À partir des données de l’Observatoire des inégalités, Louis Maurin oppose les chiffres aux discours et brosse le tableau des nombreuses inégalités – économiques, culturelles, sexuelles – qui continuent de séparer les Français.
Dossier / Classes sociales et inégalités : portrait d’une France éclatée
À propos de : L. Maurin, Déchiffrer la société française, La Découverte.
À partir des données de l’Observatoire des inégalités, Louis Maurin oppose les chiffres aux discours et brosse le tableau des nombreuses inégalités – économiques, culturelles, sexuelles – qui continuent de séparer les Français.
Dans Déchiffrer la société française, Louis Maurin, journaliste à Alternatives économiques, dresse un portrait de la société française et présente un état des lieux de ses grandes évolutions. Il s’appuie sur le travail de l’Observatoire des inégalités, qu’il dirige, et qui vise à fournir des informations et des analyses sur les inégalités depuis 2003. Le livre constituant une vaste synthèse sur la société française, nous ne rendrons pas compte ici de toutes les évolutions retracées par l’auteur. Nous chercherons moins à résumer son propos qu’à exposer sa démarche générale puis à évoquer ses analyses sur ce qui constitue sans doute le principal thème transversal de l’ouvrage : la question des inégalités.
Louis Maurin considère que de nombreux discours sur la société française sont en décalage avec la réalité sociale du pays. La concentration des pouvoirs dans la capitale, par exemple, conduirait souvent les élites à se faire des idées inexactes sur les différents milieux sociaux. L’auteur entend aussi rompre avec des approches journalistiques qui lui paraissent souvent simplificatrices, avec des analyses faisant la part trop belle à un « changement radical » et avec la nostalgie de la société d’hier. Il souhaite, avec ce livre, contribuer à une connaissance de la société française qui soit plus approfondie et davantage fondée empiriquement. Il rassemble, dans cette optique, des faits qui permettent de la « déchiffrer », de mesurer et d’analyser ses évolutions. Il réunit des données statistiques qui émanent de sources et de publications diverses (INSEE, Ministère de la Justice, Ministère de l’Intérieur, Ministère de l’Éducation nationale, Ministère des Transports, Ministère de l’Emploi, Sécurité routière, Médiamétrie etc.). Il mobilise aussi, mais de façon plus marginale, des observations sur la vie quotidienne et présente les débats auxquels donnent lieu aujourd’hui certaines questions de société.
Ce livre repose sur un important travail de synthèse. En quinze chapitres thématiques, il dresse un panorama de la société française qui aborde des aspects très divers : la population, la famille, la question des inégalités entre hommes et femmes, l’immigration, les âges de la vie, l’école, le chômage, les inégalités, les milieux sociaux, la consommation, les loisirs, l’information, le logement, le corps, l’insécurité, la politique. Les informations rassemblées sont riches et variées et l’exposé est d’une grande clarté pédagogique : chaque chapitre s’ouvre par un glossaire et se clôt par une rubrique « repères » renvoyant à des adresses de sites internet et à des références bibliographiques. On trouve aussi, au fil du texte, des précisions sur des notions d’usage courant en sciences sociales et sur des outils méthodologiques utiles à l’analyse statistique.
Pour donner une idée de la démarche de l’auteur, nous pouvons mentionner deux chapitres. Le chapitre 2, consacré aux métamorphoses de la famille, analyse successivement la multiplication des divorces, la diminution du nombre d’enfants par famille, l’accroissement des familles monoparentales et des personnes vivant seules. Le chapitre 7, intitulé « Le travail et l’ombre du chômage », décrit l’essor du secteur des services, la dégradation du marché du travail à partir du milieu des années 1970 et l’extension de la précarité. Il s’intéresse aux transformations des conditions de travail, aux effets de la loi sur les trente-cinq heures et pose la question de la place du travail dans la société d’aujourd’hui.
La question des inégalités constitue sans doute la principale ligne directrice de l’ouvrage. À de nombreuses reprises, Louis Maurin rappelle à quel point des comportements varient selon les catégories sociales. Il précise, par exemple, que le diplôme et la catégorie sociale sont déterminants pour comprendre les pratiques électorales et notamment l’abstention. Il reprend sur ce point les analyses d’Anne Muxel [1] qui montrent que « seuls 9% des titulaires d’un diplôme supérieur à bac + 2 n’ont pas voté en 2007, contre 19% des non-diplômés » et que « 10% des cadres se sont abstenus, contre deux fois plus d’ouvriers et d’employés » (p. 326). Au fil du livre, Louis Maurin met en évidence de nombreux comportements qui varient en fonction du niveau de diplôme. La durée d’écoute de la télévision, par exemple, « le principal loisir » (p. 231) des Français (« Chaque Français de 15 ans et plus regarde en moyenne la télévision plus de 3,5 heures chaque jour, selon Médiamétrie », p. 231), est très liée au niveau de diplôme : « les titulaires d’un certificat d’étude au maximum sont 26% à la regarder plus de 30 heures par semaine, contre 5% des bac+3 » (p. 233 ; l’auteur s’appuie ici sur l’enquête de l’INSEE « Participation culturelle et sportive » de 2003). De façon plus originale, Louis Maurin souligne les inégalités face aux nouvelles technologies. Elles combinent deux grands facteurs, le diplôme et l’âge : en 2007, si 82% des diplômés du supérieur disposent d’une connexion Internet à domicile, c’est le cas de 27% des non-diplômés et si 92% des 12-17 ans ont un ordinateur, 83% des 70 ans et plus n’en possèdent pas (p. 229). L’auteur précise d’ailleurs que la moitié de la population n’a pas accès à Internet.
