Le film de Polanski a remis au premier plan le colonel Picquart, antisémite et dreyfusard. Mais fut-il le lanceur d’alerte que présente le film, en tordant la réalité historique, ou un objecteur de conscience qui tenta le plus longtemps possible de rester dans la légalité pour sauver l’institution ?
Vu l’histoire personnelle de Roman Polanski, on aurait pu s’attendre à ce qu’en décidant de mettre l’Affaire Dreyfus à l’écran, il se soit projeté dans le personnage du capitaine accusé injustement d’espionnage et de trahison. À ce qu’il utilise cette histoire pour se présenter lui-même – à tort selon nous – en victime d’erreur judiciaire et d’emballement médiatique. Mais c’est une tout autre histoire qu’il décide de raconter. Dreyfus n’en est pas le personnage principal ; le colonel Picquart, beaucoup moins sympathique et a priori beaucoup moins héroïque, en a pris la place. Ce militaire zélé, un temps chef des services secrets français, est l’homme qui révèle la forfaiture commise par l’armée pour forger la culpabilité de Dreyfus. Il agit alors non par défense du Juif persécuté, mais par respect de l’institution elle-même. Son héroïsme tient donc au fait qu’il est prêt à lutter seul contre la machine administrative, au prix de sa carrière et de son isolement. Dans ce recentrage de l’Affaire autour d’un personnage jusque-là tenu pour secondaire, Polanski va très loin : il fait de Picquart l’initiateur de la lettre « J’accuse », retirant ainsi partiellement à Zola le courage et la vision que la mémoire collective lui attribue. C’est une distorsion majeure avec la réalité historique dans un film qui reste par ailleurs fidèle aux faits et aux caractères.
Pour raconter cette version de l’Affaire, le réalisateur et son équipe ont consciencieusement lu les nombreux travaux historiques [1] et accompli un gros travail de documentation afin de représenter au plus juste l’institution militaire et la justice, à partir des illustrations publiées dans la presse de l’époque. J’accuse propose une histoire exigeante à l’égard du spectateur, une histoire resserrée et sèche – à l’exception d’une liaison qui prend à notre sens trop de place –, pour raconter l’Affaire Dreyfus à partir du personnage ambivalent que fut Picquart.
Picquart au centre de l’écran
Aujourd’hui encore, l’Affaire, malgré son extrême complexité, est un élément central de l’imaginaire politique français, la référence ultime de l’injustice et des dérives au sein de l’État. Elle demeure aussi un enjeu dans beaucoup de milieux d’extrême droite – en 2018 encore, des blogs traditionalistes catholiques défendaient la condamnation de Dreyfus, et incriminaient le « Syndicat », ce supposé complot des juifs et de l’anti-France pour l’innocenter [2]. Le malaise persiste aussi dans l’armée, qui peine à admettre ses responsabilités passées. La statue de Dreyfus conçue par Tim en 1988 n’a jamais pu être installée à l’École militaire comme le sculpteur l’espérait, et le site officiel créé en 2012 par le Service historique de la défense présentant le contenu du dossier secret utilisé par l’armée contre Dreyfus a disparu pour des raisons inexpliquées dès l’année suivante. [3] L’Affaire est donc un de ces points d’achoppement de notre histoire sur lesquels nous butons sans cesse.
Le film de Polanski en présente une lecture originale, qui n’est centrée ni sur l’injustice faite à Dreyfus, ni sur les forfaitures commises par les plus hauts dirigeants de l’armée au nom de la raison d’État. Elle est tout entière organisée autour du refus d’un militaire d’avaliser le complot contre le capitaine accusé. Cela n’est pas entièrement nouveau. Ce militaire, Marie-George Picquart, était déjà dans les années 1898-1899 devenu l’un des héros les plus connus et célébrés du camp dreyfusard. Cette héroïsation avait alors l’avantage de déplacer le regard de la victime, Dreyfus, vers un défenseur à l’identité beaucoup plus acceptable, et de neutraliser le débat sur l’antisémitisme de masse en France. Honorer Picquart permettait en un sens de disculper une armée et des élites françaises qui avaient beaucoup à se reprocher. Il offrait une figure consensuelle, plus que le juif Dreyfus, plus que le romancier naturaliste Émile Zola. En ressuscitant le personnage de Picquart, J’accuse réévalue son action dans des termes plus modernes et moins iréniques, en montrant toute l’ambiguïté du personnage. Son insoumission se combine en effet avec un antisémitisme sur lequel le film insiste.
