Recensé : Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et dans la société, Paris, Flammarion, « Bibliothèque des Savoirs », traduit et présenté par Bernard Chavance, 2011, XIX + 420 p., 26 €.
Avec la publication de ses Essais il y a quelques années, le lecteur français dispose désormais d’un honnête panorama de l’œuvre de Karl Polanyi. Il était temps : si La Grande Transformation accusait un retard à la traduction de près de quarante ans, on peut en compter plus de trente pour La Subsistance de l’homme (The Livelihood of Man), ouvrage inachevé et publié à titre posthume en 1977 par son collègue Harry Pearson. On doit donc rendre hommage à l’économiste Bernard Chavance d’avoir pris le soin de traduire et présenter cet ouvrage important d’une des figures les plus marquantes des sciences sociales au XXe siècle. Une certaine sécheresse de style, qui contraste avec la vigueur de La Grande Transformation, ne contrarie guère une ambition rare, grevée cependant par le caractère décousu d’un texte composé à partir de diverses contributions. Quand La Grande Transformation entendait dévoiler les origines de la crise politique mondiale des années 1930, La Subsistance de l’homme « veut partir de l’histoire économique universelle pour repenser le problème des moyens de subsistance de l’homme » (p. 11). Polanyi entend, ni plus ni moins, refondre les concepts de commerce, de monnaie ou d’institutions de marché pour leur conférer une portée anthropologique universelle et les rendre applicables à tout type de société. On mesure que les prétentions polanyiennes ne sont pas revues à la baisse ; elles embrassent tout à la fois l’histoire, l’économie et l’anthropologie, et le disputent à celles de Max Weber en matière d’« histoire économique universelle ».
Polanyi fait ainsi retour vers les économies archaïques et antiques, tirant profit des travaux collectifs qu’il a dirigés (Trade and Market in the Early Empire, 1957 ; Dahomey and the Slave Trade, 1966). Alors que La Grande Transformation étudiait le processus de désencastrement de l’économique par rapport au social entre le XVIIIe et le XXe siècle (par lequel la société s’est retrouvée dominée par le marché), La Subsistance de l’homme se focalise sur les économies les plus « encastrées » qui soient, subordonnées à d’autres impératifs que la recherche du profit, tels que des motifs non économiques tenant à la religion, l’honneur, la puissance politique de la cité, etc. Ses thèses connaîtront un vaste écho, notamment en ce qui concerne la Grèce antique (chez Moses Finley, par exemple) ; elles susciteront aussi de nombreuses critiques, estimant que Polanyi a un peu trop tordu le bâton dans son sens. Le mieux est de se reporter directement au texte pour prendre la mesure de l’élaboration conceptuelle de l’auteur (première partie), et la validité de ses catégories appliquées aux sociétés antiques (seconde partie).
Vers une économie générale, contre le « sophisme économiste »
Cet ouvrage peut se lire comme une réalisation, certes inachevée, du programme méthodologique de l’économie substantiviste, opposée à l’économie formelle fondée sur le modèle de l’homo œconomicus. L’approche de Polanyi se concentre sur l’ensemble des besoins matériels de l’homme (sa « subsistance »), et redéfinit l’économie comme procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement. L’économie substantiviste considère l’histoire économique non pas comme celle de l’appât du gain et de ses diverses formes prises dans l’histoire, le grand récit du développement de cette tendance à l’échange qu’Adam Smith prétendait naturelle : mais comme celle de l’aménagement social et politique des besoins humains, de la détermination institutionnelle de l’allocation des ressources et de la division du travail – soit de la place de l’économie dans la société, place qui ne fut rien moins qu’autonome jusqu’à une date récente.
