Dans son édition du 30 avril 2010, le journal Le Monde a fait paraître un article de Daniel A. Bell intitulé : « Après Mao, Confucius ? » Ce papier quelque peu provocateur ne peut qu’interpeller les sinologues et, plus largement, les spécialistes du politique. Les positions défendues par Daniel Bell, que nous nous proposons ici de discuter, n’ont rien de nouveau : dans les cercles du pouvoir chinois, elles constituent même depuis quelques années le mainstream, pour reprendre un terme à la mode. Il faut cependant avouer qu’avancées par un Occidental (D. Bell, professeur à l’université Qinghua de Pékin, est canadien), elles prennent ipso facto un caractère de rareté, pour ne pas dire d’incongruité, qui mérite toute notre attention.
La démocratie occidentale, un régime vicié ?
Reprenant à son compte le discours développé par certains intellectuels chinois d’obédience conservatrice, et dans le droit fil de ses travaux antérieurs [1], Daniel Bell propose une remise en cause de la démocratie libérale sur un terrain inattendu : celui du vote. Selon lui, la tradition chinoise, et plus spécifiquement confucéenne, qui connaît depuis le milieu des années 1990 un retour en force, serait porteuse d’une vision alternative à même de mieux répondre aux impératifs d’efficacité des gouvernements modernes. Refusant – sans doute à raison – d’assimiler cette reformulation de l’héritage confucéen à un fondamentalisme, Daniel Bell y voit au contraire la promesse d’un modèle politique non seulement pertinent, mais susceptible de faire école.
L’article part d’un constat fait par nombre d’observateurs : le regain d’intérêt pour le confucianisme dans la Chine d’après 1989, à la fois dans les orientations politiques, dans le discours universitaire et dans des pratiques diversifiées émanant de la société. En sympathie avec ce mouvement, l’auteur affirme que le confucianisme pourrait constituer une voie progressiste et humaniste pour la Chine, et donc un substitut à ce qu’il nomme – en un raccourci un peu rapide qui gomme la diversité des trajectoires – la « démocratie occidentale ». Selon lui en effet, cette dernière est atteinte de deux vices majeurs relatifs au mode de représentation et à l’efficacité gouvernementale :
- élus sur la seule base nationale, les dirigeants sont conduits, tant par la logique du vote que par leurs opinions publiques, à se cantonner aux seuls intérêts de la communauté nationale et, partant, à ignorer ceux non moins légitimes du reste du monde ou des générations futures ;
- en se fondant exclusivement sur les décisions erratiques des électeurs, taxés ici dans la lignée d’un Bryan Caplan d’une forte dose d’irrationalité, les démocraties se condamnent à l’inefficacité.
Pour remédier à ces insuffisances supposées, Daniel Bell préconise un système de sélection des dirigeants non plus basé sur le vote, mais sur des « concours méritocratiques ». Cette solution est censée garantir l’accès au pouvoir d’un personnel politique doté des plus solides compétences, et capable d’envisager les problèmes de manière suffisamment globale. Un argument plus ou moins implicite est ici que, non soumis à l’épreuve du vote, les dirigeants seront à l’abri des pressions populaires et pourront dès lors prendre les bonnes décisions, sans porter atteinte aux intérêts des non-électeurs. Bell précise que le choix probable d’une telle voie par la Chine – un choix que manifestement il appelle de ses vœux – ne serait pas le signe d’une « adhésion plus forte » à l’autoritarisme, mais procèderait de la volonté de construire un système plus efficace, et potentiellement plus juste. Sur ce point, il faut avouer que l’article entretient un certain flou, dans la mesure où il n’est pas clairement dit si ce système méritocratique, réputé plus efficace, serait également ou non le garant d’une plus grande justice.
Dans une réponse à Daniel Bell parue dans Le Monde.fr, Yves Chevrier a montré avec force que l’histoire chinoise ne pouvait être interprétée à travers le prisme du confucianisme, mais qu’en revanche ce dernier participait d’usages sociaux et politiques qu’il convenait d’historiciser en permanence. L’idée est ainsi rappelée que, dans le moment postrévolutionnaire qui caractérise la Chine d’aujourd’hui, le retour du confucianisme, bien loin de procéder d’une geste immémoriale, s’inscrit dans un processus de réinvention de la tradition où se lit l’actualité du problème de l’institutionnalisation du politique. Il paraît difficile, dans le cadre du présent article, d’apporter quelque complément que ce soit à ce salutaire effort d’historicisation. Néanmoins, un certain nombre de questions laissées pour l’heure sans réponse nous ont paru appeler une seconde lecture. Nous la ferons porter sur le propos de l’article lui-même, en éprouvant sa cohérence interne – et abstraction faite ici de la question, sans doute légitime, de la généalogie de la prise de position dont il témoigne. Si l’argumentation peut sembler contestable à plus d’un titre, la portée politique des idées avancées n’échappe à personne, et c’est pourquoi il paraît opportun de répondre point par point à l’article de Daniel Bell.
