Recensé : Pierre Vesperini : Droiture et mélancolie. Sur les Écrits de Marc-Aurèle, Éditions Verdier, 2016, 186 p., 15 €.
Marc Aurèle – l’ « empereur philosophe » – est aujourd’hui une figure assez familière de la culture occidentale, y compris chez les politiques qui le citent ou s’en réclament (tel Bill Clinton, p. 162). Les écrits de celui qui fut empereur romain de 161 à 180, publiés pour la première fois en 1559, sont aujourd’hui traduits dans de nombreuses langues et dans de nombreuses éditions de poche. Ils sont davantage lus que le Manuel d’Épictète ou les traités de Sénèque [1], et les études et commentaires sur ses écrits se multiplient chez les philosophes et les historiens de la philosophie, pour qui il apparaît incontestablement comme un philosophe stoïcien.
P. Vesperini se propose de déconstruire cette image consensuelle de Marc Aurèle – le philosophe, le stoïcien, l’humaniste – et de ses écrits – des méditations philosophiques. En posant que Marc Aurèle n’est pas un philosophe, que ses écrits ne sont nullement des méditations, ou encore qu’il n’est pas un stoïcien, P. Vesperini pourrait alors passer pour l’un de ces « amoureux du paradoxe » que fustige P. Hadot [2]. Mais c’est pourtant de manière subtile et argumentée que l’auteur essaie de montrer en quoi Marc Aurèle ne peut pas être considéré à juste titre comme un philosophe au sens moderne ni au sens antique du terme, alors même qu’il a bel et bien recherché et obtenu le qualificatif de philosophos.
Philosophe ou « philosophe » ?
En quel sens Marc Aurèle peut-il à juste titre être qualifié de philosophos, sans que l’on puisse s’autoriser à faire de lui un philosophe ni un stoïcien ? Ce paradoxe sert de fil rouge à l’ouvrage. C’est à son explication qu’est consacrée la plus conséquente – qui est aussi la plus originale – partie de l’ouvrage. C’est également l’occasion pour l’auteur de mobiliser des thèmes qui lui sont chers, à savoir celui des usages de la philosophia à Rome [3], un monde où les philosophes ne sont pas les seuls à pratiquer la philosophia, où ils n’ont pas non plus « le monopole de l’enseignement éthique » (p. 57). C’est seulement, si l’on peut dire, « en empereur » et « en aristocrate » que Marc Aurèle aurait pratiqué la philosophia.
Chez lui comme chez tant d’autres jeunes Romains, la philosophia et son savoir encyclopédique furent d’abord une passion d’adolescence, qu’il ne perdit jamais. Comme d’autres romains de l’Empire, il trouva aussi dans ses discours éthiques, des remèdes contre les affects qui risquaient de lui faire perdre son rang […]. (p. 169-170)
Et sans doute faudrait-il ajouter que la philosophia était également « un élément incontournable de la figure du Prince » (p. 170), ce qui n’était pas de moindre importance dans une culture fondée sur l’exemplarité. Si Marc Aurèle fait consigner par un scribe un certain nombre de réflexions philosophiques, c’est dans le cadre d’une « orthopraxie », c’est-à-dire une transformation de l’âme grâce aux discours philosophiques (logoi), pratique dont P. Vesperini nous dit à juste titre qu’elle était extrêmement courante dans le monde romain [4]. Ce fut une orthopraxie réussie dans le cas de Marc Aurèle puisqu’il obtint précisément pour la postérité le qualificatif de philosophos [5]. Marc Aurèle utiliserait donc les logoi des philosophes, leurs maximes, leurs sentences, de façon tout à fait « instrumentale » afin de se conduire avec vertu et conformément à son état, autrement dit « se gouverner soi-même pour pouvoir gouverner les autres » (p. 26). Et si les stoïciens ont sa préférence (c’est le moins qu’on puisse dire), s’il « incline » (p. 27-28) vers eux, il ne fait pas de leur philosophie un objet de foi ou même d’adhésion qui l’empêcherait de citer aussi les Tragiques, Platon ou même les épicuriens qui voient parfois leur cosmologie mise sur le même plan que celle des stoïciens.
