En rapportant la naissance des couleurs de la France au croisement d’un prince et d’un cochon, M. Pastoureau entrelace histoires culturelle et événementielle. Une hypothèse haute en couleur, mais sujette à caution.
Recension Philosophie Histoire
À propos de : Michel Pastoureau, Le roi tué par un cochon. Une mort infâme aux origines des emblèmes de la France ?, Seuil
En rapportant la naissance des couleurs de la France au croisement d’un prince et d’un cochon, M. Pastoureau entrelace histoires culturelle et événementielle. Une hypothèse haute en couleur, mais sujette à caution.
Le 13 octobre 1131, une date qui a quelque chose de diabolique, Philippe, fils aîné du roi Louis VI, « superbe de corps et agréable de visage », est renversé avec son cheval dans un faubourg de Paris et meurt quelques heures plus tard, à l’âge de quinze ans. Selon les chroniques, l’accident est dû au déboulé d’un cochon qui s’est jeté dans les jambes de la monture. Rien de très exceptionnel dans cette malencontre, les chutes mortelles de cheval étant assez fréquentes au Moyen Âge, y compris pour les rois ou fils de rois ; quant aux cochons, ils courent les rues, dans lesquelles ils tiennent le rôle d’éboueurs. Au lieu de Philippe c’est son frère qui, sacré à Reims le 25 octobre par le pape en personne, succéda à Louis VI sous le nom de Louis VII. Au matin du 26 octobre, la France avait un nouveau visage.
Cette anecdote, qui relève a priori de la chronique dynastique, et qui pourrait aussi figurer, à cause du cochon, dans ce qu’on appelle la « petite histoire », hanta longtemps almanachs et généalogies, mais l’histoire moderne l’avait reléguée dans les oubliettes de l’insignifiance. L’historien Michel Pastoureau a entrepris de faire rentrer le « cochon régicide » dans la « grande » Histoire, en lui consacrant un livre entier. Loin d’être anecdotique, c’est selon lui un véritable événement, à la fois par ses conséquences, si importantes qu’elles se prolongent jusqu’aujourd’hui, et par la signification qu’il a pris pour les contemporains. Et c’est justement en vertu de cette signifiance qu’on peut lui attribuer une puissance causale qui s’étend à tous les grands événements du siècle. Tout ici est affaire de dosage et d’articulation entre ces deux dimensions, entre histoire événementielle et histoire culturelle. Transformé en porcus diabolicus par le clergé, Suger en tête, le cochon « gyrovague » (le terme désigne usuellement les moines errants, de mauvaise réputation) a, soutient Pastoureau, bousculé, sinon modifié le cours de l’histoire.
Les grands faits du règne de Louis VII – la deuxième croisade, le royaume placé sous la protection de la Vierge, la refonte de la doctrine monarchique – tout cela, à l’en croire, on le devrait à ce cochon des carrefours. Pour parvenir à cette conclusion audacieuse, Pastoureau combine ses triples compétences d’historien de l’héraldique, des animaux et des couleurs.
Héraldique d’abord, puisqu’il s’agit d’enquêter sur l’origine des armoiries du royaume de France qui surgissent dans les décennies suivant la mort du jeune Philippe : la fleur de lis et la couleur bleue, le fameux bleu de Saint-Denis, auquel on donnera plus tard, par erreur, le nom de bleu de Chartres. C’est donc l’occasion pour l’auteur de rappeler ce qu’il a écrit sur cette couleur, mais surtout de résumer ses recherches sur la représentation et la symbolique du porc à l’époque médiévale [1].
Pour les contemporains en effet, dit Pastoureau, un tel événement n’est pas un simple accident de la route, parce qu’un cochon n’est pas quelque chose de futile ou de ridicule, surtout lorsqu’il cause la mort d’un roi. Le cochon est, disent les textes sacrés, un animal impur et, ajoutent les exégètes médiévaux, une image de l’homme souillé ou déchu. L’homme peut être un cochon si Dieu n’avait désigné un roi pour l’en détourner, le contraindre à lever son regard vers le haut. Un monarque peut mourir à la guerre, ou même être tué, tel Philippe le Bel en 1314, par un porc sauvage, un sanglier qu’on pourchasse. Mais renversé par un vulgaire cochon domestique, voilà qui ne sied guère à la fonction royale. Un adjectif revient régulièrement dans les chroniques : cette mort est non seulement honteuse ou misérable, elle est « infâme », parce qu’elle entache toute la lignée capétienne, sa fama, c’est-à-dire son aura.
