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Recension Société

Dossier / Pierre Bourdieu et la culture

Le capital culturel classe-t-il encore ?

À propos de : P. Coulangeon, J. Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, La Découverte


par Igor Martinache , le 21 mars 2014


Un ouvrage collectif s’est penché sur la pertinence et les enjeux d’une relecture contemporaine du livre de Pierre Bourdieu, La Distinction, publié en 1979. Il en ressort une discussion critique d’une grande vitalité, tant du point de vue des positions par rapport aux thèses de l’ouvrage, des thèmes ou de l’origine des chercheurs qui s’approprient ce livre.

Recensé : Philippe Coulangeon, Julien Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, La Découverte, 2013. 272 p., 34 €.

Publiée en 1979, La Distinction de Pierre Bourdieu fait partie des ouvrages de sociologie francophones les plus cités et les plus lus, ce qui ne signifie pas qu’il le soit toujours correctement. Original tant sur le fond que par la méthodologie mise en œuvre, cet ouvrage a en effet fait l’objet dès sa parution d’une réception contrastée, suscitant aussi bien des éloges dithyrambiques que des attaques acerbes dans les champs académiques et journalistiques. L’ouvrage s’inscrit dans la suite d’enquêtes menées par son auteur avec d’autres, notamment Jean-Claude Passeron, sur les faux-semblants de la méritocratie scolaire et leur rôle dans la légitimation des inégalités de dotation en capitaux culturels, mais aussi sur la fréquentation des musées ou la pratique de la photographie [1]. S’appuyant sur une profusion de données tirées de plusieurs enquêtes réalisées au cours des années 1960-1970, Pierre Bourdieu vient s’inscrire en faux contre la maxime qui veut que « tous les goûts sont dans la nature ». Bien au contraire, recourant à une méthode alors innovante de l’analyse en composantes multiples, qui consiste sommairement à projeter dans un espace en deux ou trois dimensions les différentes variables et les individus en fonction de leurs proximités relatives, et à en déduire ensuite le sens des axes qui organisent cet espace, le sociologue et son équipe mettent en évidence le fait que les goûts et pratiques culturelles ne sont non seulement pas distribuées aléatoirement dans l’espace social, mais obéissent à une certaine hiérarchie qui se retrouve d’un domaine à l’autre. En d’autres termes, l’espace des positions sociales définies en fonction du volume global de capitaux économique et culturel détenus par les agents sociaux, et de leur dotation relative en chacun de ces capitaux, et l’espace des préférences culturelles, présentent de fortes homologies. Ces dernières viennent ainsi exprimer et même réaliser la position sociale relative de leurs adeptes au cours des luttes de classement plus ou moins implicites qui se jouent quotidiennement. Le premier apport de Pierre Bourdieu est ainsi de faire apparaître la dimension culturelle de la stratification sociale, contre une vision trop étroitement matérialiste qui ne lui conférerait aucune autonomie, mais elle vient aussi en souligner le caractère éminemment relationnel, ce que certaines lectures substantivistes n’ont pas saisi en déduisant de la démonstration de Pierre Bourdieu que certains goûts ou pratiques étaient intrinsèquement le fait de groupes sociaux particuliers, indépendamment de ceux des autres. Autrement dit, une pratique n’est pas en soi classante, comme la pétanque pour les classes populaires, mais elle ne l’est que mise en regard d’autres pratiques et des autres classes sociales, dont les goûts et peut-être plus encore les dégoûts signifient leurs rapports aux autres.

Et si l’approche renouvelée de la stratification sociale que développe Pierre Bourdieu est devenue et demeure un vade-mecum de toute formation en sociologie, d’aucuns se plaisent à en relever les limites temporelles — les données sur lesquelles s’appuie l’analyse ont été collectées durant les années 1960-1970 —, spatiales — elles portent sur la société française —, et théoriques — le schéma théorique s’inspirerait largement d’auteurs antérieurs, tels Norbert Elias, Edmond Goblot ou Thorstein Veblen, et aurait perdu sa validité devant la montée de l’éclectisme ou de la moyennisation — supposée — de la société. Cela amène une interrogation qui se pose au sujet de tout ouvrage ayant acquis un statut de classique : pourquoi relire La Distinction plus de trois décennies après sa parution ?