L’irrationalité de l’électeur
Pour ce dernier, le problème essentiel de la démocratie occidentale réside dans l’impossibilité quasi mécanique dans laquelle se trouvent les dirigeants élus de prendre en compte les intérêts de ceux qu’il nomme les « non-électeurs », c’est-à-dire les personnes qui ne sont pas, ou pas encore membres de la communauté nationale. Si la faute en est sans doute à la pression qu’exercent sur eux les opinions publiques, la cause ultime de ce vice tient surtout, selon Daniel Bell, à l’irrationalité de l’électeur. A contrario, il est dit sans détour que les concours méritocratiques inspirés du confucianisme doivent, de manière plus infaillible que les élections, permettre de recruter des « députés clairvoyants ». D. Bell s’inspire ouvertement ici des travaux de l’économiste Bryan Caplan, auteur d’un livre intitulé The Myth of the Rational Voter : Why Democracies Choose Bad Policies, qui oppose, sur la base d’une enquête empirique, un homo œconomicus rationnel à un homo politicus enclin à agir de manière irrationnelle. Pour élucider ce paradoxe, Caplan met en avant l’argument que sur le marché, les individus payent immédiatement les conséquences d’une mauvaise décision, ce qui les pousse à faire des choix rationnels, alors que dans le champ politique, le poids d’un seul bulletin de vote étant extrêmement faible et les mauvaises décisions restant sans conséquences, les individus se trouvent incités à agir de manière irrationnelle. Caplan parvient ainsi à la conclusion qu’il est plus efficace de limiter le rôle du politique et de laisser une plus grande place au marché.
On peut remarquer d’abord que le doute formulé par l’article de Bell quant à la capacité des élus nationaux à représenter des intérêts plus universels n’est pas sans analogie, mutatis mutandis, avec les précautions traditionnellement associées en Chine à l’affectation des fonctionnaires, dont on craignait sous l’empire qu’ils ne fussent détournés du bien public par l’influence pernicieuse de la sociabilité locale [2]. Admettons qu’une telle affinité avec un schème hérité de l’ancien régime puisse ne pas poser problème ; l’argumentaire de Bell n’en serait pas affaibli. Encore faudrait-il pour cela qu’il s’autorise de références théoriques irréprochables. Or, force est de constater que les travaux de Bryan Caplan, les seuls à être mobilisés ici à l’appui du propos, ont fait l’objet de nombreuses critiques, dont certaines d’un poids non négligeable. D’aucuns font ainsi remarquer [3] que si l’hypothèse de Caplan est séduisante, elle repose sur une enquête de terrain ne permettant pas d’isoler clairement le facteur de l’irrationalité du vote de celui du déficit d’information identifié depuis longtemps par les spécialistes [4]. D’ailleurs, Caplan affirme lui-même que si les électeurs pouvaient disposer d’un niveau d’information identique à celui des économistes, leur vote serait alors rationnel. Il nous semble que ce point est fondamental dans l’argumentation. À suivre Caplan, les électeurs ne sont pas intrinsèquement irrationnels, mais sont conduits à l’être par leur insuffisante formation – autrement dit, une situation qui n’a rien de définitif. Si donc la formation peut venir à bout de l’irrationalité, deux possibilités s’offrent à nous : supprimer le vote (parce que la formation est trop coûteuse par exemple) ou former le peuple. Or il semble peu justifiable, y compris dans une optique se réclamant du confucianisme historique – dont l’impératif récurrent d’éducation-transformation du peuple (jiaohua) pourrait être mobilisé face à l’alternative –, de préférer la première option à la seconde.
Il va de soi que la critique d’une démocratie purement représentative peut être féconde. Ainsi, de nombreux travaux américains ont mis l’accent, depuis le fameux « tournant délibératif » qu’a connu la théorie de la démocratie au début des années 1980, sur la nécessité de rebâtir les systèmes représentatifs sur la délibération. Les travaux de James Fishkin et de Bruce Ackerman par exemple, malgré leurs insuffisances, ont mis en avant la possibilité de corriger par la délibération le déficit d’information de l’électeur. La constitution, avant une échéance nationale, de petits groupes de citoyens débattant les différents programmes politiques, la présence de candidats et d’élus chargés de répondre aux questions des délibérants permettrait, selon les deux auteurs, d’accroître significativement le niveau d’information dont dispose l’électeur et donc sa volonté de participer. Plus largement, le courant délibératif s’est illustré par le souci de placer au cœur de la démocratie, non pas la compétition des élites dans le cadre électoral, mais la formation des volontés par la confrontation de points de vue argumentés. Autrement dit, l’article de Daniel Bell fait l’impasse sur tout un champ disciplinaire extrêmement dynamique et susceptible d’apporter des solutions à un problème qu’il identifie sans doute à juste titre. De la même manière, le sinologue canadien aurait pu mobiliser les recherches sur la participation, de nombreux travaux mettant désormais l’accent sur la nécessité de ne pas limiter la démocratie à l’acte de vote et d’inclure les citoyens dans les processus d’élaboration et d’évaluation des politiques publiques. Ce renouveau de la réflexion sur la démocratie se traduit par la mise en œuvre progressive de dispositifs assurant la participation active du public, le développement des budgets participatifs en étant une bonne illustration [5].