Les narrations audiovisuelles de l’Affaire sont beaucoup plus rares qu’on pourrait le croire. J’accuse en est la première version grand public française après une absence de plus d’un siècle des salles de cinéma. Jusqu’à aujourd’hui la vingtaine de courts-métrages, films ou téléfilms produits depuis les événements de 1898 oscillaient entre deux versions : l’une centrée sur Dreyfus, l’autre sur Zola et le camp dreyfusard. [4] La plus connue est celle de Méliès, qui produisit dès 1899 une série de courts-métrages militant en faveur de Dreyfus, reconstitution fidèle de ce que l’on savait à l’époque et donc plus docu-fiction que fiction. À l’exception de quelques imitations de Méliès produites avant 1914, les films qui suivirent furent tous réalisés à l’étranger : deux d’entre eux, Dreyfus, film allemand de Richard Oswald (1930), et Dreyfus, film britannique de F.W. Kraemer et M. Rosmer (1931), retraçaient l’Affaire dans son ensemble, avec Dreyfus en personnage central. Un troisième de cette époque, produit par la Warner en 1937, innovait en plaçant Zola, joué par Paul Muni, au centre de son scénario et allait jusqu’à gommer la dimension antisémite de l’histoire. Le seul autre film hollywoodien tourné sur l’Affaire entre 1945 et la fin du siècle, celui de José Ferrer (1958), rendait à Dreyfus le rôle principal. La première fiction française sur l’Affaire depuis le début du XXe siècle, un téléfilm de Stellio Lorenzi diffusé en 1978, choisissait, elle aussi, de focaliser l’histoire sur Zola [5]. Le récit de l’affrontement politico-judiciaire de 1898-1899, rempli de joutes oratoires devant les tribunaux, était hautement photogénique, mais l’Affaire n’était pas toujours clairement exposée et Dreyfus finissait par disparaître derrière ses défenseurs, Zola, Clemenceau, le publiciste Bernard Lazare… En partie en réaction, les documentaires et téléfilms produits depuis le centenaire de la condamnation en 1894 ont réévalué le rôle du capitaine, en en faisant un agent actif de sa réhabilitation au même titre que le reste de sa famille – son frère Mathieu, sa femme Lucie – plutôt qu’une victime passive comme chez Méliès. [6]
J’accuse de Polanski réintroduit dans l’histoire un personnage qui a joué un rôle essentiel dans le processus de réhabilitation de Dreyfus, mais ne faisait pas partie initialement du camp des dreyfusards : le colonel Marie-George Picquart. Il n’avait pourtant pas au début de l’Affaire l’étoffe d’un héros puisque sa ligne de conduite principale était la loyauté à l’égard de l’armée. Avec un scénario écrit à partir du roman historique D. publié en 2013 et en collaboration avec son auteur, Robert Harris, c’est la deuxième fiction seulement à adopter cette approche, après le téléfilm assez peu réussi Prisoner of Honor de Ken Russell et Richard Dreyfuss tourné en 1991. En choisissant Picquart comme personnage principal à partir duquel l’Affaire est presque intégralement racontée, le film prend résolument ses quartiers dans l’armée, du bureau du ministre aux Conseils de guerre et aux lieux de manœuvre, et non dans la cité où se déploient les efforts de la phalange héroïque qui veut à tout prix prouver l’innocence de Dreyfus. Ce n’est plus cet héroïsme public qui est au centre de l’histoire, mais la capacité d’un individu à résister à l’armée en son sein, au nom même des valeurs de celle-ci.
