Se qualifiant de “célibataires involontaires”, les incels cultivent sur internet un entre-soi masculiniste et une misogynie violente. Entre rancœur et frustration, certains en viennent à épouser les conceptions racialistes de l’extrême droite.
Se qualifiant de “célibataires involontaires”, les incels cultivent sur internet un entre-soi masculiniste et une misogynie violente. Entre rancœur et frustration, certains en viennent à épouser les conceptions racialistes de l’extrême droite.
Lors du passage de la flamme olympique à Bordeaux, le 21 mai 2024, un homme de 26 ans « sympathisant du mouvement des Incels » [1] a été interpellé, confirmant au cours de sa garde à vue son projet d’attaque terroriste. Ce fait divers a alerté de nombreux médias, chacun cherchant à expliquer ce qu’était la mouvance incel et d’où elle venait. Toutefois, dans aucune publication ou presque, le lien entre cette mouvance et l’extrême droite n’a été établi. Or, loin de constituer seulement un groupe isolé politiquement, les incels français, au-delà de leur soutien explicite aux partis d’extrême droite, partagent une idéologie, une vision du monde avec la droite radicale.
Ce lien avait été établi par un rapport de la Commission Européenne (2021) [2], bien que le rapport considère que les « similitudes idéologiques » (p. 8) telles que l’antiféminisme et le conservatisme social soient seulement secondaires chez les incels. La montée fulgurante de l’extrême droite en France et la spécificité des incels francophones, due à l’influence de différentes personnalités littéraires et politiques, semble en réalité mettre sur le même plan ces considérations idéologiques.
Précisons que les incels ne sont bien évidemment pas tous des individus violents et la difficulté d’une telle étude réside dans la grande hétérogénéité des membres de cette communauté. Il en est de même de l’approbation à cette idéologie incel, non seulement composite, mais qui plus est évolutive.
Le terme d’incel renvoie à plusieurs sens historiquement et politiquement déterminés. Mais si l’on revient à l’origine du terme, il s’agit de la contraction de involuntary (involontaire) et de celibate (terme qui renvoie à la fois au célibat civil, et à l’abstinence sexuelle). Historiquement, la notion de célibataire involontaire (involuntary celibate) apparaît dans les années 1990 sur le site internet d’une certaine Alana, une femme bisexuelle et involontairement célibataire de son propre aveu. En 1997, elle crée le « Alana’s Involuntary Celibacy Project », qui consistait en une liste de mails rassemblant des personnes qui se trouvaient dans l’incapacité de trouver des partenaires sexuels et/ ou amoureux. C’est là qu’apparaît le terme d’« incel », diminutif donc d’involuntary celibate, qui n’avait alors pas la connotation qu’on lui reconnaît aujourd’hui. B. Hoffman, J. Ware et E. Shapiro lient ce changement de sens du concept d’incel avec l’émergence de 4Chan (2003) et Reddit (2005), deux sites regroupant différents forums créés par les utilisateurs, lesquels encourageaient les déclarations extrémistes pour obtenir plus de visibilité.
À la fin des années 2000, à travers le développement de communautés de séducteurs en ligne, les « pick-up artists », la culture des célibataires involontaires masculins va prendre un tournant radical. Les pick-up artists (PUA) ont constitué l’un des premiers mouvements masculinistes en ligne, regroupant des hommes célibataires échangeant conseils et astuces pour séduire les femmes, même si c’est au fond le fait de « s’apprécier entre hommes », pour reprendre le titre de Mélanie Gourarier (2017), qui constituait le fond de cette culture. Les jeunes hommes déçus de ces conseils et des services rémunérés de coaching proposés par les différents gourous des PUA se sont retrouvés à former une communauté annexe de jeunes gens ne parvenant pas à séduire, sur un site initialement appelé « PUAHate », soit littéralement « haine des pick-up artists ». Mais ces critiques du modèle des PUA formulées par les célibataires involontaires incapables de faire fonctionner les tactiques qui leur avaient été enseignées sont finalement apparues futiles, puisque le réel problème, celui qui unissait véritablement les différentes franges de cette manosphère divisée, était les femmes. En effet, en avril 2014, le site PUAHate est renommé « sluthate » : le fond du problème n’était pas, pour les déçus des PUA, les idées fausses sur les femmes diffusées par ces coaches en séduction, mais les femmes qui refusaient de se conformer au modèle qu’elles auraient dû suivre.