C’est cette question qui a animé un important colloque à Paris en novembre 2010, dont est tiré le présent ouvrage collectif. Dans leur introduction, après avoir restitué la teneur des débats qui ont suivi la parution de La Distinction, ses deux coordinateurs, Philippe Coulangeon et Julien Duval, confessent avoir été eux-mêmes surpris par l’afflux de réponses à l’appel à communication, indicateur en lui-même de l’intérêt toujours vif suscité par ce dernier. Plus de 130 communications ont finalement été présentées, dont la moitié par des chercheurs étrangers, et seules 25 retenues pour la publication, l’objectif ayant présidé à cette sélection étant la volonté de rendre compte des principaux enjeux ayant émergé au cours du colloque.

Contexte d’écriture, réceptions et prolongements

La première partie est consacrée au contexte de l’ouvrage. Monique Saint-Martin, l’une des collaboratrices les plus fidèles de Pierre Bourdieu, relate ainsi la genèse de l’ouvrage, avant tout du point de vue des sources et de la méthode — la fameuse analyse de correspondances multiples - mais aussi les malentendus suscités par la difficulté de la prise en compte simultanée d’une pluralité de dimensions. Gisèle Sapiro revient pour sa part sur la réception internationale de l’ouvrage, rappelant que les frontières franchies ont été également d’ordre disciplinaire, tandis que Michèle Lamont détaille pour sa part le cas des États-Unis, où La Distinction a permis de jeter des ponts entre sociologies française et étatsunienne, tout en étant reçue de manière davantage pluraliste dans cette dernière. Les contributions de Jean-Louis Fabiani et Louis Pinto sont pour leur part davantage théorique en s’efforçant de dissiper quelques malentendus à l’égard du propos de Pierre Bourdieu et d’esquisser un « bon usage » de la Distinction, selon l’intitulé quelque peu normatif de l’article du second nommé.

Vient ensuite un deuxième ensemble de textes dont les auteurs présentent leurs propres travaux en matière de sociologie de la culture afin de montrer la dette conceptuelle qu’ils ont contractée vis-à-vis de Pierre Bourdieu, mais aussi la validité persistante de ses résultats. Qu’il s’agisse du public de l’Ensemble intercontemporain — seul orchestre permanent dédié à la musique contemporaine en France —, ou des jeunes de milieux populaires à Londres et en Seine-Saint-Denis, des grands lecteurs de romans policiers, ou des goûts alimentaires des gentrifieurs bostoniens — ces membres des classes supérieures qui investissent des quartiers traditionnellement populaires [2] -, les chercheurs montrent combien la hiérarchie des contenus culturels restent bel et bien prégnante sur ces terrains d’enquête et viennent ainsi fortement nuancer l’idée dominante d’une substitution de la légitimité culturelle par l’éclectisme, suivant un clivage entre dominants « omnivores » et dominés « univores » proposé initialement par Richard Person [3] et véhiculée en France notamment par Olivier Donnat, maître d’œuvre des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français menées périodiquement par le Ministère de la Culture. Olivier Roueff et Benard Lahire proposent pour leur part des prolongements à la fois plus critiques et théoriques, en interrogeant respectivement le concept d’homologie structurale, forgé mais peu approfondi par Pierre Bourdieu, à partir du rôle des intermédiaires culturels, et en discutant la transférabilité chez un même individu d’un domaine culturel à l’autre des dispositions à apprécier des œuvres et pratiques auréolées d’un même degré de légitimité. Dans ses propres travaux, Bernard Lahire a en effet montré que la norme en matière de pratiques culturelles n’est pas la cohérence mais en réalité la dissonance, qui n’empêche pas une certaine distinction de soi envers soi [4].