Et si la mort par cochon interposé signifiait que Dieu a abandonné la lignée, coupable de crimes envers l’Église ? Les prélats du temps, surtout ceux qui étaient en délicatesse avec le pouvoir, ne se sont pas privés de cette explication. Cependant tout signe est ambigu. En l’occurrence, la chute de cheval peut faire référence à deux mémorables chutes : celle d’Adam, tombé par la faute d’un animal, ou bien celle de saint Paul sur le chemin de Damas, tombé pour se relever en gloire. Qui donc était derrière le cochon du 13 octobre ? Le Diable ou le bon Dieu ?
De l’émotion, attestée par la documentation, que causa la mort du prince, l’historien tire une conséquence que nul document n’atteste : les grands événements qui ont ponctué le règne malheureux de Louis VII portent tous la marque, sinon la flétrissure de cette chute originaire. Tout ce qui s’est fait d’important sous ce règne obéirait à un motif : laver la souillure de cette mort ignominieuse. Autrement dit, la mort de l’héritier n’a pas eu pour seule conséquence qu’un autre roi a régné, bien malgré lui, car Louis VII n’était pas destiné au trône, mais à l’Église, et sa mauvaise préparation coûta cher au royaume. Il ne s’agit pas ici de déplorer, à la manière de Saint-Simon, la mort d’un prince qui aurait pu empêcher le cours de l’histoire d’aller au pire. La mort de Philippe a des effets positifs et de première importance : pour redorer le blason de la famille capétienne et « laver la souillure », il a fallu rien moins qu’une croisade, mais comme celle-ci se solda par un échec, on en vint à placer le royaume de France sous la protection de la Sainte Vierge, ce qui engage une nouvelle conception du pouvoir avec l’introduction d’une notion inédite, celle de « couronne » dont le roi n’est plus que le dépositaire (p. 145) et enfin l’adoption des emblèmes virginaux que sont la fleur de lis et la couleur azurée toujours présente aujourd’hui sur le drapeau français, en sorte que, conclut Pastoureau, « si les athlètes et les joueurs qui représentent la France sur les terrains de sport du monde entier portent un maillot bleu, c’est peut-être à un cochon régicide qu’ils le doivent ! » (p. 14 et 207). Peut-être.
Mais, que dit un historien lorsqu’il dit « peut-être » ? L’auteur ne dissimule pas la modalité hypothétique de son discours, ponctué de « peut-être » qui se changent parfois en « sans doute » et enfin en « probablement ». Pourtant, Pastoureau le reconnaît, il s’agit d’une hypothèse qui « demandera à être confirmée par la découverte de nouveaux documents » (p. 197), et ces questions demandent à être « débattues, nuancées, complétées » (p. 147).
Curieusement Pastoureau nous donne tous les éléments pour penser que l’on pourrait faire – comme on le faisait jusqu’à présent – l’économie du cochon. Est-ce vraiment pour se laver de l’infamie qu’a été lancée la deuxième Croisade ? Rien ne le prouve explicitement. Le choix d’emblèmes et de blasons est propre à toute l’époque, et l’auteur souligne que Suger et saint Bernard, les deux grandes influences du temps, nourrissaient chacun pour des raisons propres une dévotion pour la Vierge et un goût du bleu, couleur céleste. Quel est donc le poids exact du cochon régicide dans cette histoire ? Question importante car, faute de réponse, l’enquête de Pastoureau, pour piquante qu’elle soit, risque fort de rétrograder dans la petite histoire dont il se défend.