Un soldat discipliné
Le film ne cherche pas à faire passer son héros, Picquart, pour le personnage sympathique qu’il n’a pas été. Dans la scène d’ouverture dans laquelle Dreyfus est dégradé dans la cour de l’École militaire devant une foule vengeresse, le réalisateur le campe d’emblée en plaçant cette phrase dans sa bouche alors qu’il est spectateur satisfait de l’humiliation : « Il a l’air d’un tailleur juif qui voit tout son or tomber à la poubelle ». Les historiens ont montré que, né dans un milieu bourgeois catholique fervent, lui-même athée, mais antisémite et ultra-nationaliste, Picquart était un brillant sujet sans état d’âme dans les armées de la colonisation et de la répression du mouvement ouvrier. Rôle secondaire de l’état-major en 1894, il participe à l’injustice faite à Dreyfus : le jour de l’arrestation du capitaine, il l’accompagne dans le bureau de Du Paty de Clam, chargé de la conduite de l’enquête, où celui-ci veut le confondre et l’amener à avouer sa culpabilité à l’issue de l’épreuve de la dictée -il s’agit de lui faire recopier le texte de la « lettre-missive » interceptée à l’ambassade d’Allemagne qui prouve l’existence d’un traître au sein de l’armée française. Picquart joue ensuite les yeux du ministre de la Guerre lors du procès de Dreyfus devant le conseil de guerre et lui rapporte chaque soir son sentiment sur le sens dans lequel sont susceptibles de pencher les juges. Le film le charge excessivement par rapport à la réalité historique en faisant de lui un des acteurs-clés de la forfaiture commise par l’armée à la fin du procès, lorsqu’est remis au président du conseil de guerre, à l’insu des avocats de la défense, un dossier de pièces préparées par les services secrets de l’armée, dont il est espéré qu’elles pèseront sur le verdict. Dans J’accuse, il est la main qui remet l’enveloppe peu épaisse marquée d’un D bleu avant que se referme la porte de la salle des délibérés, sous le regard de maître Demange, l’avocat de Dreyfus. Il n’est pourtant pas la personne qui a transmis ces pièces dans une violation patente des droits de la défense.
L’année suivante, Picquart se voit confier la direction de ces services secrets, baptisés « Section de statistiques », ensemble tentaculaire de services d’espionnage et de contre-espionnage, véritable État dans l’État. Il devient du même coup le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française. Cette Section, on la découvre dans le film en même temps qu’un Picquart extrêmement circonspect au moment de sa prise de fonction, guidé par son second, le commandant Henry : son immeuble vétuste, sa faune peu recommandable de joueurs de cartes et d’interlopes au rez-de-chaussée, ses fonctionnaires affairés à des tâches de basse police -l’ouverture des enveloppes à la vapeur-, ses armoires pleines de classeurs et de documents compromettants. C’est dans un véritable « Bureau des légendes » de la fin du XIXe siècle que nous conduit Polanski, un bureau dans lequel c’est le document papier qui est roi, non la trace digitale : la « lettre-missive » (aussi appelé « bordereau ») encadrée au mur par le prédécesseur de Picquart (une invention du scénario), sert de pivot visuel d’une narration faisant des allers-retours entre différentes temporalités, mais le film donne aussi à voir l’ensemble des pièces du dossier secret dont le spectateur découvre pour la première fois la matérialité et le contenu.
C’est un émerveillement et un effarement similaires, pour l’historien, de pénétrer avec Picquart, à contre-courant des repris de justice qui en sortent après un examen anthropométrique, dans le bureau de la préfecture de police d’Alphonse Bertillon où s’amoncellent instruments de mesure, dossiers individuels, squelette, et grilles d’analyse graphologique à propos desquelles le nouveau chef des services de renseignement est venu le consulter. À son poste, zélé et obéissant, Picquart continue en effet de surveiller la famille Dreyfus et ses alliés comme cela lui a été demandé par ses chefs, et compile des dossiers injurieux à leur encontre. Il reconduit également les pratiques illégales de son prédécesseur, de l’espionnage des « ennemis intérieurs » à celui des ambassades étrangères à Paris. Jusqu’en août 1896, rien ne distingue Picquart des autres militaires compromis dans la conspiration contre Dreyfus. Durant toute cette première partie de l’histoire, J’accuse montre toute l’étendue de l’hostilité de Picquart envers le capitaine. Rien en effet ne le prédisposait à devenir le défenseur de la cause Dreyfus au sein de l’administration militaire, si ce n’est la haute idée qu’il se faisait de celle-ci.
