Recensé : François Saint-Bonnet, À l’épreuve du terrorisme. Les pouvoirs de l’État, Paris, Gallimard, 2017, 176 p., 18 €.
Cet ouvrage inscrit les réponses contemporaines face au terrorisme djihadiste dans l’histoire longue de la pensée politique. Le livre, et c’est là son originalité, combine enquête généalogique sur les logiques de guerre sainte et réflexion juridique sur l’organisation des pouvoirs de l’État face au terrorisme. L’intuition de l’auteur est que la prétendue nouveauté du terrorisme djihadiste nous empêche d’identifier les traits constitutifs de l’État moderne, qui ont pourtant permis à l’Europe de sortir des guerres de religion, notamment grâce aux transformations de l’État à partir des Lumières. Ces transformations seraient désormais devenues des obstacles dans la lutte contre le terrorisme, ce qui justifierait un retour aux formes originaires de la raison d’État. Le problème est clairement énoncé :
Que peut l’État de droit contre ceux qui ne respectent aucun droit ? Comment combattre, légalement, le terrorisme qui balaie toute forme de légalité ? Sommé de n’abandonner ni le respect des droits fondamentaux ni l’impératif de sécurité des citoyens, nos dirigeants doivent pourtant faire des choix. (p. 10)
Le terrorisme djihadiste en perspective
L’auteur se confronte d’emblée à la question difficile du « ressort de ce type de terrorisme où la religion, la quête d’éternité, la volonté inébranlable de tuer et de mourir se nouent intimement » (p. 13). Les premières interrogations, d’ordre moral et philosophique, dressent un parallèle assez audacieux : les attentats djihadistes sont-ils des actes de courage ? Qu’est-ce qui distingue les djihadistes des héros antiques qui préféraient une vie glorieuse et courte à une existence longue et anonyme ? Tous recherchent bien une « forme d’éternité » (p. 22) et on pourrait même comparer les eulogies qui visent à glorifier les soldats morts au combat, « qu’elles soient prononcées aux Invalides ou dans un camp d’entraînement au Moyen-Orient » (p. 25). Les premiers chapitres de l’ouvrage poursuivent dans cette veine en cherchant à établir des parallèles entre la situation actuelle et des périodes plus reculées de l’histoire européenne. Le risque assumé d’anachronisme est cependant évité, au prix d’une pensée qui évolue sur un véritable chemin de crête. Si l’attentat suicide a bien des traits communs avec l’idéologie antique de la belle mort, conclut ainsi l’auteur, il s’en distingue sur un point fondamental : l’action héroïque d’Achille s’exerce dans le combat singulier, à armes égales, là où les djihadistes contemporains s’en prennent à des personnes désarmées (p. 28). Dans les chapitres suivants, il montre que l’idéal païen de la « belle mort » a été repris à l’époque médiévale, que ce soit sous la forme du « souffle apocalyptique » des croisades, relayé par la promesse du djihad musulman, ou du « climat apocalyptique » des guerres de Religion. En ce sens,
les djihadistes, dont l’idéologie nous semble si insensée que d’aucuns les considèrent comme fous ou illuminés, réactivent une façon de considérer la mort que l’Occident a connue en son temps. (p. 54)
Cette thèse audacieuse, qui forme le nerf argumentatif de l’ouvrage, implique en creux que nous disposons dans notre histoire lointaine des outils de pensée pour sortir des impasses dans lesquelles veulent nous conduire les terroristes djihadistes en réactivant cet imaginaire commun de la guerre sainte. Pour échapper à ce piège dangereux, il faut donc connaître les outils conceptuel et institutionnels dont se sont dotés les États modernes en réaction aux guerres de religion.
