Recensé : Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, PUR, 2008.
Lieu de discussion privilégié avec les théories du processus de civilisation (Norbert Elias) ou de la monopolisation de la violence légitime (Max Weber), la question des résistances à l’autorité publique est l’un des meilleurs moyens d’analyser la croissance de l’État, fait majeur du XIXe siècle. Aussi s’agit-il d’un sujet central de l’historiographie récente. Observateurs des soubresauts d’une Révolution qui ne veut pas s’achever et de la genèse du mouvement social, les historiens ont patiemment disséqué les rythmes et les formes de ces troubles multiformes qui restent difficiles à définir et à interpréter. La dimension spécifiquement régionale – et souvent rurale – de ces affrontements a également nourri le débat sur l’inégale intégration du territoire national et sur la difficile construction de l’État [1].
Consacré aux rébellions contre la gendarmerie du XIXe siècle et issu d’une thèse justement remarquée [2], le travail d’Aurélien Lignereux s’inscrit dans ce sillage, dont il revendique l’inspiration, et dans cet héritage, dont il reconnaît le poids. Les événements sur lesquels il porte son regard n’ont pas toujours le prestige de l’inédit – un cinquième des affaires évoquées ont déjà fait l’objet d’études. Mais la démarche retenue présente l’originalité de déplacer l’analyse et d’aborder conjointement rebelles et gendarmes. Il s’agit d’une évidence qu’il est bon de rappeler : comment pourrait-il y avoir rébellion sans forces de l’ordre ? Allons plus loin : dans quelle mesure les révoltes sont-elles provoquées par la reprise en main de l’ordre public ? Longtemps squelettique et cantonné à une histoire institutionnelle désincarnée, le champ de l’histoire policière et gendarmique s’est considérablement enrichi depuis une dizaine d’années [3]. Autant et même plus qu’une contribution à l’histoire des sociétés rurales, le livre d’Aurélien Lignereux est une pierre apportée à l’édifice de cette histoire trop longtemps méconnue.
La méthode adoptée mérite également attention. La richesse des archives accumulées aux Archives nationales et dans les fonds moins fréquentés du Service historique de la Défense [4] justifiaient assez logiquement une approche quantitative qui se révèle d’autant plus rigoureuse qu’Aurélien Lignereux choisit de mener un dépouillement exhaustif des 3 725 rébellions signalées entre 1800 et 1859. La masse d’informations traitées force le respect et assoit la démonstration. La médaille a toutefois son revers, puisque le livre s’articule autour des données statistiques, au risque d’encourager des lectures réductrices de phénomènes dont l’auteur souligne cependant, mezzo voce, qu’ils ne peuvent se comprendre sans recourir à des analyses micro-historiques et à de fines mises en perspective politiques, juridiques, sociales ou anthropologiques. Le lecteur qui s’en tiendrait aux précieux tableaux récapitulatifs et qui reculerait devant la minutie faussement anecdotique de « ce traitement qualitatif de masse » perdrait beaucoup.
L’histoire d’une mise au pas
Résumons les grands traits d’une démonstration qui s’organise selon un fil directeur chronologique. Première grande phase de développement de la gendarmerie, le Premier Empire constitue un point de départ imposé. Contre l’image traditionnelle de l’État policier, Aurélien Lignereux montre les limites d’un système de sécurité insuffisant et improvisé au gré de priorités changeantes. La médiocrité qualitative et quantitative des effectifs n’est pourtant pas un facteur de prudence, bien au contraire. Animés d’un esprit guerrier, les gendarmes du Premier Empire sont chargés d’imposer l’ordre national – à commencer par l’impopulaire conscription – à des communautés rurales rétives. Ils ne reculent pas devant l’affrontement, dont ils ne sortent pas nécessairement vainqueurs. Loin de la « force publique instituée pour l’avantage de tous » que promettait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la gendarmerie a parfois l’allure et le comportement d’une troupe d’occupation. Les basculements politiques de la Restauration troublent encore plus l’image d’un corps qui change à plusieurs reprises d’allégeance et qui ne parvient pas à s’extirper du piège des affrontements partisans : « la confusion entre ordre politique et ordre public » est à son comble ; elle légitime toutes les rébellions et explique tous les excès répressifs.
La stabilisation du pays, à compter de 1818, inaugure une nouvelle période – « années polémiques » (1818-1830) et « années critiques » (1830-1835) selon l’expression de l’auteur, qui veut mettre en évidence la situation inconfortable d’une gendarmerie prise en étau entre deux adversaires très différents l’un de l’autre : les libéraux, qui dénoncent les abus de pouvoir et qui revendiquent les libertés individuelles contre la culture répressive de « l’empoignade » ; les sociétés villageoises, qui défendent de leur côté des traditions menacées par les nouvelles normes sociales (le Code forestier de 1827 en constitue l’un des plus célèbres exemples) dont les gendarmes sont les plus solides propagateurs. L’ouvrage éclaire précisément les ressorts de ces discours critiques dont la portée atteint un paroxysme autour de 1830. Dans la lignée des relectures récentes de la Restauration, il montre toute la fécondité de théories aussi novatrices que celle du « droit à la résistance », agitée à la veille des Trois Glorieuses contre les excès de pouvoir en tout genre. Emmenée sur ce terrain mouvant, réduite à de modestes effectifs, la gendarmerie s’affaiblit, perd en crédibilité et en efficacité – ce que l’auteur montre avec finesse mais en négligeant quelque peu la dimension sociale d’un phénomène qui s’explique peut-être aussi par le vieillissement et par l’embourgeoisement du corps. C’est cette inversion du rapport de force qui explique l’ampleur de la fièvre rébellionnaire au début des années 1830.