C’est pourquoi le livre emprunte résolument la voie d’une histoire quasi archéologique, proche de l’anthropologie, qui puise à diverses sources : la Bible, Hésiode, Hérodote, Aristote, Platon, Xénophon, Plutarque… Et bien entendu l’historiographie de son temps, avec qui il engage un dialogue critique (en particulier Mikhaïl Rostovtzeff, plus encore que Weber). Cette histoire économique, par son antiévolutionnisme, s’écarte des paradigmes aussi bien libéral que marxiste, victimes du « sophisme économique » qui assimile « l’économie en général à sa forme de marché », et par rétroprojection voit du capitalisme, fût-il embryonnaire, là où il n’y a que de l’économie enchâssée dans le social et le politique. La célèbre problématique du désencastrement est précisément faite pour déjouer ledit sophisme, et dénaturaliser la société de marché. Retrempée dans l’anthropologie et ses vertus de décentrement, l’histoire polanyienne permet de nous délivrer des ornières de « notre mentalité de marché » pour mieux identifier la spécificité des économies non capitalistes, non orientées vers la maximisation du profit, en particulier dans les sociétés archaïques et antiques (qui constituent le principal objet de l’ouvrage).
La tentation téléologique de faire de l’économie de marché « le but naturel de quelque trois mille ans de développement occidental » est certes presque « irrésistible », avoue Polanyi. Rien n’est cependant plus faux, car l’économie de marché est le produit non pas d’un développement tendanciel à partir de débuts timides et modestes, « mais plutôt de la convergence de processus initialement distincts et indépendants » (p. 199) que seule une analyse des institutions qui en furent la condition permettra d’éclairer (p. 200). L’approche substantialiste relève donc d’une économie générale (pour reprendre une expression chère à Georges Bataille), à l’échelle de l’histoire de l’homme et de la terre. Le commerce, du point de vue substantiviste, est une méthode relativement pacifique d’acquérir des biens que l’on ne trouve pas sur place : il existait avant le capitalisme et ne présuppose pas nécessairement le marché libre, comme en témoignent les deux autres formes de commerce non marchands identifiés par Polanyi : commerces de réciprocité (don), de redistribution (proche de notre planification administrative) – l’un comme l’autre n’impliquant ni motivations par l’intérêt personnel ni liberté des prix. Cette distinction contre-intuitive entre commerce et marché inspire encore aujourd’hui des travaux sur l’Europe médiévale et moderne [1]. « Nous pourrions dire que le commerce et la monnaie nous ont accompagné depuis toujours. Mais ce n’est pas le cas du marché, qui représente un développement bien ultérieur », conclut Polanyi (p. 198).
Les marchands de l’Antiquité, ainsi, ne ressemblent guère à la « classe moyenne commerciale du XIXe siècle » (p. 146). Au contraire, les premiers appartenaient soit à la classe supérieure (liée à la direction du gouvernement), soit à la classe inférieure (dépendante du travail manuel pour assurer sa subsistance). Les pages passionnantes consacrées à l’agora athénienne sont ainsi particulièrement instructives, quoique en partie dépassées ou amendées par les recherches historiques ultérieures : couramment vue comme un lieu de discussion publique, elle consistait avant tout en un marché alimentaire où les prix se fixaient en fonction de conventions traditionnelles et sous la surveillance des magistrats, indépendamment du commerce extérieur et ce malgré la proximité du Pirée. L’agora se trouvait « au service des gens du commun », peu connecté au commerce international et nullement intégré dans un système de prix libres. « Le commerce de marché et l’agora étaient purement internes à la polis, délimitée par ses frontières physiques et politiques. (…) La responsabilité de la cité pour la subsistance de ses citoyens était un principe constant de l’économie citadine grecque » (p. 254).
