Recensé : Gregory Mann, From Empires to NGOs in the West African Sahel : The Road to Nongovernmentality, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 281 p.
Pour qui s’intéresse à la politique en Afrique postcoloniale, une question revient toujours : pourquoi un grand nombre d’États africains se sont-ils trouvés, à différents moments et dans des contextes très divers, affaiblis voire menacés de disparition ? Dans certains cas, comme en Angola et en Algérie, une guerre d’indépendance brutale a laissé des fractures profondes ; dans d’autres cas, comme en Côte d’Ivoire et au RDC, les politiques néo-libérales de démocratisation et d’ajustement structurel des années 1990 ont étrillé ce qui restait des structures de l’État. Plus récemment, l’islamisme djihadiste a déstabilisé des États aussi différents que l’Algérie, l’Égypte, le Kenya et le Mali, tandis que d’autres – on pense notamment à la Guinée-Bissau – sont devenus des plaques tournantes du marché mondial de trafic de drogue. Avec un tel palmarès, l’Afrique semble avoir subi les pires injustices sans aucune perspective de sortie.
Mais que l’Afrique contemporaine ait été le théâtre de guerres meurtrières, de l’exploitation de matières premières et du capitalisme rampant ne suffit pas à expliquer la faiblesse chronique de l’État. Comment se fait-il qu’à maintes reprises, les États africains n’aient pas pu (ni parfois voulu) protéger leurs citoyens ? Et quelles ont été les conséquences de cette mauvaise gouvernance pour un continent fragmenté ? Le livre complexe de l’historien américain Gregory Mann ne propose aucune réponse définitive, mais le lecteur trouvera néanmoins des pistes à suivre et des arguments pertinents. Prenant comme étude de cas le Sahel, l’auteur retrace l’histoire d’une région, des violences de la colonisation française dans les années 1940, à un étrange mélange d’interventionnisme international et de politique néo-traditionnelle dans les années 1990.
C’est le concept de « non-gouvernementalité » (non-governmentality) qui sert de fil conducteur à l’ouvrage. Le terme renvoie à la pratique consistant, pour les États africains depuis la décolonisation, à déléguer leurs responsabilités à des organismes extra-étatiques et des organisations non gouvernementales (ONG). Comme le dit G. Mann :
(…) ce n’est pas pendant la période des réformes néolibérales lancées à la fin et à la suite de la Guerre froide, mais plutôt juste après l’indépendance, quand la souveraineté africaine avait le plus de prix, que certaines des personnes ayant œuvré à son établissement ont commencé à l’hypothéquer (p. 6)
Le fait de se concentrer sur la notion de souveraineté dans les années 1950 et 1960 permet à G. Mann d’expliquer les origines de la faiblesse de l’État africain. Les réformes néo-libérales des années 1990 et le djihadisme sont venus s’incruster sur des structures précaires, mais les États du Sahel avaient déjà entamé leur autodestruction.
De la colonie à la post-colonie
Le Sahel est un espace multiforme, mais G. Mann se concentre principalement sur les territoires du Soudan français à l’époque coloniale et sur le Mali postcolonial. Son livre se décline en trois parties. La première analyse l’idée de souveraineté au Mali avant et après l’indépendance. L’auteur y rapporte l’histoire d’acteurs, tel Madeira Keita, ayant joué un rôle crucial dans l’élaboration de l’État postcolonial, et analyse l’abolition des modes de gouvernement issus de l’époque coloniale, tels que le code de l’indigénat et le pouvoir des chefs locaux. La deuxième se tourne vers la question de la migration, aussi bien sur un axe est-ouest, entre l’Afrique de l’Ouest et la Mecque (pour le pèlerinage à la Mecque), que sur un axe nord-sud, entre le Mali et la France. G. Mann y montre comment l’État postcolonial a tenté de surveiller et contrôler le mouvement de ses citoyens souvent plus assidument que les autorités coloniales ne l’avaient fait avant l’indépendance. Dans la troisième partie, G. Mann examine la pénétration de plus en plus marquante des ONG françaises, américaines et africaines dans les structures de l’État malien. Poussé par le discours émergent sur la défense des droits de l’homme dans les années 1970, l’auteur montre comment les ONG ont repris les fonctions de l’État postcolonial afin d’asseoir leur légitimité. Petit à petit, elles ont précipité le démantèlement de l’État postcolonial et facilité l’intervention internationale. Le livre se termine sur l’évocation de l’action militaire contre le mouvement djihadiste au nord du pays en 2013 : dans un retournement hautement symbolique du point de vue de la souveraineté, le gouvernement malien s’est senti obligé d’inviter l’ancien pouvoir colonial de la France à prendre le devant de l’offensive.