Les thèses de Caplan sont donc loin d’emporter la conviction et posent des problèmes méthodologiques et théoriques non résolus. On a montré que l’écueil de l’irrationalité n’est pas insurmontable, et rappelé que les théories de la délibération et de la participation pourraient être mobilisées à bon escient dans une perspective de régénération des institutions démocratiques. Il est donc pour le moins hardi de faire de Caplan l’unique source d’une construction théorique qui s’en trouve, à tout le moins pour l’article qui nous occupe, nettement fragilisée.
Un peuple quelque peu absent
Concentrons-nous à présent sur un autre point, plus important encore : le raisonnement de Bell s’inscrit dans une logique qui fait de l’efficacité de l’État l’alpha et l’oméga de la politique, tout le système paraissant élaboré dans le but de fournir à l’État chinois les meilleurs outils pour gouverner. Daniel Bell se fait clairement ici le relais des préoccupations des élites chinoises, massivement enclines à ne voir dans l’État qu’une bureaucratie chargée de mettre en œuvre le développement économique décidé par le Parti. Sa vision semble également s’inscrire dans le paradigme de la Chine impériale, qui, dès l’époque moderne, s’apparente bien moins à un « empire » au sens traditionnel, qu’à un « État national » [6] doté d’une administration intégrée et obéissant – certes avec une réussite variable – à une logique de rationalisation. Dans un tel schéma de pensée, il n’est pas étonnant de considérer le vote comme un outil inefficace, voire contre-productif. Mais ce faisant, on fait l’impasse sur une question fondamentale, peut-être la question première pour toute philosophie du politique. En effet, le vote n’a pas prioritairement pour but la maximisation de l’efficacité, mais bien plutôt l’expression du consentement. En valeur, la question de la performance du vote est seconde par rapport à celle de la légitimité, qui engage celle de la souveraineté. Or si nous réintroduisons la question de la légitimité dans l’équation, le vote redevient utile, voire indispensable et la formule méritocratique de Daniel Bell et des promoteurs de ce confucianisme politique en vient à poser de nombreux problèmes. Car le vote est avant tout un moyen pour le peuple de déléguer sa souveraineté, par une intervention périodique qui permet aux gouvernés de formuler, de manière nette et sans appel, leur consentement à être gouvernés. On peut bien objecter que le consentement est susceptible, selon les cultures et les systèmes politiques, d’advenir par le truchement de canaux différents. Les dirigeants peuvent bien, par ailleurs, se réclamer d’une vox populi docile et consentante, telle qu’elle se répercute dans le prisme déformant des enquêtes d’opinion, ou dans l’adhésion perçue ou postulée. Mais cette vox populi n’est pas le suffrage du peuple. Du moment donc que le pouvoir souscrit à l’exigence de se fonder en raison, on peut difficilement se passer d’une procédure qui est avant tout l’expression performative de la souveraineté.
De là découle toute une série de problèmes. En focalisant son propos sur les travers supposés du vote, D. Bell en vient à ignorer qu’un système démocratique digne de ce nom ne se résume précisément pas au vote, mais comporte également des procédures de contrôle des dirigeants. Dans le système qu’il ébauche, aucune mesure de ce type n’est prévue, et pour cause : ce modèle « confucéen » se fonde sur l’idée que les meilleurs, c’est-à-dire les plus compétents, les plus savants, mais aussi les plus sages ont le monopole des fonctions gouvernementales. Du moment qu’ils sont les meilleurs, comment pourraient-ils en effet prendre de mauvaises décisions ? Aucun contrôle de la population sur les dirigeants n’est envisagé, en échange de quoi ne subsiste que le gage que ces derniers seront vertueux. Aucune prise de parole de la population n’est davantage prévue, les dirigeants de Daniel Bell s’adressant à un peuple jugé incapable de s’auto-gouverner, et à des individus réputés inaptes à la définition de leur propre conception du bien. Le régime de « méritocratie » ainsi conçu prétend porter au pouvoir des hommes compétents, sages et bienveillants, mais il conduit en fait à un système paternaliste dans lequel le peuple est renvoyé à une position d’éternelle minorité [7]. On prête ici aux « méritants » sélectionnés par concours les mêmes qualités morales que celles dans lesquelles se drapèrent des générations de lettrés pour justifier de l’éminence de leur mission [8]. Mais le supposé sens des responsabilités ne saurait se substituer, même au nom de la vertu, à la formalisation d’une responsabilité politique.