L’auteur s’intéresse également aux inégalités entre hommes et femmes. Il explique que si les filles peuvent avoir de meilleurs résultats que les garçons au brevet et au baccalauréat, elles se dirigent davantage vers des filières qui conduisent à des emplois moins bien rémunérés. Sur le marché du travail, l’auteur note l’élévation du taux d’activité féminin depuis les années 1960 tout en mentionnant que les femmes restent rares au sommet de la hiérarchie des emplois et que des inégalités salariales demeurent. Dans la sphère domestique, enfin, l’auteur évoque les évolutions des rôles au sein du couple tout en rappelant que les femmes prennent en charge la plupart des tâches domestiques.
Louis Maurin entreprend aussi de mettre en lumière les grandes dynamiques en matière d’inégalités dans la société française. Il souligne que l’école s’est démocratisée depuis la fin du XIXe siècle, que des progrès réalisés dans le domaine de la santé ont bénéficié à une grande part de la population et que « jusqu’en 2009, les niveaux de vie ont continué à s’améliorer, même pour les plus démunis » (p. 179). Mais il s’attache aussi à mettre en évidence l’importance des inégalités dans la France d’aujourd’hui. Il considère, à cet égard, que les médias ont tendance à surestimer le niveau de vie de la plus grande partie de la population. Il précise ainsi qu’en 2006 la moitié des ménages touchent moins de 2 263 euros mensuels après impôts et prestations sociales et que la moitié des personnes seules disposent, après d’éventuelles prestations sociales, d’un revenu mensuel disponible inférieur à 1 340 euros. Il montre aussi que celles qui ont un revenu de 3 200 euros mensuels font partie des 5% les plus riches. Enfin, il souligne que, depuis les années 1990, les inégalités de revenus progressent de nouveau et que, si nous n’assistons pas à une « explosion » de la pauvreté, cette dernière a cessé de se réduire. Il évoque ainsi la persistance d’une condition très précaire dans la France contemporaine. Il mentionne, par exemple, à partir de données de l’INSEE de 2004, que « 2, 8% des Français indiquent ne pas avoir fait de repas complet pendant au moins une journée au cours des deux semaines précédentes » (p. 170). L’auteur relève aussi le poids des inégalités en termes de « capital culturel » (Pierre Bourdieu) en mettant l’accent sur l’avantage que ce dernier peut procurer dans la société actuelle. En montrant que les inégalités sociales pèsent sur les résultats des élèves à l’école, il rappelle que la démocratisation du système scolaire reste inachevée. Il y voit notamment l’effet d’un système éducatif qui, en valorisant les savoirs académiques plus que les enseignements techniques, pénalise les élèves issus des milieux les plus éloignés de l’école. Il signale alors l’ampleur des conséquences de ces inégalités dans le cadre d’un marché du travail qui valorise souvent davantage le diplôme que l’expérience personnelle et d’une société qui a mis l’accent sur la formation initiale plus que sur la formation permanente.
Par les nombreuses informations qu’il rassemble, ce livre constitue une synthèse utile sur la société française et les inégalités. On peut regretter que Louis Maurin ne s’appuie pas sur un plus grand nombre de travaux de recherche académique. Il mobilise peu, par exemple, les nombreuses monographies récentes parues sur des groupes sociaux. Ces dernières constituent des contributions précieuses à la compréhension de la société française contemporaine et auraient pu certainement, à ce titre, encore enrichir son analyse. On peut regretter aussi, à la lecture, que certains points ne soient pas davantage développés. Mais c’est sans doute là la contrepartie du choix de Louis Maurin d’aborder une grande variété de thèmes. En tout état de cause, ce livre offre une contribution stimulante à l’analyse de notre société : il invite à lire, à réfléchir et à travailler sur ces questions.
par , le 19 février 2010
– L’Observatoire des inégalités : www.inegalites.fr
Lise Bernard, « La société française : les mots et les chiffres », La Vie des idées , 19 février 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-societe-francaise-les-mots-et-les-chiffres
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Anne Muxel, « La mobilisation électorale », Le Panel électoral français 2007, Cevipof, Paris, 2007.