L’année 2014 apparaît charnière dans la radicalisation des communautés incel, dans la mesure où il s’agit également de l’année du premier attentat incel considéré comme tel, la tuerie d’Isla Vista, en Californie, perpétrée par Elliot Rodger. Toutefois cet attentat n’est pas le premier féminicide antiféministe perpétré en Amérique du Nord, puisqu’il est précédé par l’attaque par Marc Lépine de l’École Polytechnique de Montréal en 1989, qui causa la mort de 14 femmes. Les points communs sont nombreux chez les deux tueurs : deux jeunes hommes (respectivement 22 et 25 ans), plutôt introvertis et geeks, dont les parents sont séparés, et jugeant tous deux avoir été maltraité émotionnellement par les femmes. Leur mode opératoire est également similaire : ils visent d’abord des femmes [3], tuent par arme à feu et se suicident à la fin. Ils laissent également des explications pour leur attaque (Lépine une courte lettre, Rodger un manifeste sous la forme d’une autobiographie de près de 140 pages), mettant en évidence la préméditation de ces attaques, visant explicitement le féminisme et les femmes.
L’attaque perpétrée par Elliot Rodger constitue une sorte de transition entre des attaques antiféministes éparses et l’organisation d’une idéologie incel sur les forums notamment nord-américains. En effet, même si Rodger fréquentait les forums sluthate.com et 4Chan, le terme d’incel n’était pas connu du grand public, et semblait encore assez peu utilisé par ceux qu’on désigne de la sorte aujourd’hui. Ainsi, le mot incel n’apparaît pas une seule fois dans le manifeste d’Elliot Rodger, ni dans les vidéos qu’il publie sur YouTube. Le terme incel se popularise véritablement par des attaques ultérieures revendiquant la proximité idéologique avec Elliot Rodger, notamment l’attentat d’Alek Minassian, en 2018 à Toronto, qui cause la mort de 10 personnes, principalement des femmes.
Si en 2014, Elliot Rodger évoquait une volonté de « punition » (« retribution ») qui semblait encore très individuelle, tout comme Lépine qui écrivait dans sa lettre vouloir se débarrasser des « féministes » qui lui ont « gâché la vie », la perspective d’Alek Minassian apparaît plus collective, plus organisée. Certes, il faut bien souligner que cette manière d’écrire très militaire est une forme de role play (jeu de rôle) très populaire sur les forums, particulièrement sur 4Chan. On retrouve toutefois, au-delà de l’idée d’« incel rebellion », des références à la culture incel qui se sont surtout développées à la suite de l’attaque de Rodger, comme le « Chad », et la « Stacy » (voir encadré) ; quant au « Sgt 4Chan », il apparaît comme une référence au « Sgt Incel », pseudonyme de l’un des fondateurs du premier forum incel.
La figure de la Stacy est en corrélation directe de celle du Chad. Il s’agit d’une femme superficielle et vénale attirée par le Chad, qui ne daignerait pas même jeter un regard à l’incel. Pour les incels, l’ensemble des femmes fonctionne sur le même modèle que celui de la Stacy, idée qu’ils soutiennent à partir de conclusions le plus souvent extrapolées de travaux en psychologie évolutionniste, un courant disciplinaire par ailleurs très peu légitimé par la science.
En effet, après avoir développé une communauté de 40 000 personnes sur le forum r/incels sur Reddit, les incels furent contraints de trouver une nouvelle solution à la suite de la fermeture du forum en 2017. Cette décision du réseau social est la conséquence d’un changement de conditions d’utilisation du site, dans l’optique de modérer les discours haineux qui y proliféraient. Mais la suppression des forums sur les réseaux sociaux les plus utilisés comme Reddit a encouragé la communauté incel à se constituer un espace semi-privé où, par définition, des discours plus radicaux encore seraient admis. C’est ainsi que les forums incels.me, incels.co, et aujourd’hui incels.is se sont succédé pour héberger la communauté incel anglo-saxonne.
