Depuis quelques années, la philosophie politique, en France comme ailleurs, redécouvre le pragmatisme américain, que ce soit par l’étude des textes classiques de cette tradition, ou par l’usage de ses arguments pour contribuer à des débats contemporains, tels ceux sur la démocratie délibérative, la démocratie épistémique, ou la théorie critique [1]. Le livre d’Alice Le Goff s’inscrit dans ce courant de renouveau, jetant un nouveau regard sur la « démocratie radicale » à partir de l’apport du pragmatisme américain, qu’elle saisit au prisme d’une sélection d’auteurs majeurs de ce courant.
Mis à part dans un court texte du philosophe John Dewey [2], la notion de démocratie radicale ne figure pas parmi les concepts clés de la philosophie politique pragmatiste. Le choix d’étudier cette notion à partir du pragmatisme est néanmoins pertinent, car si par démocratie radicale on entend, comme l’auteure le fait, l’ensemble des approches participatives et délibératives de la démocratie, on peut alors sans difficulté considérer les pragmatistes comme des tenants de ces conceptions de la démocratie. Ou, du moins, on peut légitimement se demander si leurs philosophies politiques relèvent des approches participatives ou des approches délibératives.
Le point de départ de Le Goff est le regard critique qu’elle jette sur le discours contemporain de la démocratie radicale, qu’elle voit s’unifier autour de quelques axes communs. Toutes ces théories « interrogent l’autonomie ou la spécificité du politique ; elles défendent une démocratie agonistique contre un libéralisme perçu comme consensualiste ; elles défendent une conception plurielle et dynamique des identités ; elles développent un discours critique sur les processus d’institutionnalisation soupçonnés de “trahir” les dynamiques démocratiques » (p. 8).
La notion de démocratie radicale est abordée de manière très large, peut-être aussi trop large, car elle inclut des auteurs tels que Hannah Arendt, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Jacques Rancière, Chantal Mouffe ou Sheldon Wolin, et on pourrait s’interroger sur la pertinence de certains rapprochements, notamment celui de Arendt et Mouffe [3].
Après un premier chapitre consacré à John Dewey, le deuxième chapitre s’attèle à l’œuvre de Charles Wright Mills, sociologue dont le rapport au pragmatisme a été ambivalent. Le troisième et dernier chapitre du livre est consacré aux débats contemporains sur la démocratie participative et délibérative dans la philosophie politique contemporaine, débat qui s’est poursuivi de manière largement indépendante de la tradition pragmatiste au sens propre. Ici Le Goff ne cherche pas à établir des lignes directes de filiation, mais plutôt à montrer la permanence de thématiques qui ont été au cœur du projet pragmatiste des origines, dont notamment celles liées au dépassement du modèle de la démocratie représentative par des expérimentations qui tablent sur la participation et la délibération citoyennes.
Le livre, de manière explicite, ne vise pas une exégèse de la tradition pragmatiste. Il s’agit plutôt de puiser dans les écrits de certains auteurs pragmatistes des intuitions théoriques qui permettraient de dépasser la fausse alternative entre démocratie représentative (ou libérale) d’un côté et démocratie radicale de l’autre, pour ouvrir la voie d’une conception capable de résoudre les difficultés auxquelles chaque modèle / conception / tradition se heurte.
Le label « démocratie radicale » joue cependant un statut ambigu dans l’ouvrage. Car si, d’un côté, Le Goff s’avère extrêmement critique des versions contemporaines de ce projet évoquées plus haut, elle s’en réclame pourtant, bien que dans une version renouvelée par l’apport du pragmatisme.
Le pragmatisme politique de John Dewey à Charles Wright Mills
Le Goff propose une reconstruction historique savante de la pensée politique de Dewey en l’inscrivant dans le climat intellectuel de son époque. À la suite des travaux d’historiens comme Daniel Rodgers, James Kloppenberg et Marc Stears, elle montre que l’on peut rapprocher Dewey de ces penseurs réformistes qui, à la recherche d’une voie moyenne entre libéralisme et socialisme, revendiquaient le nom de « socialistes libéraux » ou de « libéraux socialistes » [4] de part et d’autre de l’Atlantique. Dewey lui-même développa une théorie sociale du libéralisme [5] ainsi qu’une théorie de l’individualité humaine qui visait à dépasser la conception atomiste au cœur du libéralisme classique [6].
Dans le portrait intellectuel qu’elle dresse, Le Goff souligne à raison l’importance que le thème de la démocratie industrielle prit pour Dewey. On regrette seulement à cet égard l’absence de référence à Mary Parket Follett, qui fut la véritable théoricienne pragmatiste de la démocratie d’entreprise [7]. L’auteure montre également que l’une des implications du pragmatisme est la conception de la philosophie sociale comme pratique engagée, ce dont témoigne le mouvement des « Dewey Schools » ou celui de Hull House initié par Jane Addams. C’est donc l’image d’un pragmatisme reposant sur la participation, la coopération et diverses formes d’autogouvernement qui ressort des pages de Le Goff. « Individualisme élargi, rejet du “laissez-faire”, articulation entre démocratie sociale et démocratie politique, conception expérimentale de la politique démocratique » sont les traits saillants de l’optique deweyenne selon Le Goff.
Outre le rôle de référence conféré à Dewey, la reconstruction du courant pragmatiste que propose Le Goff réserve une place de choix à Charles Wright Mills (1916-1962). Ce sociologue est sans doute moins connu du public français que Dewey, et c’est l’un des mérites majeurs de ce livre de nous rappeler son importance non seulement en tant que sociologue du conflit de classe, mais également en tant que penseur politique à part entière.