Cette longue perspective chronologique permet à G. Mann de souligner les continuités entre l’époque coloniale et l’époque postcoloniale. Cela modifie sensiblement notre regard sur le moment de la décolonisation. Comme il le montre bien, l’idée même de souveraineté a été très contestée par l’élite intellectuelle et politique du Sahel. Que ce soit au moment de la lutte anticoloniale dans les années 1950 ou lors de la construction de l’État postcolonial dans les années 1960, il n’y avait guère de consensus sur ce que devait être la structure de l’État et sa capacité d’agir ; il n’y avait même pas de stabilité territoriale jusqu’à ce que le Mali soit formellement crée par la dissolution de la République du Soudan à la fin de 1960. Ce n’est que dans les années 1970 que l’on commence à voir se dessiner une nouvelle conception de la souveraineté – celle que l’auteur appelle « non-gouvernamentalité ». Au lieu de considérer l’indépendance comme un tournant dans l’histoire du Sahel, suggère G. Mann, mieux vaudrait examiner de plus près la fin des années 1970. C’est à ce moment-là que cette nouvelle conception de la souveraineté tend à se propager au Sahel et plus largement à travers l’Afrique sub-saharienne.
L’argument est convaincant. Il existe aujourd’hui une historiographie de plus en plus étoffée sur les années 1970 qui s’accorde sur le fait que cette décennie de transition y a inauguré une nouvelle façon de penser le politique [1]. L’analyse de G. Mann nous permet de voir comment celle-ci a influencé le Sahel. Il montre comment les élites maliennes ont commencé à intégrer un discours mondialisé sur les droits de l’homme et comment il se sont servis des ONG pour combler les lacunes de l’État. On comprend alors mieux comment
l’aide humanitaire (…) et le combat militant en faveur des droits de l’homme, se sont imposés au Sahel, contribuant à une redéfinition de ce qu’était – et ce que pouvait être – l’État. (p. 169)
À partir des années 1970, le Sahel devient donc un site privilégié d’expérimentation politique et le creuset de la « non-gouvernementalité » : c’est la conséquence logique de la faiblesse de l’État, facilement instrumentalisable.
Migration et surveillance
Les deux chapitres du livre qui illustrent le mieux les multiples enjeux de la transition entre gouvernementalité et non-gouvernementalité sont ceux qui traitent de la migration. À travers une analyse stimulante, G. Mann montre très bien le fossé qui sépare les intentions théoriques de l’État postcolonial d’une réalité beaucoup plus complexe. Dans le chapitre sur les migrations liées au pèlerinage à la Mecque, on voit par exemple que les administrations coloniales n’avaient ni les moyens ni l’envie de surveiller le mouvement des populations. Mais avec le développement de l’État colonial dans les années 1940 et 1950 – et le nombre toujours plus important de pèlerins – les Britanniques et les Français ont été obligés de créer un système de laisser-passer afin d’identifier l’origine des pèlerins. Par la suite, les États postcoloniaux comme le Mali n’ont fait que renforcer ce système dans le but de quantifier et de surveiller précisément le nombre de leurs ressortissants qui traversaient le Sahara. Dans ce domaine, ce n’est donc pas l’État postcolonial qui a libéré son peuple ; il s’est au contraire efforcé de surveiller et de limiter la mobilité individuelle de ses membres.