À partir des concepts élaborés sur Reddit, 4Chan puis sur les forums spécifiquement incels s’est également constitué un wiki incel, répertoriant l’ensemble de l’idéologie et de la vision du monde des incels. Sans trop rentrer dans le détail, il est utile de préciser que l’ensemble des concepts incels sont structurés autour de celui de « blackpill » (dérivé lui-même de la « redpill » (pilule rouge) des masculinistes, inspirée de la fameuse scène de Matrix), qui permet de comprendre comment raisonnent les incels et pourquoi leur désespoir peut précisément les rendre si dangereux. La blackpill, ou pilule noire, désigne l’idée selon laquelle les caractéristiques physiques sont le facteur absolument déterminant la réussite ou non d’un homme dans la séduction, et plus largement dans la vie ; dès lors, tout est déterminé d’emblée par les traits génétiques hérités, et il n’y a donc rien à faire pour aller à l’encontre de cette fatalité.
On retrouve donc dans la pensée des incels un déterminisme essentialiste à travers une forme détournée de la biologie, instituant une forme de masculinité naturellement dominante, dont les incels sont exclus, ce qui expliquerait leur malheur. Or cette instrumentalisation de la biologie, notamment en matière de masculinité, illustre parfaitement la transition que Raewyn Connell (2014) décrit dans Masculinités, affirmant que « depuis que la religion n’est plus en mesure de justifier l’idéologie du genre, la biologie a été appelée à prendre la relève » (p.33). En suivant la théorisation des masculinités mise en place par la sociologue, notamment à partir du concept de masculinité hégémonique, il est possible d’illustrer le fait que cette masculinité inaccessible que décrivent les incels est davantage le produit d’un idéal culturel que d’une réalité tangible.
Les études sur les masculinités, appelées men’s studies ou men’s critical studies dans le monde anglo-saxon, sont un champ d’études encore récent en France, nettement plus développé dans le monde universitaire nord-américain. Ces travaux ont notamment mis en évidence qu’il n’y avait pas de manière unique et universelle d’être un homme, mais que les époques, les cultures et les groupes construisaient chacun leur propre « masculinité hégémonique ». Tirée du concept gramscien d’hégémonie, la masculinité hégémonique comprend deux dimensions principales chez Raewyn Connell : c’est à la fois la « configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat » (p.74) et la manière la plus honorée d’être un homme à un moment, à un endroit donné. Il est également important de noter que la masculinité hégémonique n’est pas représentative statistiquement, il s’agit plutôt d’un mode d’être normatif auquel aspirent les hommes.
Cette définition permet d’éclairer avec un regard plus sociologique les raisons des actes et de l’idéologie mise en avant par les trois tueurs mentionnés, et plus largement par les incels. En effet, Marc Lépine, Elliot Rodger et Alek Minassian ne considéraient pas correspondre au modèle de l’homme que cherchaient les femmes : le premier se pensait trop « gentil » avec les femmes, le deuxième mettait en cause le fait qu’il ne soit « pas blanc », le troisième voulait se débarrasser des « Chad », à défaut d’en être un. Chez les trois hommes, une construction commune de la masculinité les a amenés à se définir en défaut de cette masculinité hégémonique construite par la culture nord-américaine contemporaine, amplifiée par tout l’imaginaire idéologique produit sur les forums incels pour les deux derniers. En même temps, les trois hommes ont de manière très évidente souffert de cette crise de légitimité du patriarcat, fustigeant les féministes d’abord, puis les femmes dans leur ensemble. L’invention et le développement de cette figure du Chad incarnent en ce sens la réponse à cette crise de légitimité : elle permet de maintenir pour les incels le respect d’une masculinité dominante sans qu’ils l’incarnent pour autant. Dans le même temps, ils mettent en accusation les femmes et les délégitiment. À leurs yeux, l’attirance qu’elles éprouvent pour le Chad est censée illustrer un penchant naturel et leur incapacité à le dépasser.
Sur internet, la figure du « nice guy » (mec gentil), a été pendant les années 2010 un topos assez répandu et parfois assez proche des discours incels ; l’idée sous-jacente est souvent que les femmes sont en réalité attirées par les hommes qui sont cruels avec elles, qui les maltraitent (ce qui légitime au passage les violences conjugales), et que les « nice guys finish last » (les mecs gentils arrivent en dernier).
L’idéologie incel en Amérique du Nord s’est donc développée à partir de fondements essentialistes et biologisants, dans le sens d’une rhétorique s’appuyant sur un discours pseudo-scientifique et sur des courants disciplinaires peu légitimes. Ceux-ci usent et abusent de la biologie et de la génétique pour servir un discours réactionnaire et misogyne. Ces discours et les espaces qu’ils fréquentent, notamment 4Chan, font du mouvement incel une mouvance très proche de l’alt-right américaine [4]. La violence de concepts comme la pilule noire explique aussi que les individus adhérant aux discours incels se sentent condamnés, et qu’ils n’aient en ce sens plus rien à perdre en emportant des innocentes avec eux ; rien d’étonnant donc à ce que beaucoup se reconnaissent, de manière plus ou moins ironique, dans le personnage de Travis Bickle de Taxi Driver.