Loin d’être le chantre d’une « grande alternative » (p. 33) entre le Jardin et le Portique, c’est l’indifférence des options philosophiques particulières en matière de cosmologie que Marc Aurèle souligne quand il s’agit de se conduire avec vertu, notamment face à la mort [6]. Et l’auteur de conclure que « vivre en Romain, en citoyen, en mâle, en homme, en empereur », c’est bel et bien « rester droit » et que « cela ne signifie pas vivre en philosophe stoïcien, mener le mode de vie stoïcien » (p. 26). Mais vivre en stoïcien, cela ne consiste-t-il précisément pas à bien jouer son rôle, son rôle d’homme, qui implique de se comporter toujours avec vertu, et le rôle particulier que nous a assigné la Fortune, à en être content, que ce soit celui de roi ou de mendiant, d’homme ou de femme, et à bien le jouer en fonction des circonstances [7] ? Si Marc Aurèle n’est pas un professeur de philosophie stoïcienne comme pouvaient l’être Musonius Rufus, le maître d’Épictète, ou Épictète lui-même – c’est évident – il n’en demeure pas moins qu’il entend vivre conformément à des principes stoïciens, ce qui est bien plus « stoïcien » que de proférer des dogmes, énoncer des principes ou des discours sur le monde et sur la manière d’agir sans les appliquer, comme le font les apprentis philosophes que critique Épictète en les traitant de « faux baptisés » [8].
D’autre part, les stoïciens eux-mêmes ne font pas de leurs dogmes les principes d’une foi aveugle. En témoignent les aménagements qu’a subis la doctrine au fil du temps. En témoignent également les nombreuses références que les philosophes stoïciens patentés font eux-mêmes aux Tragiques, à Platon et même à Épicure, comme Sénèque qui affirme avoir « coutume de passer dans le camp adverse non comme transfuge mais comme éclaireur » [9], et que cite pourtant l’auteur. Enfin même si Marc Aurèle n’a pas voulu « modifier la doctrine » du Portique, « en tant que philosophe », il n’en demeure pas moins que ses écrits produisent quelque chose de neuf en termes conceptuels, ce qui, nous semble-t-il, est la marque d’un « philosophe » au sens moderne du terme.
Aussi peut-être est-ce la distinction entre « le philosophe professionnel » et ceux qui pratiquent la philosophia qui est en définitive trop rigide, car elle exclut du titre de « philosophe » tous ceux qui n’enseignent pas, ne se proclament pas tels ou ne se réclament pas explicitement d’une doctrine à l’exclusion de toute autre, quand bien même ils en appliqueraient scrupuleusement les principes et en adopteraient l’esprit – autrement dit nombre de ceux qui vivent en philosophe sans forfanterie, de ceux qui écrivent sur les principes de l’action et de l’ordre du monde sans choisir de rendre leurs écrits publics et sans renoncer à une forme d’intelligence à l’égard des doctrines adverses. Établir que Marc Aurèle n’est pas un philosophe professionnel « encarté » au Portique est effectivement salutaire, rappeler que la philosophia n’est pas l’apanage des professionnels est également nécessaire. En ce sens, P. Vesperini mène à bien un projet d’histoire et de philosophie anthropologiques qui entend rendre justice à la spécificité de l’objet étudié. Il n’en demeure pas moins que les écrits de tel ou tel, empereur ou simple particulier, peuvent être considérés par la postérité comme « philosophiques » au sens que l’on a dit et qu’il n’est pas inintéressant d’apprécier les infléchissements que, de fait, Marc Aurèle impose aux dogmes stoïciens, ou comment, si l’on veut, il se réapproprie des logoi particuliers – la question de savoir s’il est ou non un philosophe professionnel passant alors au second plan.