Perspectives internationales et théoriques

La troisième partie de l’ouvrage traite pour sa part de perspectives internationales, moins du point de vue des terrains — dont plusieurs mobilisés précédemment se situent déjà au moins partiellement hors de France —, que des auteurs regroupés. Un collectif anglo-français présente ainsi ici les résultats d’une importante enquête sur les pratiques culturelles des Britanniques menée au cours des années 2000, reprenant la méthode de l’analyse des correspondances multiples — présentée en outre ici de manière assez pédagogique —, où ils vérifient que la classe sociale d’appartenance y constitue bien le facteur de différenciation primordial des goûts et pratiques culturelles, avec un ensemble d’homologies entre différents domaines, même si les axes résultant du traitement statistique ne correspondent pas exactement à ceux que Pierre Bourdieu et son équipe avaient trouvés dans leur enquête. La principale opposition selon ces résultats ne passe pas entre une culture légitime et une qui ne le serait pas, mais entre la participation ou non aux activités culturelles dans leur ensemble, ce qui semble accréditer ici la thèse d’une distinction reposant sur l’éclectisme. Ils observent également, toujours contre les résultats de La Distinction,qu’il existe une série de goûts et pratiques partagés par le plus grand nombre et de ce fait non classants, ainsi qu’une frontière nette entre classes moyennes instruites et classe ouvrière non qualifiée. Les autres enquêtes présentées dans cette partie portent sur l’inscription dans l’espace urbain de la stratification sociale envisagée d’un point de vue symbolique à partir de l’exemple de Porto, sur la domination d’un « goût de tradition », qui rejette les cultures avant-gardistes, parmi les plus riches habitants de Sao Paulo — constat qui, selon son auteure, contredit encore une fois la thèse d’une montée de l’omnivorité parmi les élites —, de même enfin qu’une comparaison britanno-danoise qui, en se référant également à d’autres recherches, notamment en Serbie, tente de montrer que si elle s’est affaiblie il existe bien toujours dans ces différentes sociétés une culture savante légitime par laquelle les membres des classes dominantes continuent de se distinguer. Celle-ci s’est toutefois transformée, sous l’effet notamment du développement des nouvelles technologies et de la montée d’un certain cosmopolitisme, et selon les auteurs, plus que par ses contenus, elle se distinguerait désormais davantage des cultures populaires par ses modes d’appropriation. Autrement dit, ce n’est pas parce que les membres des classes dominantes partagent certains objets culturels avec ceux des classes dominées qu’ils le font de la même manière.

La quatrième partie rassemble ensuite des contributions discutant la théorie de la stratification sociale et des rapports de classe sous-jacente à La Distinction, au cœur de l’ouvrage sans en être l’objet explicite, comme le notent Philippe Coulangeon et Julien Duval (p. 384). Gérard Mauger revient ainsi sur le rapport que Pierre Bourdieu entretenait avec les classes populaires en discutant la fameuse accusation de misérabilisme — qu’il qualifie de « procès en légitimisme » — que lui ont adressée ses deux anciens collaborateurs, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron [5]. Il leur concède cependant d’avoir bien relevé chez Pierre Bourdieu une insuffisante inattention aux hétérogénéités de ces dernières contrastant avec la finesse d’analyse des différences au sein des classes dominantes. Marie-Hélène Lechien et Lise Bernard reviennent pour leur part dans leurs contributions respectives sur la pertinence du concept contesté de « petite bourgeoisie nouvelle » forgé par Pierre Bourdieu, tandis qu’Agnès Van Zanten s’intéresse pour sa part aux mobilisations de leurs capitaux par les fractions supérieures des classes moyennes à travers les stratégies de scolarisation de leurs enfants.

Un éclairage fécond sur les comportements politiques

La cinquième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux apports de La Distinction à la sociologie politique, pan crucial mais souvent méconnu de l’ouvrage. Lui-même auteur de travaux essentiels sur le « cens caché » qui caractérise les démocraties modernes en vertu d’une inégale distribution de la compétence politique mais aussi et surtout du sentiment de cette compétence [6], Daniel Gaxie revient ainsi sur les éclairages apportés par Pierre Bourdieu dans son ouvrage sur ce problème de la formation des opinions politiques et de leurs modalités d’activation, alors que Daniel Laurison montre à partir d’une ACM réalisée aux États-Unis sur des données collectées en 2006 combien cette approche culturelle des comportements électoraux s’avère pertinente pour comprendre ces derniers dans le contexte de la société étatsunienne contemporaine, où l’abstention atteint des niveaux encore supérieurs à ceux du vieux continent. Paradoxalement, s’appuyant, eux, sur des enquêtes électorales françaises, Bruno Cautrès, Flora Chanvil et Nonna Mayer viennent au contraire nuancer la thèse défendue dans son ouvrage par Pierre Bourdieu d’une homologie structurale entre positions sociales — mesurée par les niveaux respectifs de capitaux économique et culturel détenus — et orientations politiques exprimées. Ils mettent ainsi en évidence un certain nombre de déplacements entre les différents groupes socioprofessionnels dans l’espace des opinions politiques depuis trente ans, et surtout soulignent le fait que cette appartenance n’est qu’un facteur parmi d’autres influençant les préférences politiques, non sans reconnaître cependant que la dotation relative en capitaux culturel et économique exerçait bel et bien un effet clivant entre les agents sociaux concernant leurs préférences électorales.

