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Recension Société

Le démantèlement de l’État social

À propos de : Nadège Vezinat, Le service public empêché, Puf


par Chloé Gaboriaux , le 9 avril


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Quels sont les effets de la rationalisation économique sur les services publics ? Nadège Vezinat éclaire de manière nuancée les logiques institutionnelles qui affaiblissent les administrations de l’État social, leurs agents et, au-delà, les droits de tous les usagers.

Le retrait de l’État, auquel nous assistons depuis les années 1980, signe-t-il la fin du service public ? À cette question, Nadège Vezinat apporte une réponse nuancée : le service public serait plutôt « empêché ». Dans un livre dense, la sociologue se livre à un diagnostic circonstancié, nourri de ses propres recherches sur La Poste et des travaux désormais nombreux sur les difficultés rencontrées par les services publics depuis plusieurs décennies.

L’ouvrage de Nadège Vezinat documente minutieusement le « cercle vicieux » qui risque de mener les services publics à leur « crépuscule », et que l’autrice avait déjà présenté ici même. Au nom du désendettement de l’État, les services publics sont soumis à une exigence de rentabilité qui conduit à leur dégradation, laquelle les rend à la fois moins efficaces et moins rentables, ce qui motive leur privatisation au moins partielle et conduit à la segmentation des publics, toujours plus sollicités pour prendre en charge le coût des services qui leur sont offerts.

Il faut souligner la difficulté de l’entreprise engagée par l’autrice, qui implique de tenir ensemble de multiples processus, souvent contradictoires, rarement lisibles. Au nom de la réduction du déficit public, les réformes se sont en effet multipliées, à différents niveaux : redéfinition des missions de service public, transformations institutionnelles de leurs opérateurs, introduction croissante des partenariats public/privé, mutations des statuts des agents, mise en place de nouvelles formes d’organisation du travail, etc. Pour en rendre compte, Nadège Vezinat choisit de s’intéresser avant tout à leurs effets – sur les services publics eux-mêmes, sur les personnes chargées de leur mise en œuvre, sur les bénéficiaires et les usagers. Elle rend ainsi compte de l’écart béant qui sépare d’un côté les principes au nom desquels ces réformes sont menées et de l’autre leurs conséquences sur les services publics.

Les faux-semblants de la rationalisation économique

L’autrice insiste plus particulièrement sur les services publics économiques (postaux, de transport, d’énergie, etc.), aux prises avec des injonctions contradictoires. D’un côté, la réduction du déficit public leur impose d’être rentables, c’est-à-dire de produire un bénéfice, ou du moins d’équilibrer leurs dépenses et recettes. De l’autre, ils sont placés dans une situation où ils ne peuvent être que déficitaires. Certains coûts leur sont imposés par leurs missions de service public, pour entretenir les infrastructures ou maintenir des activités à perte, parce qu’elles touchent des territoires peu peuplés ou des populations démunies. Mais la plupart des recettes qu’ils pourraient engranger sont captées par d’autres : les entreprises privées profitant de l’ouverture à la concurrence de tel ou tel service pour écrémer ses sous-marchés porteurs, l’État lui-même quand il opère des prélèvements sur leurs excédents.

Nadège Vezinat observe des phénomènes analogues dans les services publics sociaux et non économiques (sécurité sociale, enseignement public, etc.). Le souci de rationalisation des coûts conduit parfois à des dispositifs qui ont tendance à accroître la dépense publique. À l’hôpital par exemple, la réduction du nombre de praticiens hospitaliers titulaires a pour contrepartie l’explosion des vacations intérimaires, tandis que les restrictions qui touchent les politiques de prévention entraînent un surcoût lié à la prise en charge de pathologies qui auraient pu être évitées. Plus généralement, les réformes auraient tendance à encourager les économies de court terme au détriment d’investissements nécessaires aux équilibres budgétaires à plus long terme.

Dans un même ordre d’idées, l’ouverture à la concurrence des services d’intérêt économique général, présentée par ses artisans comme vertueuse, profite moins au secteur public qu’au secteur privé, et, au sein du secteur privé, à certaines entreprises plus qu’à d’autres. L’autrice montre très finement qu’en fait de libéralisation, on a plutôt affaire à un processus d’oligopolisation, qui permet à quelques acteurs privés de profiter d’une concurrence de niche, sans avoir à investir dans les infrastructures ni à se soumettre aux impératifs d’universalité et d’accessibilité propres au service public.

L’introduction du New Public Management ne paraît pas plus profitable. Mis en compétition sous couvert d’émulation et d’excellence, dans leur emploi ou pour répondre à des appels d’offres, les agents des services publics tendent à consacrer plus de temps à des tâches administratives qu’à la satisfaction des usagers, à reporter sur eux une partie des tâches et des coûts jusqu’ici supportés par le service public, voire à sacrifier les intérêts des bénéficiaires au profit de leur propre avancement professionnel, parfois clairement déconnecté de la qualité des services rendus.

Le dernier chapitre insiste sur la souffrance au travail que provoquent ces mutations chez de nombreux agents, qui se sont généralement tournés vers ces emplois au nom du service public et qui se voient désormais « empêchés » par ces nouvelles contraintes budgétaires et normes managériales. Qu’ils ou elles enchaînent les arrêts maladie pour épuisement professionnel, se mettent en retrait ou démissionnent, le résultat est le même : loin de rendre les services publics plus performants, les nouvelles méthodes de management ont plutôt tendance à les rendre dysfonctionnels. Peut-être faudrait-il ajouter que sous cet angle, le secteur privé n’est pas mieux loti ?

