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Le capitalisme confucéen au XXIe siècle

À propos de : Lan Jiang Fu, Confucius revisité. Du marchand confucéen à l’entrepreneur du XXIe siècle, Hémisphères


par Bernard Thomann , le 16 avril


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Dans un capitalisme chinois en quête d’une éthique, la figure ancienne du marchand confucéen est réinventé par des entrepreneurs.

La Chine a remplacé le Japon comme locomotive économique de l’Asie orientale, elle-même devenue l’avant-garde de la croissance économique mondiale. Ce bouleversement induit un phénomène de civilisation que ne sauraient traduire les simples statistiques de sa croissance. Mais si de nombreux travaux traitent du nouveau statut géopolitique de la Chine, peu s’adressent aux aspects culturels, ou même civilisationnels, de sa transition vers le capitalisme et de son nouveau statut économique. C’est ce que cet ouvrage entend faire à travers la question de la place du confucianisme dans les entreprises chinoises contemporaines.

La religion dans l’entreprise

Traiter de la place de la religion dans une entreprise capitaliste ne va pourtant pas de soi. Maurice Godelier écrit dans L’Idéel et le Matériel à propos de la relation d’emploi dans un système capitaliste :

En dehors de cette dépendance et de cette soumission matérielle et impersonnelle au sein du processus de production, l’ouvrier ne doit rien au capitaliste : il n’a aucune obligation directe, religieuse, politique, familiale. En dehors de la production, capitalistes et ouvriers sont en principe égaux, et cette égalité de principe est reconnue par la loi [1].

Dans une société capitaliste moderne, la fonction économique aurait donc lieu dans une institution (l’entreprise) séparée de la fonction politique, de la fonction familiale et de la fonction religieuse. Mais comme l’exprime aussi Michel Lallement, l’hypothèse fondatrice de la sociologie économique « repose sur l’idée que l’action et la concurrence économique forment un sous-ensemble enchâssé dans un contexte sociétal fait de valeurs, de pouvoirs et de relations sociales » [2]. Relevant ainsi de cette sociologie économique, mais aussi de la sociologie religieuse, l’auteure montre la présence massive de discours et de pratiques religieuses et philanthropiques de la part d’employeurs qui se revendiquent du confucianisme dans des entreprises chinoises contemporaines de petite et moyenne tailles.

Du Japon à la Chine

Cette question de la dimension culturelle de la vie des entreprises et des relations de travail a été traitée pour le Japon, surtout lorsque celui-ci connut le sommet de sa gloire économique dans les années 1980-1990, et est apparue comme un modèle pour les autres pays asiatiques, en particulier l’émergence des « dragons » (Taïwan, Hong Kong, Singapour et Corée du Sud) qui ont contribué à nourrir l’idée d’un « modèle de capitalisme asiatique ». Et des dynamiques confucéennes propres ont été mises en évidence pour ces pays. Gilles Guiheux a ainsi montré dans son livre sur les grands entrepreneurs taïwanais qu’une éthique du travail, le sens de l’épargne et de la frugalité, la condamnation du loisir et de l’oisiveté, le respect de la famille, l’importance de l’éducation associée à l’ascension sociale, la proclamation des responsabilités collectives des entrepreneurs qui doivent contribuer à accroître le bien-être de l’ensemble de la communauté nationale ont été favorables au développement du capitalisme à Taïwan [3]. Des intellectuels japonais et des japonologues ont de leur côté renversé la thèse de Max Weber dans sa Sociologie des Religions et ont avancé que les religions et cultures d’Asie, et le confucianisme en particulier, loin d’avoir été un frein à la modernisation, ont favorisé cette dernière [4]. L’exemple le plus emblématique est l’ouvrage de l’économiste Michio Morishima, Capitalisme et confucianisme [5]. Plus récemment, un ouvrage a traité de l’entrepreneur et philanthrope japonais Shibusawa Eiichi (1840-1931), sans doute le premier en Asie orientale à avoir posé la question de l’éthique dans les affaires, via notamment son ouvrage le plus célèbre Les entretiens de Confucius et le boulier (Rongo to soroban). Aujourd’hui, ce que le livre de Lan Jiang Fu montre, c’est que la Chine, qui ne semblait pas encore il y a 30 ans avoir pris part à ce processus de réinvention d’une éthique économique confucéenne, semble avoir pris le relais par ce que l’auteure appelle la « fièvre Rushang » [6].