Les frontières rassurantes de l’État
Le premier outil qui fut mis en œuvre pour conjurer la tentation de « mourir pour l’Au-delà » a été de redéfinir le concept de frontières en leur ôtant la dimension religieuse qui les caractérisaient dans la pensée médiévale. Les frontières désignèrent alors une entité matérielle : les territoires séparant les États souverains. Ce concept de frontière permit de distinguer clairement le criminel de l’ennemi, à partir de leur appartenance territoriale, une classification ignorée des croisés du Moyen Âge comme des « dévots des guerres de Religion » ou des djihadistes d’aujourd’hui (p. 56). F. Saint-Bonnet, montre ce que nous avons à perdre, à l’âge de la mondialisation, à abandonner totalement ce concept de frontières pour comprendre a contrario « l’univers mental et spirituel de ceux qui prêchent la guerre sainte » (p. 57). L’horizon du califat dessiné par les djihadistes contemporains est en effet sans frontières, car « il doit rayonner sur une communauté universelle de croyants » (p. 66).
Pour renforcer le côté protecteur de ces frontières terrestres, la peur de mourir devient avec Hobbes le motif central de la fabrique d’un État capable de prémunir ses sujets contre la mort violente en les protégeant à l’intérieur de limites territoriales soigneusement circonscrites. Là encore, nous dit F. Saint-Bonnet, les djihadistes contemporains s’opposent radicalement à l’État moderne en préférant la mort violente à une vie sûre. En résumé, la gestion des frontières et des pouvoirs qui y avaient autorité devint un enjeu fondamental pour l’existence même de l’État. Ce faisant, l’État moderne a opéré une profonde mutation du concept de sécurité, de la tranquillité de l’âme vers « l’intégrité des corps » (p. 83). Cette réduction de l’imaginaire de la sécurité à l’horizon de la mort violente expliquerait donc l’incompréhension contemporaine face aux djihadistes qui préfèrent la mort à la vie et s’élèvent donc, d’un point de vue hobbesien, « au rang de déréglé, d’insensé, de dément » (p. 89).
L’équilibre entre liberté et sécurité
Il faut cependant souligner le coût de cette mutation : « l’absolutisme du prince et l’obéissance inconditionnelle des sujets aux autorités de l’État » (p. 87). L’individu, pierre angulaire des justifications de l’État moderne, devient dès lors l’enjeu des controverses autour de l’organisation des pouvoirs de l’État, notamment dans les écrits des philosophes des Lumières qui vont poser les fondements d’un modèle politique faisant davantage de place à la liberté et aux droits naturels. La notion de « sécurité juridique » vient donc compléter et parachever l’œuvre séculaire de l’État moderne en réintroduisant l’idéal antique de la tranquillité des esprits au cœur des institutions politiques. La figure du juge fut centrale dans ce rééquilibrage des pouvoirs de l’État en faveur des libertés individuelles : il garantit le « sentiment » de paix et de liberté face aux abus des « lettres de cachet » et aux usages arbitraires du pouvoir exécutif (p. 94). Cet équilibre entre sécurité et liberté permet donc de combiner dans l’État moderne la protection face à la mort violente (Hobbes) et la garantie des droits de l’homme (Montesquieu). Ce modèle s’oppose radicalement à celui prôné par les djihadistes, comme par les croisés : « l’un tient la mort à distance ; l’autre la défie » (p. 95).
La dernière partie du livre procède à un bilan critique des mesures prises récemment pour lutter contre le terrorisme djihadiste en montrant les impasses dans lesquelles elles nous ont conduit. Il entend montrer que ces mesures tendent à accélérer la décomposition des pouvoirs de l’État en les déséquilibrant radicalement.
L’arme du droit pénal
La première voie empruntée par les gouvernements consiste à modifier le droit pénal pour l’adapter à la menace terroriste – il s’agit de la voie française héritée de la Révolution (p. 104-110). Depuis la loi Pasqua (1986), la législation française tend à opérer une confusion en élevant la motivation au rang d’élément constitutif de l’infraction. Cette confusion est particulièrement sensible dans l’arsenal législatif mis en place depuis quelques années, notamment dans la loi du 13 novembre 2014 qui accentue cette fuite en avant en qualifiant d’ « acte terroriste » le simple fait de préparer une opération sans qu’un début d’exécution puisse être attesté. Le délit d’apologie du terrorisme ou l’incrimination de la consultation régulière de sites Internet djihadistes relèvent également de ce « relâchement du gouvernement et des parlementaires à l’égard des principes séculaires qui soutiennent la liberté d’expression ». Cette « résignation » pourrait bien nous rapprocher « du temps où l’on pensait qu’il fallait combattre les hérésies par l’Inquisition et les vaincre en dressant des bûchers » (p. 129). Sans même parler de la déchéance de nationalité, une mesure « dérisoire » face à ceux qui ont déjà quitté le contrat social et dont l’insignifiance trahit « un aveu de faiblesse » (p. 132).