Le courage de refuser
C’est le renversement progressif, mais irréversible de sa position qui en fait un personnage si intéressant et complexe pour la fiction historique. En février-mars 1896, la Section met la main sur un « petit bleu », un télégramme adressé par l’attaché militaire allemand à un certain Esterhazy, qui atteste d’une relation d’espionnage. Picquart est frappé par la similitude d’écriture avec la principale pièce d’espionnage injustement attribuée à Dreyfus, la lettre-missive. Il a débusqué le vrai coupable de la trahison de 1894. Scrupuleux, Picquart rouvre alors le dossier secret censé prouver la culpabilité de l’accusé, et constate que les pièces qu’il contient ne prouvent rien d’autre que l’existence d’une collaboration à des fins d’espionnage entre les attachés militaires de nations étrangères à Paris, en aucun cas l’implication de Dreyfus. [7] Convaincu qu’un innocent est au bagne, il alerte ses supérieurs, qu’on le voit méthodiquement consulter dans le film. Tous exigent que cette découverte soit passée sous silence, par peur du scandale politique et juridique que provoquerait la révélation de l’innocence de Dreyfus et du crime qu’a représenté la communication d’un dossier secret à l’insu de la défense en 1894, et par peur des conséquences – graves – pour les généraux et le ministre qui ont ourdi cette forfaiture. Picquart reçoit l’ordre d’oublier Dreyfus là où il est – l’île du Diable au large de la Guyane –, et de s’en tenir à son enquête sur Estherazy.
Mais il refuse, et c’est dans ce refus que réside l’héroïsme de Picquart, une forme d’héroïsme sur laquelle il y a débat. Il ne prend pas en effet publiquement la défense de Dreyfus ni ne démissionne de l’armée pour révéler la vérité à la famille. Il garde un silence complet pendant près de huit mois, alors que dès novembre 1896, il est limogé de son poste de chef de la Section et envoyé en tournée en province, puis en Tunisie, d’où il ne revient pour se confier à son ami avocat Louis Leblois qu’en juin 1897. Sur ces mois de doutes et d’interrogations, le film est très elliptique ; seul l’uniforme du 4e régiment de tirailleurs algériens qui habille désormais Picquart marque à l’image la transformation de l’homme en paria au sein de l’armée. Le film accentue son héroïsme en élidant son silence de 1896-1897. Surtout, il fait à tort de lui l’initiateur de la célébrissime lettre « J’accuse » de Zola. C’est une distorsion majeure avec la réalité. Picquart n’est pour rien dans la lettre qui a enclenché le processus de révision. Une scène du film le montre pourtant retrouvant les principaux acteurs du camp dreyfusard, l’écrivain, Mathieu Dreyfus, le sénateur Sheurer-Kestner, Clemenceau, chez Charpentier, lors d’une rencontre secrète organisée par Leblois, et soufflant l’idée d’une dénonciation publique par ces paroles « quelqu’un doit exposer toute l’histoire ». La caméra se tourne alors vers Zola et le plan suivant est un kiosque de presse couvert d’exemplaires de l’Aurore portant l’accusation en manchette. Ce raccourci Picquart-J’accuse est encore accentué par le titre du film qui ouvre la possibilité d’une attribution erronée au héros du film de l’article qui a relancé l’Affaire. Après cette scène, Zola disparaît d’ailleurs de l’écran, évincé par l’effet que produit la lecture de sa lettre sur chacune des personnes accusées dans une série de plans assez désopilants, à commencer par le général Billot, ministre de la Guerre, lisant le journal dans sa baignoire.
Un héros ambigu
Cette héroïsation de Picquart par Polanski peut paraître irritante, quand on sait que l’ex-plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française est resté jusqu’au bout un soldat discipliné, respectueux du secret professionnel et décidé à ne dévoiler que le minimum permettant d’innocenter Dreyfus. Il aurait pu à tout moment détruire l’échafaudage de mensonges et d’omissions élaboré par l’état-major, mais il ne le fait que tard. Il n’accepte de témoigner publiquement que lorsqu’il est convoqué comme témoin devant les tribunaux, et n’entre en contact direct avec les défenseurs de Dreyfus, rejoignant alors enfin le camp des dreyfusards, qu’après avoir été chassé de l’armée en février 1898. Le respect de l’institution militaire par Picquart, sa soumission au devoir d’obéissance restent intacts, à une exception près : il refuse constamment d’affirmer la culpabilité de Dreyfus comme le lui demandent ses supérieurs et ses pairs. En résistant à la pression et aux menaces de supérieurs, il sape leur autorité et leur pouvoir de nuisance de manière décisive, tout en refusant de s’exclure de l’armée. C’est ce refus de rompre avec l’institution qui lui a valu les accusations de lâcheté et de trahison, portées dès 1903-1905 par le député Joseph Reinach, meilleur chroniqueur de la cause dreyfusarde, et reprises par une partie des historiens actuels de l’Affaire, qui y voient l’expression d’une soumission à l’institution militaire et d’une indifférence au sort de Dreyfus. [8]
Pourtant le silence persistant de Picquart ne vaut pas inaction. Tant qu’il refuse de cautionner la culpabilité de Dreyfus, il demeure dans la désobéissance au sein même de l’armée et continue à représenter une menace pour l’état-major, qui ne s’y trompe pas d’ailleurs. Pour sauver sa carrière, il lui suffirait d’accepter de soutenir publiquement cette culpabilité à laquelle quasiment tous ses pairs croient. À l’inverse, en refusant de suivre ses supérieurs, Picquart prend des risques considérables. Mais il estime ne pouvoir agir que suivant les procédures admises, et passe même une partie du printemps 1897 à réfléchir à la meilleure façon de se mettre dans une position qui lui permettrait de porter l’Affaire sur la place publique. Picquart a déclaré en 1898 avoir voulu attendre l’arrivée d’un nouveau ministre de la Guerre pour le mettre au courant de l’affaire et jouer sur son ambition de remettre de l’ordre dans la maison, ou avoir voulu changer de corps dans les forces armées en se faisant verser dans l’infanterie de marine par exemple, et profiter de cette transition pour démissionner sans risquer d’être accusé de haute trahison.