Si les incels francophones se réapproprient de nombreux concepts issus de l’idéologie incel nord-américaine, notamment la pilule noire et le Chad, des spécificités françaises dues à l’histoire des forums en France et à l’influence de plusieurs acteurs politico-littéraires rapprochent davantage encore les incels francophones de l’extrême droite française.
Le rapport de la Commission Européenne (2021) cité en introduction, permettait d’évaluer à partir d’une étude réalisée par l’entreprise Moonshot (2020) le nombre d’utilisateurs européens du site incels.is, forum incel contemporain le plus radical. Leur estimation, réalisée à partir de commentaires mentionnant le pays d’origine, de 2017 à 2020, ne s’élevait qu’à 33 personnes pour la France. En sachant que la majorité des membres du forum ne commentent pas, ce nombre constituait assurément une estimation basse. C’est ce qu’a confirmé en partie une étude du Center for Countering Digital Hate (CCDH) (2022), qui en mesurant les entrées sur le site entre avril et juin 2022, est parvenu à obtenir une moyenne de 20 348 entrées venant de France sur le forum par mois. Si l’on considère qu’en moyenne les incels français se rendent sur le forum une fois par jour, on obtient un peu moins de 700 Français fréquentant régulièrement le forum.
Du fait de la barrière de la langue cependant, le forum incels.is utilisant presque exclusivement l’anglais, et de la présence d’autres espaces numériques, les incels francophones ne se retrouvent pas exclusivement sur incels.is. On les trouve notamment sur des groupes privés sur Facebook, sur X, sur le forum « blabla 18-25 » du site jeuxvideo.com et sur les forums qui en ont dérivé, et sur divers canaux sur le site Discord. Les incels qui fréquentent ces espaces sont toutefois une minorité, n’ayant pas d’espace francophone qui leur est propre comme incels.is. Les incels ne se retrouvent donc que sur internet, ce qui complexifie les estimations numériques ; on peut toutefois estimer, à partir des espaces que j’ai cités précédemment, qu’il y a en France entre 1000 et 2000 personnes se considérant comme incels.
Du reste, la part d’incels « aux idées et attitudes radicales » (p.15) a été mesurée, à la suite d’une étude conduite par l’équipe de recherche de Sofia Moskalenko (2022), à un peu plus de 20 % sur le forum incels.is. À partir de ces données partielles, on peut estimer que le nombre d’incels français potentiellement dangereux est compris entre 200 et 400 individus.
S’il est difficile de déterminer avec exactitude quand les premiers discours incels sont arrivés en France, c’est visiblement sur le forum « blabla 18-25 » du site jeuxvideo.com qu’ils se sont diffusés dans un premier temps. Véritable matrice de la culture internet masculine en France, le forum a été pendant longtemps un espace virtuel complètement dérégulé ou presque, ce qui l’apparente à une sorte de 4Chan français. Si aujourd’hui l’entreprise Webedia, qui détient le site, modère plus strictement les discussions, une culture du 18-25 s’est créée, avec ses références. Elle a ainsi fait émerger diverses figures au même titre que le Chad, comme le « Célestin », qui pour citer JVFlux (encyclopédie collaborative du forum), désigne « un jeune homme timide, puceau, et asocial », « représentant de manière archétypale le forumeur moyen qui se reconnaît en lui ».
On trouve même bien avant l’existence des forums cette figure du célibataire désabusé à travers le personnage d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq (1994) : antiféministe, cynique, pessimiste, profondément malheureux et solitaire, ce personnage qui ne porte pas de nom ressemble à s’y méprendre à un incel, allant même jusqu’à, comme dans l’idéologie incel nord-américaine, théoriser la sexualité comme un système de hiérarchie sociale. À la fin de la deuxième partie, lors de sa tirade à Raphaël, autre personnage célibataire, il lui suggère même de sentir « ces femmes trembler au bout de ton couteau » puisque de toute manière « c’est foutu ».