La chasse aux anachronismes
Cette perspective prise sur les écrits de Marc Aurèle est l’occasion pour P. Vesperini de réaffirmer la spécificité de certaines catégories antiques (la vérité, l’âme, le lien indissoluble de l’éthique et de l’esthétique) et, réciproquement, l’anachronisme de certaines de nos catégories (le sujet, la personne humaine et sa dignité).
On fait de Marc Aurèle un homme qui « recherche la vérité », et lui-même l’affirme, mais il faut bien comprendre que cette vérité renvoie au uerum romain qui ne distingue pas entre « vérité » et « justice ». Cette vérité ne renvoie pas à la véracité d’une doctrine à laquelle il s’agirait d’adhérer de toute sa foi. Et atteindre la vérité implique de la part du sujet une véritable transformation de soi. On retrouve dans ces pages nombre d’échos foucaldiens, bien que l’auteur entende très souvent se démarquer de Foucault, de façon virulente parfois.
On traduit souvent le recueil par « pensées pour moi-même ». Mais qu’est-ce que le « soi » pour Marc Aurèle et pour ses contemporains ? Le « moi » ou le « soi » ne fait nullement référence à une individualité constituée comme « sujet » ou à une intériorité psychologique. Il serait anachronique de distinguer entre un soi extérieur, social, et un « moi profond ». Enfin, le soi est éminemment social (p. 51-57). Mais cette réflexion sur le « soi » est surtout l’occasion pour l’auteur de prendre le contrepied de la lecture que Foucault propose de Marc Aurèle à partir du commentaire d’une lettre à Fronton, de sa lecture des Anciens en général et, en définitive, de sa démarche philosophique. Foucault aurait abandonné la belle initiative d’une archéologie des savoirs au profit d’une philosophie de l’histoire à la tonalité très hégélienne. C’est dans une telle perspective que s’inscrirait l’histoire de la subjectivité qui le conduirait à rechercher chez les Anciens les traces d’un « processus de subjectivation » et à faire jouer à Marc Aurèle un rôle crucial en la matière – autant d’éléments que conteste fermement P. Vesperini en affirmant qu’ « on ne peut pas lire dans les logoi de Marc Aurèle la trace d’un processus de subjectivation, comme le fait Michel Foucault » (p. 46). Que Foucault ne connaisse pas le grec, que ses traductions soient parfois très loin du texte et qu’il ne procède pas en historien de la philosophie ou en philologue, c’est indéniable. Mais n’est-ce pas un mauvais procès que de lui reprocher de lire chez les philosophes du monde gréco-romain un infléchissement significatif du rapport à soi que constate également F. Ildefonse [10] qui n’est malheureusement pas citée et à qui l’on ne saurait reprocher de ne pas respecter les règles de la philologie ? N’est-ce pas faire un mauvais procès à Foucault que de lui reprocher d’identifier le « soi-même » des Pensées à un proto-sujet et de lui attribuer par conséquent une conception anhistorique du sujet [11] contre laquelle, précisément, il s’élève, lui qui insiste au moins autant sur la spécificité des éthiques antiques par rapport à la morale chrétienne ?
Quant à l’âme à laquelle il est fait si souvent référence, P. Vesperini affirme qu’elle n’est pas, dans le monde gréco-romain ni chez Marc-Aurèle, une réalité purement spirituelle mais un principe de vie, et qu’elle renvoie moins à l’esprit par opposition au corps, qu’au visage par rapport au reste du corps, puisque c’est sur le visage que se lit l’état de l’âme. Il reste que c’est l’ensemble de l’individu qu’il s’agit de transformer afin de parvenir à cet équilibre ou aequanimitas que les Grecs nommaient euthymia et qui apparaît chez les philosophes hellénistiques comme une absence de troubles (ataraxia) qu’illustre le calme de la mer après la tempête. Cette transformation de l’âme par les logoi, ou orthopraxie, s’exprime tout à la fois dans les traits du visage et dans le maintien du corps au moins autant que dans l’action. Il faut dès lors comprendre littéralement l’assimilation de la philosophie avec une médecine, eu égard aux effets de l’orthopraxie sur le corps.