L’entrepreneur « rushang »

Le terme « rushang » (儒商), qui dans la Chine contemporaine fait référence à un entrepreneur qui ancre sa mission d’entrepreneur dans les valeurs confucéennes, trouve ses racines dans la dynastie des Ming (1368-1644), où il désignait un commerçant proche des milieux lettrés et imprégné des principes confucéens. L’auteure explore les différentes dimensions de ce phénomène en trois grandes parties. Premièrement, comment ce concept a évolué et été utilisé depuis les Ming et quel type de personnes il a désigné. Deuxièmement, ce qu’il désigne dans les entreprises chinoises actuelles, que ce soit les pratiques d’éducation dispensées ou l’éthique entrepreneuriale, que ce soit dans le domaine des relations commerciales, des pratiques commerciales, de la santé publique ou de l’écologie. Troisièmement, l’auteure montre que ce phénomène ne se confine pas aux frontières de l’entreprise, mais a une dimension politique qui entre en relation avec le nationalisme, jouant un rôle dans l’animation des liens entre élites politiques, économiques et intellectuelles. Une des grandes forces de l’ouvrage, c’est qu’il explore les différentes dimensions du phénomène en s’appuyant sur un considérable travail d’enquête de terrain qui permet de présenter un grand nombre de cas concrets et ainsi de montrer son extrême diversité.

Éthique confucéenne et rationalité économique

La richesse des enquêtes menées permet aussi d’éviter l’écueil d’une reprise et transformation de ce discours managérial en interprétation culturaliste de l’économie et de l’entreprise chinoise. Elle montre en particulier, à travers ces cas concrets, que la rationalité économique est rarement absente des pratiques de ces entrepreneurs « rushang ». Si un entrepreneur cité dans le livre insiste sur le rôle prédominant de la vertu dans la personnalité du dirigeant, c’est qu’il « considère que le commandement d’une entreprise est analogue à la gouvernance d’un pays, et que les deux doivent s’appuyer sur la vertu du dirigeant, car un homme vertueux attire plus facilement les « hommes de talent » (rencai 人才), formule issue des Entretiens de Confucius, « Qui gouverne par la vertu est comparable à l’étoile polaire, immuable sur son axe, mais centre d’attraction de toute planète » (p. 157). Et s’il s’agit pour l’entrepreneur d’acquérir un ensemble de qualités définies par le confucianisme comme indispensables à la formation de l’« homme de bien » (junzi 君子) : le sens de l’humain (ren 仁), le sens du juste (yi 义), la bienséance (li 礼), le discernement moral (zhi 智), la sincérité (xin 信), l’intégrité (lian 廉), la pudeur (chi 耻), la diligence (qin 勤), le courage (yong 勇) et la rigueur (yan 严), c’est parce qu’elles sont la base de l’autorité du patron sur ses ouvriers. Les salariés ne sont pas autant présents dans le livre que les entrepreneurs, sujets principaux de l’étude, mais ils ne sont pas absents. Les passages relayant leur parole ou relatant leur réaction face à des pratiques qui peuvent apparaître intrusives montrent une passivité ou une ambivalence qui trahit un rapport de force particulièrement déséquilibré. Aucune des entreprises étudiées n’a de syndicat.

Travail très original en sociologie des religions, ce livre est aussi une contribution majeure à la compréhension de l’économie chinoise contemporaine. S’il ne se pose pas toujours explicitement comme une contribution à ces champs d’études et ces problématiques, ce livre est également une contribution importante à l’étude de la diversité des capitalismes, et à la circulation des idées en Asie orientale. D’une lecture aisée, il s’adresse à la fois aux chercheurs et à un public plus large intéressé par les enjeux sociétaux et éthiques que rencontrent les entreprises chinoises.

Lan Jiang Fu, Confucius revisité. Du marchand confucéen à l’entrepreneur du XXIe siècle, Paris, Hémisphères, 2024, 352 p., 28 €.

par Bernard Thomann, le 16 avril

Pour citer cet article :

Bernard Thomann, « Le capitalisme confucéen au XXIe siècle », La Vie des idées , 16 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Lan-Jiang-Fu-Confucius-revisite

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Notes

[1Maurice Godelier, L’Idéel et le Matériel, Paris, Fayard, 1984, p. 301.

[2Michel Lallement, «  Renaissance de la sociologie économique  », Sociologie du Travail, février 1996, p. 215.

[3Gilles Guiheux, Les grands entrepreneurs privés à Taiwan. La main visible de la prospérité, CNRS Éditions, Paris, 2002, 253 p.

[4Voir Thomas Brisson, «  La réception Des écrits De Max Weber sur le confucianisme au Japon et en Asie Du sud-est : Contextes socio-politiques et dynamique formelle d’une thèse (années 1930-1980)  », Revue d’anthropologie des connaissances, 10, n° 2(2), 2016, p. 303-320.

[5Michio Morishima, Capitalisme et confucianisme : l’éthique japonaise et la technologie occidentale (Traduction de : Why has Japan « succeeded »), Paris : Flammarion, 1987.

[6Pour un compte rendu de l’ouvrage de Patrick Fridenson and Kikkawa Takeo (dir.) , Ethical capitalism : Shibusawa Eiichi and Business Leadership in Global Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2017, voir Bernard Thomann dans la Revue de Synthèse, 2019.

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