Enfin, le dernier moment de l’ouvrage est constitué par de « nouveaux territoires » sur lesquels la théorie de la distinction peut constituer une base pertinente. L’article de Jean-Baptiste Comby et Mathieu Grossetête est de ce point de vue particulièrement éclairant. À partir de leurs terrains respectifs concernant les politiques publiques en matière de consommation énergétique et de sécurité routière, ils montrent ainsi comment la montée dans ces deux domaines, comme en d’autres, d’une norme de prévoyance individuelle révèle en fait le déplacement des luttes de distinction entre classes sociales. Des luttes de classement elles-mêmes masquées par un discours moralisateur aveugle aux dispositions et possibilités différenciées des agents selon leur classe sociale d’appartenance. Frédéric Roux vient pour sa part briser l’homogénéité d’une pratique vue de l’extérieur, en l’occurrence la pêche, en montrant combien celle-ci peut faire l’objet d’appropriations très différenciées et hiérarchisées en fonction des ressources culturelles de ses pratiquants. Enfin, non sans écho avec l’article précédemment évoqué concernant la ville de Porto, Fabrice Ripoll propose pour sa part d’être davantage attentif que ne l’a été Pierre Bourdieu dans La Distinction comme dans ses écrits ultérieurs à ce qu’il appelle la dimension spatiale des capitaux, autrement dit la projection dans l’espace physique des rapports de classe — y compris de manière dynamique à travers l’étude des mobilités sociales et spatiales étroitement liées entre elles [7] — en considérant l’« espace physique » comme un « espace social réifié ».

Ces multiples contributions confirment ainsi chacune à leur manière le statut de référence acquis par La Distinction pour analyser les rapports sociaux contemporains, en France comme ailleurs. Référence ne veut cependant pas dire révérence, et si certaines viennent en défense de la théorie développée par Pierre Bourdieu, les critiques et les débats ne manquent pas non plus. C’est aussi ce qui fait l’intérêt de cet ouvrage collectif. Quoi qu’il en soit, tant d’un point de vue théorique qu’empirique, les outils conceptuels forgés par Pierre Bourdieu dans cet ouvrage et développés par la suite, ainsi que la méthodologie empirique aussi novatrice que rigoureuse qui la sous-tend, conditionnent l’approche de questions telles que les goûts et pratiques culturelles, la stratification sociale ou les comportements politiques. Des questions difficilement dissociables en pratique, et ce n’est pas là le moindre des enseignements légués par l’auteur de La Distinction.

par Igor Martinache, le 21 mars 2014

Aller plus loin

Pour citer cet article :

Igor Martinache, « Le capital culturel classe-t-il encore ? », La Vie des idées , 21 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-capital-culturel-classe-t-il

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Notes

[1Voir respectivement Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Minuit, 1964 et La Reproduction, Paris, Minuit, 1970  ; Pierre Bourdieu et Alain Dardel, L’amour de l’art, Paris, Minuit, 1966 et Pierre Bourdieu (dir.), Robert Castel (dir.), Luc Boltanski et Jean-Claude Chamboredon, Un art moyen, Paris, Minuit, 1965. 

[2Voir Sylvie Tissot, De bons voisins, Paris, Liber-Raisons d’agir, 2011.

[3Notamment dans son article «  Understanding audience segmentation : From elite and mass to omnivore and univore  », Poetics, vol. 21, n°4, 1992, p. 243-258.

[4Voir La Culture des individus, Paris, La Découverte, 2004.

[5Voir Le Savant et le Populaire, Paris, Seuil, 1989.

[6Voir notamment Le Cens caché, Paris, Seuil, 1978.

[7Pour une illustration de cette prise en compte conjointe, voir par exemple la monographie éclairante d’un quartier résidentiel de Gonesse dans la périphérie parisienne de Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot (La France des petits-moyens,Paris, La Découverte, 2008).

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