Si Dewey a pu être critiqué pour son refus ou son incapacité à penser le pouvoir [8], la question de la domination, du pouvoir et du conflit est en revanche au cœur de la théorie sociale et politique de Wright Mills, ainsi que de sa théorie de la connaissance, qu’il développe en croisant la sociologie de la connaissance de Karl Mannheim avec l’épistémologie pragmatiste.
Le Goff reconstruit en détail la tentative de synthèse entre la pensée de Dewey et celle de Max Weber opérée par Wright Mills. Dans la lecture que le sociologue propose de Weber, affleurent plusieurs thèmes pragmatistes : la valeur de la démocratie, qui provient de la possibilité ouverte de sélectionner des gouvernants susceptibles d’assumer une responsabilité́ politique et de limiter le pouvoir croissant des bureaucrates (p. 116) ; une vision intégrée et non dualiste du rapport entre idées et intérêts ; mais également une conception du soi compatible avec la psychologie sociale de George H. Mead, sociologue pragmatiste dont Dewey était très proche. Mais Dewey et Weber, dans cette interprétation de Wright Mills, nous dit Le Goff (p. 120) se rejoignent aussi dans le souci de dépasser l’opposition entre déontologisme et utilitarisme et dans un questionnement sur le développement de formes démocratiques dans des sociétés en voie de massification, marquées par une montée en puissance de la rationalité instrumentale.
D’après Le Goff, la théorie du pouvoir développée par Wright Mills montre que l’approche de Dewey accorde une attention insuffisante aux effets « des formes de stratification sur le développement des luttes sociales et la façon dont ces dernières peuvent étouffer les dynamiques démocratiques », (p. 136). Il manquerait à Dewey, en d’autres termes, une sensibilité sociologique aux dynamiques de classe. Comme l’auteure le souligne à juste titre, la publication posthume des « Lectures in China » [9] de Dewey nous permet aujourd’hui de porter un jugement plus nuancé sur cet aspect de l’œuvre de ce dernier, et de comprendre que l’écart entre la pensée critique de Dewey et celle de Wright Mills est peut-être moindre que ce que ce dernier ne pensait.
Le pragmatisme politique à l’épreuve des débats contemporains
Le troisième et dernier chapitre est peut-être celui qui se relie moins facilement au projet du livre. Non seulement car le lien avec le pragmatisme y paraît plus faible, malgré le fait que Archon Fung, auteur longuement discuté dans le chapitre, se soit réclamé plusieurs fois de cette tradition. Mais aussi car ici nous quittons le plan de l’histoire des idées – Dewey est mort en 1952 et Wright Mills en 1962 – pour aborder des questions de théorie politique contemporaine. Ici Le Goff se concentre sur une approche spécifique de la démocratie participative appelée « expérimentalisme démocratique », dont Fung est l’un des représentants plus connus. Le Goff montre avec clarté que les principes de l’expérimentalisme démocratique contemporain partagent un large éventail de principes avec la conception de la démocratie de Dewey : « la prise de décision collective est pensée en termes de délibération publique dans des arènes ouvertes à toute personne concernée ; la délibération est envisagée en termes de processus coopératif de résolution de problèmes ; la polyarchie délibérative-directe met l’accent sur l’importance de la démocratie “locale” ; elle articule démocratie, méthode d’expérimentation et apprentissage » (p. 186).
Toutefois, le lecteur désirant en apprendre plus sur ce qui ferait la spécificité du pragmatisme dans un panorama autrement irrigué de maintes inspirations théoriques restera un peu sur sa faim. Bien que Le Goff assume cette posture « frugale », renvoyant aux travaux de Charles Sabel et Christopher Ansell pour un traitement plus approfondi de la question, la discontinuité de ce chapitre avec les précédents s’en trouve amplifiée.
L’auteure aurait pu notamment nous introduire au débat sur le rapport du pragmatisme aux conceptions participatives et délibératives, car bien que les deux participent de ce tournant « radical », la littérature pragmatiste ne fait pas le consensus concernant la désirabilité de l’une et de l’autre, certains auteurs prônant une interprétation plus proche des approches participatives, et d’autres prônant une interprétation plus proche des approches délibératives (voir la note 2 plus haut). Notamment, la tentative par Fung de dépasser le dualisme de la participation et de la délibération aurait pu être mise plus explicitement en tension avec la conception pragmatiste de la démocratie.
En dépit de ces critiques, l’effort d’avoir montré le lien entre la conception deweyenne de la démocratie et les tentatives contemporaines pour renouveler la théorie et les pratiques de la démocratie est plus que bienvenu. Comme l’auteure le remarque justement, « on mesure ici l’intérêt d’un tel usage des intuitions deweyennes par les défenseurs de l’expérimentalisme démocratique : développer une perspective critique des institutions politiques et administratives selon qu’elles favorisent ou non le développement d’une approche expérimentaliste de l’action publique et montrer comment la mise en œuvre de l’expérimentalisme pragmatiste peut se réaliser à tous les niveaux, du micro au macro en passant par le méso » (p. 248). C’est là le legs du pragmatisme américain aux débats contemporains sur les limites du modèle démocratique et sur les possibilités de le transformer de l’intérieur.
A. Le Goff, Pragmatisme et démocratie radicale, CNRS Éditions, Paris, 2019. 272 p., 25 €.