Les limites de la méritocratie confucéenne
Penchons-nous enfin sur cette notion de « méritocratie », que l’article de Bell oppose frontalement à celle de « démocratie » – en omettant au passage de signaler que dans bien des configurations politiques les deux idées sont associées (ainsi en est-il, par exemple, des postulats de l’élitisme républicain à la française). Cette notion occupe une fonction stratégique dans l’argumentaire, dans la mesure où elle procède d’une historicité de prime abord radicalement différente en Chine et en Occident. En effet, là où la méritocratie occidentale – à tout le moins dans le cas français – consomme avec fracas la rupture avec la hiérarchie des ordres qui décidait de la distribution des places sous l’Ancien Régime, la Chine culturellement décomplexée d’aujourd’hui peut, en apparence, se prévaloir dans ce domaine d’une belle continuité avec la Chine d’avant 1911 [9]. Cependant, si l’article n’interroge aucunement les présupposés et la trajectoire de la notion, il convient de s’étonner d’un fait : le vocable de « méritocratie » n’a qu’une faible prégnance dans la langue chinoise moderne, apparaissant davantage comme la traduction (au demeurant non fixée) du terme anglais de « meritocracy », dont il est souvent accompagné dans les textes académiques. L’étrangeté de la chose s’accroît lorsqu’on constate, à l’inverse, la récurrence du prisme « méritocratique » dans les descriptions occidentales, anciennes et actuelles, de la Chine traditionnelle. La notion de mérite, notion retorse entre toutes, aussi malaisée à définir que difficile à valoriser institutionnellement [10], semble donc ici faire l’objet d’une sorte de quiproquo, à tout le moins d’une équivalence faussée, entre une projection conceptuelle occidentale et sa tardive acclimatation chinoise. À terme, seule une archéologie comparative de la notion ou des notions impliquées pourra sans doute permettre de lever toutes les ambiguïtés. Qu’il suffise donc ici, en guise de conclusion, de souligner un point essentiel.
La méritocratie « confucéenne » décrite par Bell partage avec le modèle méritocratique de l’élitisme républicain un même objectif de rationalité gouvernementale fondé sur la sélection systématique des compétences. Mais dans le modèle républicain – qui trahit sans doute là une part d’irénisme mise à mal par les théories du soupçon – la perspective tend simultanément, et quasi contradictoirement, à tenir compte dans l’individu de sa capacité à se construire soi-même, à la fois contre les déterminants sociaux, les coups du sort et sa propre paresse. En valorisant, indépendamment du seul talent (lequel peut tout aussi bien s’hériter), ceux qui « ont du mérite », un tel système accuse une tension continue entre recherche d’efficacité fonctionnelle et souci d’égalité et de justice. Force est de constater que cette perspective est singulièrement absente du projet méritocratique de Bell, qui puise résolument à une tout autre culture politique. Certes, cela a été souvent souligné, le système des examens mandarinaux a pu offrir à certaines périodes de son histoire les conditions d’une véritable ascension sociale, et les exemples abondent dans l’histoire de fonctionnaires issus du petit peuple [11]. Pourtant, ces réussites ont cohabité non seulement avec un système de patronage et de recommandation, mais aussi avec la pratique croissante (et parfaitement légale) de la vénalité des postes et des titres. Ce système fut par ailleurs un ferment de frustration en ce qu’il produisit, et ce dès sa systématisation sous les Song (9e siècle-13e siècle), des cohortes de recalés condamnés aux expédients du préceptorat et des métiers subalternes. Ainsi, le modèle méritocratique chinois – si tant est que celui-ci soit entièrement déductible du système des examens mandarinaux, si tant est aussi qu’il soit qualifiable de « confucéen » quand on sait qu’à toute époque, des lettrés n’ont pas ménagé leurs critiques à son endroit – ne saurait ignorer les problèmes qui finissent par se poser à tout système de sélection, quel qu’il soit, et que l’héritage dont il se réclame a illustrés à l’envi. Par conséquent, même en se réclamant de la seule tradition chinoise, ce modèle ne peut faire l’économie d’une réflexion sur des « apories » [12] qu’il a en partage, au fond, avec l’expérience méritocratique de l’Occident. Or, pour être effective, cette réflexion implique la constitution d’un véritable espace public, fondé sur les garanties d’un État de droit, et où la délibération et la participation tiendraient toute leur place.
Car en somme, qu’espérer, pour résoudre les problèmes de la méritocratie, sinon la mise en œuvre d’une démocratie élargie ?