« It’s over » (c’est fini) est une expression très populaire chez les incels, lancée comme un cri de désespoir après un échec ou une déception majeure ; il est d’usage d’y répondre par « it never began » (ça n’a jamais commencé), dans la perspective de la pilule noire où tout est décidé dès la naissance par les caractéristiques physiques héritées génétiquement. Les incels francophones utilisent parfois « c’est foutu », utilisé de manière plus ou moins ironique.
Les deux personnages choisissent finalement de tuer un couple duquel Raphaël est jaloux. Le couple est composé d’une femme blanche et d’un homme métis noir, grand, incarnant une virilité puissante, ce qui n’est bien sûr pas anodin : l’homme noir vient signifier la supposée dévirilisation de l’homme blanc, en lui prenant symboliquement sa femme, une rhétorique à laquelle souscrivent certains incels et plus largement certains adeptes de la théorie raciste du « grand remplacement ».
Eric Zemmour a pu développer un discours similaire, inquiété par ce qu’il voit comme une « féminisation de la société », et surtout par la « désespérance sexuelle de jeunes hommes blancs qui ne peuvent rivaliser avec la virilité de leurs concurrents noirs ou arabes » [5]. Pour l’ex-candidat à la présidentielle, il y aurait une forme de misère sexuelle des blancs, causée par leur incapacité à être suffisamment virils, donc d’atteindre un stade de la masculinité qui leur permettrait supposément de séduire des femmes. On retrouve ici l’idée selon laquelle les femmes ne répondraient au fond qu’à une sorte de pulsion primitive pour ce qui est de la séduction, et qui les pousserait nécessairement vers l’homme le plus viril, incarnant une masculinité que le féminisme aurait fait disparaître chez les autres.
Dans cette intersection entre discours antiféministe, masculinisme, misogynie et rejet de l’immigration, on retrouve le mythe de « l’arabe au sexe-couteau », que Todd Shepard (2023) décrit comme un ensemble de stéréotypes montrant l’homme arabe comme hyper-viril, à la fois menaçant pour les femmes de la tribu et pour sa sécurité. Cette idée a selon l’historien imprégné la pensée des parangons de la Nouvelle Droite après la guerre d’Algérie, Nouvelle Droite dont l’extrême droite contemporaine est l’héritière. À travers ce prolongement de l’orientalisme du XIXe siècle, on retrouve également la peur de l’affaiblissement de la race, qui implique la nécessité de la régénérer, de la renforcer, en musclant cette masculinité.
Il ne serait pas étonnant, dès lors, que des influenceurs masculinistes forment la jonction entre cet héritage politique de l’extrême droite française et les incels francophones. Si les points communs sont nombreux dans leurs idéologies respectives (essentialisation de la différence entre les hommes et les femmes, esprit de tribu, défense d’une masculinité naturelle), il est intéressant de voir que certains incels français suivent avec une distance ironique ces influenceurs d’extrême droite. Dans la lignée de l’idéologie incel nord-américaine, ils adoptent un regard très cynique et nihiliste sur la société contemporaine, n’appelant pas vraiment à un sursaut de masculinité. Une bonne partie des incels est même consciente des instrumentalisations de cette question de la masculinité réalisées par nombre d’influenceurs d’extrême droite en France. En témoigne en février 2024 le raid [6] du site « Conquête de valeur » de Thaïs d’Escufon par les forums du blabla 18-25 et de Onche.org, tous deux fréquentés par les incels. Après avoir découvert les failles du site de l’influenceuse, les forumeurs l’inondent de messages orduriers et parviennent à pirater le site pour faire fuiter son e-book « Comment devenir un HOMME DOMINANT (même si tu es « gentil ») ».
Il existe donc une continuité idéologique entre les franges les plus radicales de l’extrême droite française et les incels, du fait d’une communion d’intérêts (antiféminisme et conservatisme social), du partage d’espaces numériques et de lectures communes. Les incels sont souvent très critiques des influenceurs qui cherchent à monnayer leur intérêt, tout en embrassant les théories politiques les plus à droite, qui constituent pour eux des réponses appropriées à leurs angoisses masculines et civilisationnelles.
Il est le plus souvent impossible de déterminer si le fait d’être incel détermine le positionnement politique, ou si le positionnement politique provoque l’entrée dans l’incelité. La découverte des différentes idéologies peut se faire en même temps, dans la mesure où elles s’appuient toutes deux sur un fond commun : l’essentialisation de l’être humain, le déterminisme biologique absolu, voire le racisme dans son sens de distinctions des races. Le postulat anthropologique de base de ces idéologies, au sens de leur vision de l’être humain, s’appuie sur une naturalisation de la domination masculine, donc à un rejet des facteurs culturels et d’un authentique libre arbitre, notamment pour les femmes.