G. Mann dresse le même constat au sujet des migrations nord-sud entre le Mali et la France. Là encore c’est l’administration malienne plutôt que l’administration française qui s’est préoccupée des flux migratoires. Après l’indépendance en 1960, le Mali presse le gouvernement français de lui communiquer les noms et les coordonnées de tous les ressortissants maliens sur le territoire français, afin de s’assurer que ces personnes avaient l’intention de rentrer au Mali « servir » leur pays. Les Français, ne s’étant pas spécialement penchés sur le cas, ne disposaient pas de données précises sur la population malienne résidant en France. L’État malien prend alors lui-même les choses en main : dans les années 1960, il essaie de couper les réseaux de passeurs et de faux-papiers, et annule les visas des étudiants maliens pendant leur vacances. Cette image d’un État français relativement incompétent et insouciant au sujet de la migration offre un contraste frappant avec l’historiographie de l’immigration algérienne d’inspiration foucaldienne qui met l’accent sur la volonté de l’État de surveiller les Algériens en métropole [2]. L’auteur nous rappelle que, malgré ses prétentions, de vastes domaines restaient hors de portée de l’État français dans les années 1960.
Avant que l’immigration devienne un enjeu politique en Europe, c’était donc l’État postcolonial qui le voyait comme un problème. Ce n’est qu’avec la mobilisation des Maliens en France dans les années 1970, contre des conditions de travail et de logement atroces, que l’État français commence à se préoccuper de leur sort. Pour G. Mann, cette prise de conscience est déterminante car elle montre à quel point le tournant des années 1970 a eu lieu aussi bien à Paris qu’à Bamako. En effet, c’est à ce moment que le double discours de l’antiracisme (en France) et de l’humanitarisme (au Mali) prend le pas sur les notions de solidarité de classe et de souveraineté nationale. Par la suite, les changements politiques au Mali confirmeront cette analyse : la première incarnation de l’État postcolonial s’effondre avec le coup d’État de 1968 et l’arrestation de Modibo Keita ; dans un climat de violence et de répression policière, les idéaux de la génération de la décolonisation s’effritent tout au long des années 1970. Dès les années 1980, une nouvelle configuration politique voit le jour au Mali, plus fragmentée et dominée par une interaction compétitive entre organisations gouvernementales et non gouvernementales.
Ce détricotage est encore mis en évidence par les deux derniers chapitres, consacrés à l’implication des ONG américaines dans la gestion des famines des années 1970 et au rôle joué par les organisations internationales (comme Amnesty International) dans le combat pour les droits de l’homme au Mali. En montrant comment elle se développe sur le terrain, ces chapitres enrichissent encore la notion de « non-gouvernementalité » et ouvre la voie à de prometteuses recherches futures. On peut néanmoins adresser à l’auteur une critique sur sa grille d’analyse. S’il dissèque avec brio la façon dont l’État postcolonial a perdu sa légitimité, il laisse de côté la question de l’exercice du pouvoir. Ses arguments nous aident à comprendre comment la souveraineté de l’État malien a été défaite et son autorité sapée depuis 1960, mais la façon dont le pouvoir fonctionne au Sahel reste beaucoup plus mystérieuse. Comment les populations de la région ont-elles réagi à la « non-gouvernementalité » qui s’est répandue à travers le Sahel et ailleurs en Afrique ? Les discours politiques occidentaux sur les droits de l’homme trouvent-ils aujourd’hui des échos au sein d’une population tourmentée par l’instabilité politique et la crise environnementale ? Il n’est pas étonnant que, dans un livre historique et empirique, on ne trouve pas de théorie plus générale du pouvoir, même si l’auteur offre quelques réflexions sur la situation actuelle du Mali dans sa conclusion aux accents ethnographiques. Cependant, la question que G. Mann pose à la fin de son livre – « qu’est-ce que gouverner ? » – aurait mérité un traitement plus approfondi. C’est de la réponse à cette question que dépendent la vie et la mort du Sahel et de ses habitants.