Nadège Vezinat reste très prudente sur le rôle de l’Union européenne comme sur les intentions présidant à ces mesures manifestement contre-productives. À l’issue de sa démonstration, on ne peut cependant que s’interroger sur les motifs affichés : s’il s’agissait vraiment d’améliorer la gestion de l’argent public en réduisant certes les dépenses, mais en les rendant plus efficaces, pourquoi ne pas reconnaître, au bout de tant d’années d’expérimentation, que le remède était finalement pire que le mal ? Comment imaginer, dans des sociétés démocratiques, que les responsables de ces politiques infructueuses n’aient pas eu à rendre des comptes et soient encore au pouvoir ?

Car, comme le souligne l’autrice à plusieurs reprises, il s’agit bien d’un choix politique, celui de privatiser un certain nombre de dépenses plutôt que de les mutualiser, et ce, au nom de la raison économique. Quand on compare les dépenses de santé des États-Unis et de la France, on a pourtant de quoi douter : les premiers sont réticents à mutualiser, dépensent plus par habitant, pour une espérance de vie qui décline, et il faudrait leur emboîter le pas ? C’est tout l’intérêt du livre de Nadège Vezinat que de prendre au sérieux l’argument gestionnaire pour le confronter à ses propres limites et contradictions.

Sauver le service public

Nadège Vezinat n’est bien sûr pas dupe. Dans un monde où la petite musique de la responsabilité individuelle joue sur fond de mise en question de l’impôt et de dénigrement des fonctionnaires, l’objectif est moins la bonne gestion des services publics que le démantèlement de l’État social, quoi qu’il en coûte. Sans toujours le dire explicitement, le livre pose ainsi la question des fondements du service public : au nom de quoi exigeons-nous la prise en charge collective des services qui permettent le maintien effectif des droits sociaux pour toutes et tous (accès à un revenu minimum, aux soins, à l’éducation et à la culture) ? La dignité de la personne humaine ? L’intégration sociale ? L’égalité ? Les trois à la fois ?

Ce que montre bien cet ouvrage, c’est que le projet politique qui sous-tend l’existence des services publics tend à perdre en lisibilité, y compris chez certains de leurs défenseurs les plus ardents. Nadège Vezinat semble dire que ce brouillage est essentiellement dû à la multiplication des opérateurs privés, associations ou entreprises, qui assurent de plus en plus de missions d’intérêt général, aux conditions du privé. Elle livre ainsi, le plus souvent en creux, une défense du service public assuré par l’État, par des agents relevant du statut de la fonction publique – au sens wébérien, à savoir recrutés sur concours, à vie, selon une carrière déterminée par des grilles d’avancement fixées à l’avance. Soustraits aux règles du marché comme aux pressions politiques, ces fonctionnaires peuvent mieux que tout autre répondre aux exigences du service public : impersonnalité, impartialité, universalité.

Le « solidarisme renouvelé » que l’autrice appelle de ses vœux paraît ainsi passer par l’État, qui, au nom de l’interdépendance des individus, interviendrait pour égaliser les chances, dans un contexte où la position sociale des uns leur a ouvert des portes que le hasard de la naissance a fermées aux autres. Nadège Vezinat défend à cet égard un « universalisme proportionné », selon lequel l’égalité d’accès aux services publics s’accompagnerait de politiques spécifiques au bénéfice des plus vulnérables, pour assurer l’effectivité de leurs droits sociaux.

La proposition, même formulée rapidement – ce n’est pas l’objet de l’ouvrage, essentiellement consacré à poser un diagnostic sur l’état actuel des services publics – nous semble particulièrement stimulante intellectuellement et politiquement. Les références au solidarisme ou à l’invention du service public renvoient en effet à la France de la fin du XIXe siècle, où l’intervention de l’État est avant tout réglementaire et les services publics largement assumés localement, par des groupements privés non lucratifs, par des établissements publics départementaux ou communaux ou par la municipalité elle-même (à travers le « socialisme municipal »). L’enjeu est alors plutôt d’assujettir tout service rendu au public – qu’il soit assuré à travers des financements privés ou publics, par des agents privés ou publics – à des normes d’action et de gestion contrôlées par l’État.

De là, les deux questions qui nous viennent en refermant le livre. La première concerne l’illisibilité des principes du service public. Provient-elle vraiment ou seulement de la co-existence d’opérateurs privés et publics assurant ce type de missions ? Ne faut-il pas aussi et surtout l’attribuer essentiellement à l’affaiblissement des normes juridiques et morales régissant les activités d’intérêt général, quels que soient le statut de leurs animateurs et l’origine de leur financement ? La seconde a partie liée avec la première. Si les services publics sont depuis plus de vingt ans en danger, n’est-ce pas aussi parce que les corps intermédiaires ont parallèlement subi des attaques sans précédent ? Ne seraient-ils pas plus résistants au travail de sape de l’État néolibéral s’ils étaient co-portés par les partenaires sociaux et le monde associatif, réellement mutualisés, dans leur gestion, comme dans leur financement ?

Nadège Vezinat, Le service public empêché, Paris, Puf, 2024, 368 p., 24 €.

par Chloé Gaboriaux, le 9 avril

Pour citer cet article :

Chloé Gaboriaux, « Le démantèlement de l’État social », La Vie des idées , 9 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-demantelement-de-l-Etat-social

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