Après ce constat implacable, F. Saint-Bonnet noue en quelques pages le raisonnement qu’il tisse depuis les premiers chapitres : l’Europe est sortie de la logique des guerres de religion en faisant de l’État le garant de principes fondamentaux comme la liberté d’expression ou la sécurité juridique. F. Saint-Bonnet ne nous dit pas pour autant qu’il est inopportun de prévenir les meurtres de masse en cherchant à « pénétrer les intentions et, fatalement, pratiquer la suspicion ». Il dit simplement que le droit pénal n’est pas le bon outil pour ce faire (p. 131). L’usage du droit pénal pour lutter contre le terrorisme s’avère donc non seulement dangereux pour nos libertés fondamentales, mais en plus foncièrement inefficace.
La doctrine des combattants illégaux
La deuxième voie empruntée par les États consiste à élargir le statut d’ennemi pour y inclure la catégorie de combattant terroriste sans y associer les droits garantis aux combattants armés. Il s’agit en un mot d’en faire un ennemi qui ne respecte pas la tradition du « juste ennemi » qui impose aux États de conduire la guerre avec loyauté, comme le rappelle les conventions de La Haye (1889 et 1907) et de Genève (1949). Les États-Unis ont été les plus loin dans cette voie en créant la catégorie des « combattants illégaux » (unlawful combatants) à la suite de l’attentat du 11 septembre 2001. Or,
conçus par les néoconservateurs en 2001, ces raisonnements, comme les pratiques qui s’ensuivirent, méconnaissent une règle essentielle : le droit international humanitaire oblige les États, même si leur adversaire ne le respecte pas. (p. 134)
Autrement dit, ce type de réponse constitue une grave violation des principes constitutifs du droit de la guerre.
Les législations d’exception
La troisième voie empruntée par les gouvernements « en lutte contre le terrorisme » a été celle des législations d’exception. Ce fut notamment le cas en France, qui eut recours à l’état d’urgence après les attaques du 23 novembre 2015, au risque de commettre les mêmes distorsions que les gouvernements du XIXe siècle avaient fait subir à la loi sur l’état de siège de 1791. La loi de 1955 avait en effet été mise en place pour combattre le FLN dont les groupes armés cherchaient à prendre le contrôle de territoires spécifiques pour obtenir l’indépendance de l’Algérie. Le terrorisme djihadiste n’ayant pas de frontières précises, que ce soit dans le temps et dans l’espace, une application circonstanciée et proportionnée de la loi de 1955 est impossible.
Or, les législations d’exception, comme l’état de siège ou l’article 16 de la Constitution, ne sont envisageables que dans la mesure où elles peuvent faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité – a priori avec un avis du parlement ou des juridictions suprêmes, ou a posteriori grâce au contrôle des juges comme le prévoit par exemple la suspension de l’Habeas Corpus dans la tradition anglo-américaine. En l’absence de tels garde-fous, l’application de l’état d’urgence depuis 2015 a été inopportun et a entraîné de nombreux abus aggravés par l’inefficacité du dispositif (p. 138). 15 ans après la parution de sa thèse de doctorat L’État d’exception (PUF, 2001), F. Saint-Bonnet renouvelle son constat : les législations d’exception ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire a posteriori et présentent donc de nombreux inconvénients qui rendent décisif le contrôle a priori de leur mise en œuvre, que ce soit par un juge, un parlement ou tout autre pouvoir concourant à préserver la paix publique.