Mais c’est un autre moyen qui se présente à Picquart. Le refus réitéré d’obéir de l’ancien chef des services secrets a poussé l’état-major à fabriquer de fausses preuves, contre Dreyfus puis contre l’ancien chef des services secrets lui-même. Lorsque ses adversaires se référent publiquement à certains de ces faux pendant le procès Zola en février 1898 après la publication de J’accuse, il s’estime enfin délié de l’obligation de secret professionnel à laquelle il s’est tenu jusque-là. À ses yeux, il ne pouvait détruire le tissu de mensonges fabriqué par l’état-major de sa propre initiative ; il attend donc, et on peut le lui reprocher, que l’armée se compromette publiquement par des mensonges et des faux dont il a cette fois pleinement conscience. Dans J’accuse, fidèle sur ce point aux faits, l’aspect théâtral de cette rupture est bien mis en valeur : l’entrée de Picquart dans l’opposition active se fait par sa dénonciation, en pleine audience, du caractère frauduleux de certaines pièces du dossier produites au procès de 1894 par la haute hiérarchie militaire. Grâce à de nouvelles ellipses, le film passe en quelques scènes de cette accusation publique à sa conséquence logique : la révélation, à l’été 1898, du « faux Henry », du nom du nouveau chef de la Section qui, avec un certain amateurisme, a monté deux pièces originales écrites sur deux papiers différents pour produire un faux. Picquart devient alors l’arme la plus redoutable des partisans de Dreyfus. Sa maîtrise quasi parfaite du dossier et du fonctionnement de l’état-major fait vaciller les partis-pris des tribunaux ; ses dépositions extrêmement documentées produisent des ravages chez ses adversaires à chacun de ses témoignages.
Pas d’Affaire sans Picquart
Le rôle de Picquart dans l’Affaire Dreyfus n’est pas toujours évalué à sa juste valeur dans l’historiographie. Sa prise de position de septembre 1896 a en effet été un événement décisif qui provoqua une série de réponses aussi violentes que maladroites de l’État-major. Ce qui peut d’ailleurs se comprendre ; comme chef des services secrets, Picquart était un des hommes les plus puissants de l’armée française, et sa capacité de nuisance était sans équivalent chez ses pairs, en particulier compte tenu des dossiers de police politique suivis par la Section qu’il dirigeait. En tout état de cause, il est avéré que le « faux Henry » a été fabriqué à l’automne 1896 en réponse à la prise de position de Picquart, et c’est ce faux dont l’examen, d’abord mentionné au procès Zola, puis découvert à l’été 1898, qui provoqua l’effondrement du complot contre Dreyfus. Plus largement, même si certains historiens postulent sans preuve formelle que d’autres faux existaient dès 1894, tous les trucages datés avec certitude ont été commis après l’entrée en dissidence de Picquart. Enfin, c’est aussi à l’automne 1896, en pleine bataille entre Picquart et ses supérieurs (et subordonnés...), que sont rendus publics d’abord l’existence du dossier secret, puis le fac-similé du bordereau utilisé contre Dreyfus, qui permettra à la famille Dreyfus de confondre Esterhazy. Il est difficile de croire à une coïncidence. À toutes les étapes cruciales conduisant à la réhabilitation du capitaine, le camp dreyfusard s’appuie sur des documents fournis par Picquart, ou plus souvent encore fabriqués contre Picquart. Bien sûr le lieutenant-colonel en disgrâce fournit aussi une aide décisive, quoique indirecte, au camp dreyfusard à partir de l’été 1897, en provoquant l’intervention du sénateur Auguste Scheurer-Kestner par l’intermédiaire de son ami l’avocat Leblois, et c’est lui aussi qui apporte indirectement à Mathieu Dreyfus, toujours via Scheurer-Kestner, confirmation de la culpabilité d’Esterhazy en novembre de la même année. Mais c’est surtout à l’automne 1896 et dans les mois qui suivirent que son action est essentielle au développement de l’Affaire, alors même qu’en apparence il ne fait rien. Il est très possible de penser que sans son refus d’obéir, Dreyfus serait mort en Guyane et qu’il n’y aurait pas eu d’Affaire Dreyfus.