Or à la lecture de l’ouvrage, la question ne cesse de se présenter. Tantôt Pastoureau affirme que « l’idée de placer le royaume de France sous la protection de la Vierge » a pour motivation « d’effacer la souillure dynastique de 1131 » (p. 141), que « ses emblèmes, l’azur et le lis, tous deux symboles de pureté, semblent nettoyer symboliquement la dynastie et la monarchie de leurs anciennes souillures et par là même effacer le souvenir du sinistre porcus diabolicus » (p. 163) ; tantôt il avoue qu’« aucun texte contemporain ne nous explique quand, comment et pourquoi le Royaume de France, vers le milieu du XIIe siècle, a été placé sous la protection de la Vierge » (p. 142) et reconnaît que, « en ce milieu de XIIe siècle le culte de la Vierge est en pleine expansion », que « le XIIe siècle est le grand siècle de la mariologie » (p. 131). La mariologie, certes, ne sort pas du cochon. Celui-ci ne serait tout au plus qu’une cause occasionnelle.
Quant au choix des emblèmes, Pastoureau lui-même propose un autre motif : le choix d’une fleur là où les autres prenaient un animal (léopard, aigle ou taureau) pour figure héraldique, et d’une couleur inédite, sinon nouvelle (le rouge dominait jusqu’alors – et voici qu’on invente le « sang bleu »), obéit à une stratégie de distinction. « Se distinguer, ne pas être un souverain ordinaire, ne pas puiser dans le répertoire commun des insignes royaux : telle a toujours été depuis le XIIe siècle la ligne directrice de la mise en scène symbolique des rois de France. » Mais Pastoureau d’enchaîner : « Les raisons d’une telle volonté et d’un tel comportement sont plurielles. La mort infâme du roi Philippe, causée par un vulgaire cochon de ferme au mois d’octobre 1131, en est probablement une. » (p. 171) Probablement ? Le lien entre souillure et désir de distinction ne va pourtant pas de soi.
À l’appui de son enquête, Michel Pastoureau recense toute la tradition qui s’ancre chez Platon opposant la cité idéale à la « cité des porcs », et dans les interdits bibliques, pour faire un mauvais procès au cochon, réputé sale, libidineux, l’incarnation de tous les vices, la figure du pécheur se ventrouillant dans la boue du plaisir, etc. Aux siècles suivants, on intentera même de vrais procès aux cochons criminels, avec sentence et exécution publique, mais ce n’est pas encore l’époque. Au XIIe siècle, il n’est si l’on peut dire que l’instrument du diable.
Pastoureau signale néanmoins des exceptions, la plus notable étant le cochon de saint Antoine. Pourquoi, au tournant de l’an mille, la Vie d’Antoine s’augmente-t-elle d’un cochon qui, contrairement aux autres bêtes que le Diable envoie tourmenter le saint en sa solitude, se montre bienveillant et compatissant ? Cela reste encore un mystère, avoue Pastoureau, bien qu’il en évoque une raison convaincante : les moines antonins sont un ordre hospitalier qui soignait les malades atteints d’ergotisme, ou « mal des ardents », en les nourrissant de lard.
L’auteur mentionne également l’apport essentiel du porc dans le développement de la médecine : les organes du porc sont très proches de ceux de l’homme, et pendant toute la période médiévale la connaissance du corps humain passe par celle du porc, objet de dissection ; dans le porcus se lit le corpus (p. 83). Il y a là quelque chose de louche aux yeux de l’Église, toujours méfiante à l’égard des bêtes qui singent l’homme, ainsi que de ceux qui cherchent à connaître la Nature par ses causes naturelles au lieu d’y voir une forêt de symboles. Il n’empêche que le porc est aussi un modèle, et que la figure du porcus diabolicus, véhiculée par les documents qui sont dans leur grande majorité l’œuvre de l’Église, n’est pas la seule. Je proposerais bien d’ajouter une autre lignée pro-porcine que l’historien passe sous silence, mais qui pourrait jeter une lumière sur cet entêtant peut-être.