Le renseignement
Enfin, dans le sillage de la raison d’État, les gouvernement ont eu massivement recours, depuis 2001 et le développement exponentiel d’Internet, aux outils du renseignement. Ces pratiques d’espionnage, dont les pouvoirs ont été décuplés par l’arrivée des nouvelles technologies, fragilisent l’un des principes constitutifs des démocraties modernes : le droit au respect de la vie privée. L’intimité et la conscience individuelle ont été au cœur de la fondation des États modernes qui devaient en assurer la « sanctuarisation » en offrant des frontières stables et une certaine sécurité matérielle. L’intrusion dans la sphère privée est donc « une négation pure et simple d’un des fondements sur lesquels reposent la modernité politique et, aujourd’hui, l’État de droit » (p. 142). Ces activités de l’ombre ont fait l’objet d’une première loi en 1991, portant sur les écoutes et les réquisitions administratives de données de connexion. Cette loi a été révisée et étendue à l’ensemble des activités de renseignement en 2015. Ces lois ont donc participé des programmes d’espionnage à grande échelle de citoyens français ou d’étrangers, semblables à ceux dont Edward Snowden a révélé l’ampleur en 2013. Malgré ses défauts, souligne l’auteur, le renseignement reste un moyen efficace de lutter contre le terrorisme – en comparaison des dispositifs mentionnés précédemment – et ce bien qu’il contribue lui aussi à saper les fondements de l’État de droit.
Limites de l’État-nation
Ce livre est une contribution majeure à l’étude de la lutte contre le terrorisme et vient compléter des analyses qui n’avaient jamais mis en rapport aussi systématiquement les évolutions culturelles de l’idée antique de « belle mort », la généalogie du concept de sécurité et la comparaison juridique des dispositifs de lutte anti-terroriste. Il offre une clarification intellectuelle rigoureuse et stimulante pour comprendre les enjeux contemporains de la lutte contre le terrorisme. Contre la tentation du déni, de l’indifférence ou de la surenchère, F. Saint-Bonnet nous donne les moyens de peser les avantages et les inconvénients des mesures gouvernementales adoptées trop souvent dans l’urgence et la précipitation. Il nous met en garde contre ce réflexe très français consistant à utiliser le droit pénal pour lutter contre le terrorisme, une habitude insidieuse qui met en péril le socle des libertés fondamentales d’un État de droit.
Il propose d’en revenir à ce qui a permis historiquement de sortir des guerres de religion : une organisation des pouvoirs de l’État qui distingue clairement les limites respectives des autorités civiles et militaires, ainsi que les lieux et les conditions dans lesquels elles doivent concourir à assurer la paix publique. De plus, pour garantir l’utilité stratégique du renseignement – l’outil le plus efficace pour prévenir les attaques terroristes – une éthique de prudence doit être combinée à une exigence de responsabilité afin d’éviter le piège tendu par le terrorisme djihadistes : la confusion juridique et l’effacement de la pensée.
Si François Saint-Bonnet nous offre donc des outils efficaces, son livre rencontre néanmoins une limite de taille : l’État-nation. En effet, à trop vouloir s’en tenir aux solutions qui ont permis d’assurer l’équilibre entre sécurité et liberté au XVIIIe siècle – dans le sillage de Montesquieu – nous courons le risque de ne pas comprendre les limites conceptuelles propres à la forme même des États-nations. Peut-être y aurait-il intérêt à prolonger le diagnostic de ce livre par une réflexion sur les outils qui permettraient de dépasser les impasses que rencontre tout État de droit circonscrit aux frontières de l’État-nation. Ce serait certainement l’occasion de réfléchir au rôle croissant des cours régionales ou internationales de justice – comme la Cour européenne des droits de l’homme. Ce serait peut-être aussi l’occasion de se demander – à l’heure du grand retour de la Garde nationale – quel rôle peuvent jouer les citoyens au sein de la force publique, ou encore quelle forme prend la lutte contre le terrorisme dans un État fédéral comme la Suisse ou l’Allemagne – où les pouvoirs locaux assurent une part importante de la sécurité publique. Enfin, ce serait peut-être l’occasion d’enrichir d’une dimension comparative, européenne et transnationale ce tableau historique de l’organisation des pouvoirs de l’État face au terrorisme, afin d’embrasser toutes les forces et les faiblesses des frontières de l’État face à ceux qui se prétendent sans frontières.