Mais si ces idéologies et les individus qui les portent sont aussi proches, c’est aussi du fait d’une socialisation numérique commune sur les forums et les réseaux sociaux. Comme l’a montré Angela Nagle (2017), c’est bien à partir d’un socle commun bâti sur le site 4Chan que s’est structuré l’ensemble des références de l’alt-right aujourd’hui, dont celles des incels. Si ces derniers sont encore peu nombreux en France, il est possible que dans un climat politique qui leur est plus favorable leurs discours se développent et prennent à terme une ampleur qui dépasse celle des masculinismes moins radicaux, comme cela s’est fait sur les forums américains [7].
par , le 9 juillet
– Jack Bratich et Sarah Banet-Weiser, « From Pick-Up Artists to Incels : Con(Fidence) Games, Networked Misogyny, and the Failure of Neoliberalism ». International Journal of Communication, vol. 13, 2019, p. 445-460.
– Raewyn Connell et James W. Messerschmidt. « Hegemonic Masculinity : Rethinking the Concept ». Gender and Society, vol. 19, no 6, 2005, p. 829 859.
– Raewyn Connell. Masculinités : Enjeux sociaux de l’hégémonie. Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
– Pauline Ferrari, Formés à la haine des femmes, JC Lattès, 2023.
– Mélanie Gourarier, Alpha mâle : séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes. Paris, Seuil, 2017.
– Tanguy Grannis, Ces hommes qui détestent les femmes. Aux sources du masculinisme, Revue du Crieur 2019/1 (N° 12), pages 4 à 21
– Romain Grignot, « Des hommes sous influence ». Esprit, vol. 303, n°11, 2023, p. 65 71.
– Bruce Hoffman et al., « Assessing the Threat of Incel Violence ». Studies in Conflict and Terrorism, vol. 43, n°7, 2020, pp. 565-587.
– Sophia Moskalenko et al., « Incel Ideology, Radicalization and Mental Health : A Survey Study ». The Journal of Intelligence, Conflict, and Warfare, vol. 4, no 3, 2022, p. 1 29.
– Angela Nagle, Kill All Normies : Online Culture Wars from 4chan and Tumblr to Trump and the Alt-right. John Hunt Publishing, 2017.
– Todd Shepard, « L’Arabe au sexe-couteau. Sexualité et racisme postcolonial en France ». Esprit, vol. 303, n°11, 2023, p. 73‑80.
Louis Neymon, « La tentation réactionnaire des incels », La Vie des idées , 9 juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-tentation-reactionnaire-des-incels
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[1] « Bordeaux : un homme « planifiant une action violente » mis en examen et placé sous contrôle judiciaire », Le Parisien, 23 mai 2024.
[2] Radicalisation Awareness Network, « incels : première analyse du phénomène (dans l’UE), et impact et difficultés associées sur le plan de la prévention et de la lutte contre l’extrémisme violent », Commission Européenne, 2021.
[3] Si Elliot Rodger a tué finalement plus d’hommes, c’est parce qu’il n’aurait pas réussi à rentrer dans l’édifice ou siégeait la sororité (club féminin) qu’il comptait prendre d’assaut.
[4] L’alt right désigne un courant d’extrême-droite américain extrêmement actif sur les réseaux sociaux et sur les forums sur internet, caractérisée notamment par un rejet des institutions et des médias traditionnels.
[5] Cité par Jean-Jacques Bourdin lors d’une émission avec Éric Zemmour autour de la sortie de son ouvrage Le Suicide Français, le 13 octobre 2015.
[6] Un raid désigne dans le langage d’internet le fait de réunir de manière plus ou moins organisée des individus sur un site ou sur un compte dans le but de le déstabiliser et le parasiter. Ces perturbations prennent souvent la forme de moqueries, de commentaires haineux ou, dans le cas d’un site, de tentatives d’exploitation de ses failles.
[7] Ribeiro, Manoel Horta, et al. « The Evolution of the Manosphere across the Web ». Proceedings of the International AAAI Conference on Web and Social Media, vol. 15, 2021, p. 196‑207. ojs.aaai.org, https://doi.org/10.1609/icwsm.v15i1.18053.