C’est à compter de 1835 que l’on observe une reprise en main de la gendarmerie, dont le blason se redore quelque peu et dont les effectifs progressent fortement. La loi de 1850 qui fixe l’objectif d’une brigade par canton entérine un mouvement qui a commencé une dizaine d’années plus tôt. Plus présents sur l’ensemble du territoire, les gendarmes apprennent à faire face aux rebelles en privilégiant les efforts de conciliation. Le temps n’est plus à l’exaltation des coups de sabre et des charges – « moyens faibles et dangereux qui ne font qu’irriter les masses » selon la formule d’un officier – mais à l’éloge de la modération et de « la patience qui honore ». L’importance de cette révolution culturelle est parfaitement mise en évidence ; on pourra sans doute regretter que ses racines et ses ressorts soient peu explicités, mais le sujet relève d’une autre approche [5]. Le fait est que les gendarmes se sont assagis en même temps que le pays se pacifiait, ces deux évolutions favorisant une accalmie des rébellions. La nouvelle attitude de l’institution ne vaut pas cependant pas renoncement aux missions qui lui sont confiées, comme le montre la soudaine « dramatisation des enjeux » que l’on observe entre 1849 et 1852. Dans un contexte plus sensible, la gendarmerie fait face avec fermeté, au prix d’une très nette mais éphémère « inflexion martiale ». Le déchaînement de violence de l’hiver 1851-1852 doit bien être compris comme une parenthèse au cours de laquelle s’affirme, une fois pour toutes, l’autorité de la force publique.
La dernière partie de l’ouvrage abandonne l’analyse chronologique pour s’attarder plus longuement sur les ambiguïtés du concept de « civilisation », dont les gendarmes seraient les « missionnaires ». On lira avec intérêt quelques développements suggestifs sur l’organisation du corps et sur ses liens avec la société. Sans épuiser le sujet, ces pistes de réflexion éliminent idées reçues et interprétations hâtives. Elles s’accompagnent d’une analyse des missions effectuées qui permet de mieux situer les logiques des rébellions. Mais l’essentiel de cette quatrième partie repose sur une géographie du phénomène rébellionnaire dont Aurélien Lignereux cerne précisément l’extension : 43% des cantons du pays échappent aux affrontements, qui se concentrent, en revanche, sur un quart du territoire – essentiellement le Midi et l’Ouest, ainsi que le Nord et l’Alsace, à un degré moindre. Est-il nécessaire de préciser à quel point cette minutieuse cartographie, agrémentée d’une roborative typologie, servira aux historiens ? Le travail est d’autant plus louable que l’auteur n’hésite pas à en circonscrire l’interprétation, en rappelant à bon escient que les administrateurs du XIXe siècle adoptaient leur propre grille de lecture, parfois très éloignée des réalités. Et de conclure sur les modalités de la répression judiciaire des rébellions, qui obéissent à leur propre logique.
D’hier à aujourd’hui et réciproquement
Pourquoi s’arrêter en 1859 ? La question a quelque chose de mesquin quand on mesure l’ampleur déjà déraisonnable de la documentation collectée ! L’auteur devance d’ailleurs la critique en rappelant, de manière tout à fait convaincante, qu’il devient impossible de mener un traitement sériel après 1859. Toute sa démonstration prouve, enfin, que la rupture de documentation, bien qu’accidentelle, correspond également à l’achèvement d’une séquence. Au milieu du Second Empire, la gendarmerie est installée ; elle est devenue cette force publique dont la légitimité n’est plus fondamentalement contestée : « La violence frontale des groupes s’effrite en une individualisation de la contestation ». Marginalisée, la rébellion cède place à d’autres formes de protestation, mieux adaptées au nouveau rapport de forces et sans doute plus conformes aux changements politiques et culturels. Et l’on pourra ici songer aux dénonciations anonymes, très fréquentes à la fin du siècle, ou même aux plaintes déposées contre les mauvais agents – sans oublier évidemment des stratégies d’affrontement pacifique beaucoup plus subtiles.
En refermant ce livre, il n’en reste pas moins une question obsédante : quel lien entre hier et aujourd’hui ? Avouons-le, on est surpris – et même déçu – de constater qu’aucune référence n’est faite aux débats contemporains. La prudence de l’auteur se comprend et se défend, et l’on ne peut que le féliciter de renoncer à la tentation de projeter la situation des campagnes pyrénéennes sur celle des banlieues modernes. L’historien n’a pas vocation à se convertir en expert autoproclamé, et rien ne lui interdit de laisser à son lecteur le soin de mener son propre travail de « concordance des temps ». Ce n’est donc pas de la légitime prudence de la conclusion que l’on se plaindra, mais plutôt des silences de l’introduction. Rien n’indique, en effet, que ce travail a été mûri au cœur des débats sur la police de proximité, pendant les émeutes de l’automne 2005, etc. Est-ce à dire qu’il ne doit rien à son contexte ? Peu importe, à vrai dire, mais on peut penser que l’admirable rigueur savante de la recherche n’aurait rien perdu à s’enrichir de quelques aller-retour vers le présent.
Pour citer cet article :
Arnaud-Dominique Houte, « La tactique du gendarme »,
La Vie des idées
, 31 décembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-tactique-du-gendarme
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