Institution de marché, l’agora le devint au terme d’une lutte proprement politique : en favorisant la pratique du marché et en rétribuant quelque peu les citoyens qui rendaient ce service, Périclès contrariait les entreprises clientélistes du clan aristocratique opposé emmenés par Cimon, qui pratiquait l’hospitalité politique dans son domaine privé, autour de grandes tablées gracieusement offertes. L’agora apparaît ainsi comme une condition économique de l’indépendance civique et de la démocratie, car elle a contribué à arracher les citoyens des filets du système de corruption mis en place par les riches citoyens. C’est ainsi que l’oikos domanial (Cimon) fut politiquement supplanté par la polis démocratique (Périclès), dont la pièce la plus fameuse – l’agora – fut une authentique institution de marché enchâssée dans la politique.
Capitalisme antique, capitalisme moderne
La conclusion de ce livre inachevée prend à bras-le-corps la question posée par Max Weber : « L’Antiquité connaît-elle l’économie capitaliste, à un degré qui soit significatif du point de vue de l’histoire de la civilisation ? » [2]. La réponse de Polanyi est sans détour : il y a discontinuité historique forte entre l’économie antique (qui comprend bien une réalité marchande) et le capitalisme moderne, et cette discontinuité est plus radicalement affirmée que chez Weber même, qui parlait de « capitalisme antique » (centré sur la rente et l’exploitation privée de rapports de domination politique). Polanyi préfère quant à lui réserver le terme au seul « capitalisme libéral », entrepreneurial et rationnel, qui s’est imposé après le XVIIIe siècle et la Révolution industrielle, alors que, sous l’Antiquité, « le commerce était principalement organisé par des moyens politiques, on se procurait de la monnaie en profitant de façon avisée des occasions fournies par la guerre et la politique (…) » (p. 372). Il prend donc au sérieux les déclarations anti-chrématistiques d’Aristote dans La Politique, où il mettait en garde contre l’usage spéculatif de la monnaie.
Bizarrement, cette insistance sur la singularité du capitalisme marchand, qui va de pair avec la mise en évidence de la spécificité des formes anciennes ou alternatives d’économie a fait accuser Polanyi (mais aussi Weber) d’ethnocentrisme, aveugles qu’ils auraient été à l’aptitude des Anciens ou des Orientaux au capitalisme marchand. C’est la critique, mi-historique mi-politique, et parfois violemment formulée, qu’on peut trouver chez Jack Goody, dans un ouvrage au demeurant passionnant [3]. Weber et Polanyi, idéologues de l’exceptionnalisme occidental ? Pour le premier, on est parfois tenté de se poser la question, sans mettre en doute pour autant son immense apport à l’histoire et la sociologie économiques. Pour le second, la critique paraît étrange : on lui doit davantage un radical décentrement temporel et anthropologique, qu’une quelconque arrogance occidentale. Mais il est vrai qu’il n’aurait probablement pas partagé la croyance de Goody dans l’unité foncière des civilisations.
Il n’a pas échappé à Polanyi que l’Antiquité a connu certaines formes de prix de marché, voire de « capitalisme », terme qu’il entoure de prudents guillemets et resitue simplement dans les strictes limites sociales du temps, soulignant qu’Athènes (par exemple) subordonnait sa production céréalière à des objectifs politiques. Depuis, l’historiographie a mis en avant la qualité de « cités marchandes » des unités politiques grecques, et le rôle du marché international dans la formation des prix des céréales, sans pour autant étayer l’existence d’un marché autorégulateur et intégrateur [4]. Mais, et c’est ce que J. Goody n’a pas vu, l’enquête dans La Subsistance de l’homme concerne aussi les origines du mécanisme de marché : quand, où et comment le commerce se lie aux marchés, comment le marché devient le vecteur de « mouvement commerciaux » pour donner le « commerce de marché » et les « marchés faiseurs de prix » autorégulés ? Polanyi croit en trouver les éléments précisément là où le capitalisme libéral n’existait pas comme tel : par exemple, dans l’avènement d’un « marché faiseur de prix sous stricte surveillance administrative » (p. 362), sous le règne d’Alexandre le Grand et la supervision de la capitale politique de l’empire. Et pourtant, la présence de ces éléments de marché n’a pas fait système, et Polanyi d’avouer que leurs origines sont obscures, « bien que les marchés ne soient pas aussi anciens que l’humanité et qu’ils aient des origines déterminées dans l’histoire humaine. » (p. 198). À ce titre, La Subsistance de l’homme n’a pas la vertu généalogique qui faisait tout le sel de La Grande Transformation, et s’intéresse davantage aux formes d’encastrement qu’au processus de désencastrement, c’est-à-dire d’autonomisation de l’économie – qui est tout autant sa redéfinition dans son sens « formel » qui domine notre époque aujourd’hui.
