion publique. En ce sens, la révision constitutionnelle offre des promesses qu’il lui sera difficile de ne pas tenir. En effet, en modifiant les articles 4 et 51-1, notamment en vue de contourner une jurisprudence restrictive du Conseil constitutionnel, le constituant semble saisir combien protéger la minorité parlementaire revient à garantir le pluralisme politique et à permettre à l’opinion publique d’exercer sa fonction censoriale. Reste que de nombreuses incertitudes demeurent : Bastien François insiste à raison sur l’absence explicite de définition constitutionnelle de l’opposition et sur la nécessité de lui confier un véritable droit d’initiative sur les différentes procédures de contrôle (possibilité de créer des commissions d’enquête parlementaires, audition de ministres et de responsables administratifs de la conduite des politiques publiques, saisine de la Cour des comptes notamment).
Ensuite, et peut-être surtout, Bastien François regrette les faibles avancées en matière de participation politique. Il est vrai que si la Constitution est un acte de défiance envers les gouvernants dont l’objet est de garantir la protection de la sphère privée par un système de séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ainsi que par une dissociation de la sphère civile et de l’État, elle se doit également d’organiser la participation du plus grand nombre en reconnaissant un droit de suffrage et des droits qui permettent à chacun de s’associer, de manifester, et de communiquer librement. De ce point de vue, on ne peut que s’accorder sur la faiblesse de la réforme constitutionnelle. Le référendum de l’article 11 demeure aux mains des parlementaires, tandis que la possibilité offerte par l’article 69 pour chaque citoyen de saisir par voie de pétition le Conseil économique, social et environnemental ressemble davantage à une lubie constitutionnelle qu’à l’exercice de nouveaux droits pour le citoyen. Reste l’organisation d’une procédure d’exception d’inconstitutionnalité qui doit permettre au citoyen de contester a posteriori la conformité d’une loi à la Constitution. Par-delà la question des modalités d’application de cette mesure [12], la critique est largement connue : introduire un tel recours reviendrait à faire peser de manière permanente sur la loi un soupçon d’inconstitutionnalité et aboutirait à l’assujettissement du Parlement au juge constitutionnel [13]. Elle renvoie alors inéluctablement au débat sur la composition du Conseil constitutionnel et sur la nature même de l’institution [14].
La Constitution et ses interprétations
Enfin, qu’il nous soit permis de nous interroger sur le titre retenu par Bastien François. En intitulant son ouvrage La Constitution Sarkozy, l’auteur surdétermine – de façon volontairement polémique – le rôle joué par le président de la République dans la révision constitutionnelle et sous-estime les effets qu’une telle doxa est amenée à produire. D’un point de vue institutionnel, cette qualification est en effet partiellement exacte. Si le Président a incontestablement orienté les débats constitutionnels, il est par exemple des dispositions qui ont été adoptées dans des termes ne correspondant par à la volonté présidentielle, telle la procédure des résolutions parlementaires prévue par l’article 34-1 ou le droit de message pourtant si décrié. Dans le même sens, alors que Nicolas Sarkozy avait motivé la réforme constitutionnelle par l’idée qu’il était nécessaire d’adapter le droit au fait et donc de consacrer la prééminence du président de la République sur le Premier ministre, le pouvoir constituant dérivé n’a pas souhaité modifier la répartition des prérogatives opérée par les articles 5, 20 et 21 de la Constitution.
D’une manière générale, sauf à analyser la procédure de révision constitutionnelle sous le seul prisme du fait majoritaire – et donc du Prince en l’espèce –, il est difficile de ne pas considérer que toute constitution est la résultante d’une série de compromis. En assimilant abusivement le Constituant au chef de l’exécutif, on vient à confondre juridiquement l’auteur du texte et l’un de ses rédacteurs, au risque de tomber dans les travers que l’on souhaite dénoncer. D’ailleurs, Bastien François souligne fort à propos que les principales dispositions de la Constitution ainsi révisées nécessitent l’adoption de textes d’application – le plus souvent des lois organiques – et qu’il faudra donc encore attendre avant de connaître précisément la portée de tel ou tel article. Appréhendée sous l’angle du fait majoritaire, l’auteur a beau jeu d’insister sur le chèque en blanc ainsi donné à l’exécutif alors même que la procédure de révision suppose une majorité qualifiée des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Mais lorsque Bastien François affirme que « la majorité parlementaire pourra très bien ne pas modifier son règlement pour accorder des droits nouveaux à l’opposition et, si elle le faisait, elle serait en tous cas souveraine pour définir la portée de ces droits » (p. 56), il néglige la soumission obligatoire au juge constitutionnel des lois organiques et des règlements des assemblées. Or, en n’hésitant pas à rappeler par ailleurs combien le Conseil constitutionnel a profondément modifié le jeu démocratique en s’affirmant comme l’organe réflexif assurant la promotion de la délibération au sein du processus politique [15], on peut pointer ici une forme de contradiction dans la démonstration de l’auteur.
En outre, choisir d’appréhender la révision du 23 juillet 2008 sous le seul angle de la personnalisation du pouvoir néglige les apports de la théorie générale du droit en la matière. En effet, on sait que toute constitution, matériellement, n’est rien d’autre qu’un ensemble de mots. Or ce n’est jamais dans le texte des énoncés que peut se lire l’intention effectivement nourrie par l’interlocuteur. Pour le dire autrement, toute constitution est un texte indéterminé puisque les textes n’acquièrent leur sens que parce qu’ils sont interprétés par ceux qui doivent en faire application. On pourrait rétorquer que les acteurs du système juridique doivent respecter la volonté du Constituant, et en premier lieu celle du « Père » de la Constitution. Bien connu des constitutionnalistes, ce dilemme interprétatif ne résiste pas à l’analyse. Du choix de George Washington de ne pas se représenter en 1796 à la présidence américaine au terme de deux mandats, contredisant explicitement l’intention des Pères fondateurs qui considéraient que le Président serait et devait être réélu tant que la Nation l’estime digne de confiance (Fédéraliste, n° 68), à la célèbre décision du Conseil constitutionnel n°82-143 DC du 30 juillet 1982 Blocage des prix et des revenus qui avait énoncé que « la Constitution n’a pas entendu frapper d’inconstitutionnalité une disposition de nature règlementaire contenue dans une loi », et ce alors même que Michel Debré avait fait des articles 34 et 37 alinéa 1 le socle d’un renforcement de l’exécutif [16], l’histoire constitutionnelle regorge d’exemples où l’intention des rédacteurs de la Constitution a pu être contournée par une interprétation constitutionnelle divergente. Il n’existe en effet pas de signification objective susceptible d’être connue, fût-elle l’intention du Constituant. L’interprétation n’est jamais un acte de connaissance en ce qu’elle réside précisément dans la détermination et dans le choix des diverses significations possibles d’un même énoncé, même lorsque celui-ci semble particulièrement clair. Ainsi, force est de considérer que le droit est un ensemble de normes, mais que celles-ci n’acquièrent leur statut de normes qu’une fois interprétées par un acteur du système juridique. La Constitution, aussi symbolique soit-elle, demeure bien de ce point de vue une norme comme les autres. Finalement, sans doute est-il salutaire de se remémorer les propos du Chief Justice Holmes selon lesquels « confrontés à des mots qui sont également des actes constituants, comme la Constitution des États-Unis, on doit être conscient qu’ils ont donné vie à un être dont l’épanouissement ne pouvait être intégralement prévu par le plus doué de ses géniteurs » [17].