L’héritage de Picquart
La narration proposée par J’accuse, centrée sur l’affrontement décisif de 1896 entre le chef des services secrets et ses supérieurs, a le mérite de réintégrer dans l’histoire de l’Affaire le combat d’un homme au sein de l’institution militaire. Elle rappelle qu’elle n’a pas été la cause du seul Alfred Dreyfus, mais qu’elle a mis en jeu une approche éthique de l’obéissance et de la loyauté à l’institution. Picquart a d’ailleurs été « héroïsé » dès 1898 par le camp dreyfusard parce qu’il incarnait le rejet de l’obéissance aveugle à l’armée. Le célébrer permettait de faire du combat contre l’antisémitisme un élément d’un combat plus large contre l’arbitraire institutionnel, sans doute plus facile à promouvoir dans une France très antisémite. Surtout, le thème de l’« officier qui n’a pas abdiqué sa conscience d’homme » ou du « soldat tel que le veut la République » [9] permettait de réconcilier le soutien à Alfred Dreyfus et le soutien à l’armée française, justice et patriotisme en somme. En cette époque de revanche, il était difficile de rejeter en bloc les militaires, et Picquart offrait une solution commode. Il garantissait le triomphe de la vérité en opposant des démentis réitérés aux mensonges de l’état-major. Il était le « bon » officier face aux généraux indignes et aux experts en écriture trop complaisants.
Pourtant, avant même l’affrontement ouvert de 1898, c’est son entrée en dissidence silencieuse à l’automne 1896 contre l’institution et ses hommes les plus puissants qui constitue la principale contribution de Picquart. Avoir été un officier de l’armée plaçant les valeurs de justice et de vérité au-dessus du devoir d’obéissance à l’institution ne faisait pas de lui un militant dreyfusard, mais un militaire avec une conscience. Considérant que chacun a le droit à un procès équitable, même un juif, Picquart a probablement fait le choix de l’objection plus pour l’armée et pour lui-même que pour venir en aide à Dreyfus en tant que victime. Au-delà du cas du capitaine, il est l’un des premiers à poser en devoir moral la désobéissance dans le cadre d’une grande organisation moderne, à des chefs ne respectant plus certaines valeurs fondamentales. En ce sens, c’est un véritable objecteur de conscience qui résiste depuis l’intérieur en restant dans la légalité, bien plus qu’un lanceur d’alerte qui contourne l’institution par l’extérieur, en cherchant le soutien des médias aussitôt découverte l’injustice. Ce rôle de lanceur d’alerte, il ne l’assume vraiment qu’à partir du procès Zola, en dénonçant de plus en plus vivement les faux forgés par ses adversaires. C’est à ce titre qu’il devient brièvement, au début du XXe siècle, l’incarnation du rejet de l’obéissance aveugle à l’institution, mais aussi d’une forme de dignité dans le service de l’État. Et c’est à ce titre qu’il nous touche aujourd’hui, aussi antipathique soit-il. Polanski et son scénariste Harris ne laissent aucun doute sur ce point dans la dernière scène du film. Gracié, mais toujours blessé dans son honneur, le capitaine réintégré dans l’armée vient demander à Picquart, dans son nouveau bureau de ministre de la Guerre, de corriger une injustice : intervenir personnellement en faveur de la reconstitution de sa carrière brutalement interrompue par son arrestation. Picquart refuse, invoquant le contexte politique de l’après-réhabilitation qui aurait rendu, selon lui, problématique le vote d’une loi spéciale nécessaire à cette reconstitution. Pour rendre son refus plus acceptable, il l’accompagne d’une parole de reconnaissance qui lie le sort des deux hommes : « je ne serais jamais arrivé là sans vous ». J’accuse prête alors au capitaine émacié cette réponse à l’ambitieux ministre : « vous êtes là parce que vous avez fait votre devoir ».