Faisons un pas de plus : si l’on admet que le capitalisme n’a rien de naturel, alors le commerce n’est pas, pas même « tendanciellement », équivalent au « marché ». Voir du capitalisme à Athènes ou Babylone, c’est peut-être s’aveugler et projeter – sans le savoir ni le vouloir – l’« obsolète mentalité de marché » dans des sociétés qui ne la connaissaient pas. C’est risquer de ratifier la croyance dans l’éternité et l’universalité du capitalisme, dont l’histoire serait celle d’un développement tendanciel plus ou moins contrarié, ou favorisé, selon les périodes et les sociétés. Par exemple, Goody estime que les deux grandes significations du marché – comme espace ou place du marché, comme principe ou mécanisme autorégulateur d’offre-demande-prix – ne vont pas l’une sans l’autre. La chose paraît historiquement douteuse et, pour le coup, rétrospective. Polanyi prend bien soin de distinguer les deux, non sans quelque raison, car le « mécanisme d’offre-demande-prix » n’a pas d’attache spécifique à un lieu précis et n’est pas restreint à la vente au détail de la nourriture. Il s’agit d’un processus de déterritorialisation qui permet précisément d’embrasser le reste de la société et de décloisonner les marchés locaux. Ce schème d’analyse historique a une portée certaine, notamment dans l’économie d’Ancien Régime, les marchés (locaux, fragmentés, surveillés par la « police » du roi) s’opposent, au nom du juste prix, au principe de marché – pour reprendre la distinction élaborée par Steven L. Kaplan [5]. Il y a de multiples marchés sous l’Ancien Régime, mais pas d’économie de marché, pas de système de prix « libres », et encore moins d’intégration achevée entre commerce extérieur (où le capitalisme marchand s’avérait fort dynamique) et commerce intérieur – ce qui ne signifie pas absence de lien entre les deux.
Reste que ces sociétés qui pratiquent le commerce mais ne connaissent pas le marché ou les éléments de marché » semblent, dans certaines analyses de Polanyi, agir contre le marché, contre le risque de déstabilisation des rapports sociaux que ferait courir l’apparition d’un tel système économique. On ne parle pas ici des contre-mouvements évoqués par Polanyi dans La Grande Transformation, formés en réaction aux effets dévastateurs du marché autorégulateur au cours du XIXe siècle (mouvement ouvrier, syndicalisme etc.). De même que les Indiens Guarani (expliquait Pierre Clastres) faisaient tout ce qu’il fallait pour étouffer dans l’œuf toute autorité centralisée, la plupart des sociétés archaïques développait des techniques administratives de redistribution afin de « rendre inutile le développement des méthodes de marchés » (p. 189). La politique commerciale d’Athènes, en particulier, était précisément faite pour conjurer l’apparition de mécanismes marchands.
Ces sociétés contre le marché ne sont aujourd’hui certainement ni désirables ni aimables, pour esclavagistes qu’elles furent bien souvent – aspect guère souligné dans l’ouvrage. Mais ce qui fut réel jadis – un commerce sans marché – pourrait être bien possible aujourd’hui, dans le cadre de sociétés modernes, complexes, individualistes et technologiquement avancées. Un commerce ré-encastré dans le social, où les échanges et les prix seraient débattus démocratiquement : l’autre nom du socialisme, que Polanyi a toujours appelé de ses vœux.