Ainsi Pyrrhon, grand-prêtre de l’égalité des opinions, semble avoir eu une certaine prédilection pour les cochons. Son biographe, Diogène Laërce, nous apprend que le maître du scepticisme vivait du commerce des volailles « et même des cochons » ; qu’il faisait le ménage chez lui, allant « jusqu’à laver un porcelet, par indifférence ». Un dernier épisode le montre, sur un bateau en perdition, remontant le moral de l’équipage paniqué en leur désignant un petit cochon paisiblement occupé à manger. « Le sage, leur dit-il, doit se maintenir dans un état semblable d’ataraxie ». Ces trois petits cochons qui ponctuent la Vie de Pyrrhon incarnent et symbolisent la contingence de tout événement, l’indifférence des jugements, l’égalité de toutes conditions : vivre ou mourir, être roi ou moine obscur, couvert d’honneurs ou d’infamie… L’épicurisme (qui fit aussi du pourceau, l’animal qui mange de tout, son animal fétiche) à son tour enseigne la doctrine des hypothèses multiples, contre la quête insensée de l’explication unique, forme de fanatisme pire que la croyance aux mythes religieux.
C’est cette pluralité des hypothèses que Pastoureau aurait peut-être pu exploiter davantage, au lieu de s’en tenir à une seule, qu’il semble plus ressasser que démontrer, et dont il resterait à mesurer la portée causale. Le cochon est-il la pichenette qui déclenche tout un processus, ou une manière de colorer — de rose, en l’occurrence, cette teinte pâle qui inspire tant de répugnance aux hommes parce qu’ils la jugent un peu trop similaire à la leur — la ligne bleue de l’histoire officielle ? Un exemple. À l’en croire, la mort honteuse de Philippe aurait tourmenté la conscience du roi Louis VII, au moins jusqu’à la naissance tardive, miraculeuse, d’un prince héritier, en 1165, auquel on donnera le nom de Philippe, le futur Philippe-Auguste. Pour conforter son hypothèse, transformer le peut-être en probable, sinon en certitude, l’historien n’hésite pas à s’introduire dans le for intérieur de son personnage.
Telles sont les questions que se pose Louis VII lorsqu’il retrouve son pays au mois de novembre 1149." (p. 129-130)
Ces questions, ce sont celles que le clergé aurait pu souffler à la conscience du roi, mais peut-on réduire celle-ci à celui-là ? Nous sommes ici au bord de la fiction, et comme à mi-distance de Jacques Le Goff, à la mémoire duquel le livre est dédié, et d’Alexandre Dumas, dont Maxime Du Camp disait qu’ « il n’avait besoin que d’un point d’appui pour soulever une conception où tout s’enchaîne, se déduit, palpite, intéresse, émeut » [2]. Ce qui, en dépit d’un tour plus répétitif que narratif, s’applique bien aussi au livre de Pastoureau.
Ne chipotons pourtant pas notre plaisir. Même si, ou peut–être parce qu’elle a quelque chose de romanesque, même s’il reste à théoriser, ou à formaliser, cette pratique du « peut-être », cette approche nous dit énormément de la façon de penser du temps. À mi-chemin du fait et de l’image, elle résulte d’un effort de l’historien pour faire non pas un tableau figé d’une culture à un moment de l’histoire, mais pour peindre la mutation de cette culture dans une période de crise. Tel est le coup de génie : focaliser un faisceau de faits historiques sur un épisode d’arrière-plan, dans lequel tous ces faits se réfractent et trouvent leur point d’ancrage, leur fixateur et leur portée exacte. L’hypothèse du cochon est mieux que vraie, elle est vraisemblable, comme si l’historien des emblèmes pensait lui-même en emblèmes, grâce à son aptitude à concentrer sur un point minime, sinon minuscule, tel un enlumineur ou un maître-verrier, sa connaissance intime du Moyen Âge.
par , le 26 octobre 2015
– Entretien avec M. Pastoureau à propos de son livre, Le cochon, histoire d’un cousin mal aimé
– Entretien autour de l’histoire du bleu, France-Culture.
– Une étude sur la delphacomanie
Ariel Suhamy, « Le Bleu et le Rose », La Vie des idées , 26 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-Bleu-et-le-Rose
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Bleu, histoire d’une couleur, Seuil 2002 ; Le Cochon. Histoire d’un cousin mal aimé, Gallimard (Découvertes n° 544), 2009. L’histoire du cochon régicide apparaît déjà dans Les Animaux célèbres, Bonneton, 2001.
[2] Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, cité par Claude Schopp dans son Dictionnaire Dumas, CNRS éditions p. XXIV.