Dans le film, la parole finale de Dreyfus recentre le regard sur ce qui a effectivement fait de Picquart un héros : son refus réitéré de trahir ses principes d’officier. Mais elle souligne aussi la lâcheté politique du nouveau ministre, qui rejette une lutte risquée, même pour corriger une injustice. Picquart se comporte finalement comme ceux contre lesquels il a lutté, et fait primer la raison d’État sur les droits de l’individu. Être ministre impliquait-il d’oublier les principes au nom desquels il s’était battu dans un passé encore proche ? L’antisémitisme mis entre parenthèses le temps d’innocenter un faux coupable pouvait-il réapparaître lorsqu’il s’agissait de tolérer une injustice faite à un Juif ? Picquart s’était senti abandonné par le camp dreyfusard après la libération de Dreyfus ; se vengeait-il mesquinement de celui-ci ? Érigé en principe d’action tout au long du film, le devoir est devenu une notion vide de contenu, déshumanisée, oublieuse des hommes auxquels elle devait s’appliquer. Le récit conclut sur une mise en question radicale des institutions : l’armée comme la justice persistent à ignorer leurs obligations à l’égard d’êtres humains qui ont placé leur confiance en elles. Il nous est difficile de ne pas y voir un écho au sentiment d’abandon exprimé par les femmes qui ont accusé Polanski d’agression sexuelle.
– Sur le Blog de l’Affaire Dreyfus, l’article de Ph. Oriol, « Picquart objecteur… Ses dernières semaines à la Section de statistique ».
Pour citer cet article :
Pierre Gervais & Pauline Peretz, « Le colonel Picquart, lanceur d’alerte ou objecteur ? »,
La Vie des idées
, 3 décembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-colonel-Picquart-lanceur-d-alerte-ou-objecteur
Nota bene :
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[1] La source principale du réalisateur et de son scénariste est la biographie de Picquart par Christian Vigouroux, Georges Picquart dreyfusard, proscrit, ministre. La justice par l’exactitude, Dalloz, 2008. Pierre Stutin, co-auteur avec nous d’un autre ouvrage sur l’Affaire, Le dossier secret de l’Affaire Dreyfus, Paris, Alma éditeur, 2012, a également joué un rôle de conseiller historique pour l’équipe.
[2] On peut aussi citer le livre récent d’Adrien Abauzit, L’affaire Dreyfus. Entre farces et grosses ficelles, Altitude édition, 2018.
[4] Une liste compilée par le Schoenberg Center for Electronic Text & Image de l’université de Pennsylvanie, ne prenant pas en compte les court-métrages d’actualité de 1898-1899, recense en tout 26 fictions ou documentaires depuis cette date, en incluant bizarrement Le Juge et l’Assassin de Tavernier ainsi que tout ce qui touche à Émile Zola du fait de son rôle clé comme auteur de l’article J’accuse en 1898.
[5] Les quelques documentaires à visée éducative ou télévisuelle produits en France dans la deuxième moitié du XXe siècle donnaient un peu plus de place à Dreyfus, mais restaient centrés sur la quasi-guerre civile déclenchée par l’injustice commise à son égard.
[6] Dans le sillage des travaux de Vincent Duclert qui a fait de cette réévaluation le centre de ses recherches sur l’Affaire ; voir en particulier son Alfred Dreyfus : l’honneur d’un patriote, Fayard, 2006.
[7] Il n’existe aucune certitude à ce jour sur la composition exacte du dossier communiqué secrètement par les services secrets français aux juges de 1894. Voir Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin, Le dossier secret de l’Affaire Dreyfus, Paris, Alma éditeur, 2012, et la contre-hypothèse très compliquée offerte par Philippe Oriol dans son Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris, Belles Lettres, 2 vol., 2014.
[8] Joseph Reinach, Histoire de l’Affaire Dreyfus, vol. 1 à 6, 1901 à 1908. Pour une dénonciation plus récente, voir Philippe Oriol, Le faux ami du capitaine Dreyfus : Picquart, l’Affaire et ses mythes, Paris, Grasset, 2019.
[9] Florilège repris par Philippe Oriol, op. cit., dans son introduction.