La vie, mode d’emploi
Affirmer que Marc Aurèle fait usage des logoi stoïciens conduit en outre l’auteur à aborder les modalités de cet usage, le « mode d’emploi » [12] de ces discours (« comment les logoi opèrent sur l’âme et ses affects ? » p. 116), souhaitant reprendre à nouveaux frais un terrain cher à P. Hadot [13] et M. Foucault [14] qui parlent respectivement, d’ « exercices spirituels » et de « techniques de soi ».
Cela implique de comprendre que les « pensées sont des images » (p. 78-81), ce qui renvoie bel et bien à l’idée, toute stoïcienne, de « représentation », et à son correspondant rhétorique l’ekphrasis, utilisée par les stoïciens et qui fera florès avec la Seconde Sophistique. On regrette à cet égard que ne soient pas cités dans ces pages les travaux de J. Dross sur le rôle des images verbales dans les pratiques de transformation de soi et dans des stratégies de gouvernement [15].
Cela implique également de déterminer le point où doit porter l’effort, ce qui est l’occasion, pour l’auteur, de dresser un portrait de l’empereur (p. 82-116), soumis aux affects de la commune humanité (douleur, peur de la mort) aussi bien qu’aux affects propres à un empereur ancré dans la culture romaine (le désir de gloire, la peur des complots), à quoi il faut ajouter une complexion colérique et mélancolique, et un désir très prononcé de « loisir à la grecque » auquel renvoie l’otium latin si cher aussi à Sénèque [16].
L’important est d’avoir toujours « sous la main » [17] les principes essentiels à une bonne conduite. Or, cela implique de les « ranimer » grâce à un certain nombre de procédés rhétoriques d’une part et, d’autre part d’éradiquer les représentations contraires grâce à des procédures de dévaluation systématiques. La consignation, par écrit, de ces formules joue également un rôle extrêmement important qu’avaient déjà souligné A. Giavatto dans son étude sur Marc Aurèle [18], absent lui aussi de la bibliographie, et Foucault, dans le cadre de son analyse des « pratiques de subjectivation » [19].
Mais c’est, in fine, dans un épilogue très érudit et tout à fait passionnant, un autre aspect de la postérité de Marc Aurèle que P. Vesperini démystifie : le Marc Aurèle « humaniste » dont se réclame nombre de politiques. Certains, nous rappelle-t-il, ont fait de Marc Aurèle un féministe (W. Eck), un intellectuel au pouvoir comparable à Václav Havel (P. Hadot), ou encore un défenseur de la « dignité de la personne humaine » (sic). Un regard un peu plus précis montre plutôt un conservatisme juridique à l’égard des lois contre l’adultère au détriment des femmes, une absence de mesure pour protéger les esclaves de la toute-puissance de leur maître, voire l’invalidation de plusieurs affranchissements. Et si l’empereur dédaignait les spectacles de gladiateurs, c’est parce qu’il s’y ennuyait plutôt que par « humanisme ». Ces dernières pages, très vives, viennent clore un essai brillant. Si l’auteur affirme n’avoir « aucun intérêt existentiel à la validité [des] thèses » (p. 12) défendues dans les logoi dont use Marc Aurèle, il n’en est pas de même de sa foi dans une certaine manière d’étudier les mondes antiques – le souci d’ancrer toujours sa réflexion dans l’époque étudiée sans la travestir et sans lui appliquer nos propres catégories de pensée – dont on ne peut que se réjouir et qu’il exprime en ces termes :
[Ce serait] une faute, presque une injustice, […] d’interpréter les actes et les pensées des hommes de l’Antiquité à partir de conceptions qui ne leur étaient rien. La première chose qu’on leur doit, c’est de parler leur langue, pas la nôtre, […] de rendre compte de leur vie à partir de leurs propres catégories, de leurs propres façons de penser. (p. 12)