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Recension Politique

Le droit sans l’université

À propos de : Christophe Jamin, La cuisine du droit. L’École de Droit de Sciences Po : une expérimentation française, lextenso éditions


par Liora Israël , le 27 mai 2013


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L’École de droit née en 2009 à Sciences Po donne accès en deux ans au métier d’avocat, sans passer par l’enseignement juridique traditionnel délivré à l’Université. Selon Ch. Jamin, son créateur, elle s’inspire des Law Schools américaines, qui font pourtant l’objet de nombreuses critiques outre-atlantique.

Recensé : Christophe Jamin, La cuisine du droit. L’École de Droit de Sciences Po : une expérimentation française, Paris, lextenso éditions, 2012, 280 p., 23 euros.

Le récent livre consacré par Christophe Jamin, professeur à l’École de droit qu’il dirige depuis 2009 à l’IEP de Paris, peut être lu comme l’occasion d’une réflexion sur les transformations récentes de l’enseignement du droit en France. En effet, ce dernier a été traversé par des controverses et des évolutions importantes, plus encore que les autres champs académiques également affectés par les réformes, de l’essor de la recherche contractualisée à la loi sur l’autonomie des universités, en passant par la mise en place de nouvelles formes d’évaluation (avec en premier lieu la création de l’AERES). Quelques éléments permettent de singulariser le droit dans les évolutions du monde académique français : des travaux ayant mis en discussion son modèle de formation, et en premier lieu le rapport dit Truchet de 2007, suivi en 2009 du rapport Darrois sur les professions juridiques préconisant la création d’écoles professionnelle du droit ; la création d’institutions, comme le Conseil National du droit – suscité par le rapport Truchet - qui rassemble universitaires juristes et représentants des principales professions juridiques, sous la double tutelle des ministères de l’enseignement supérieur et de la justice ; ou encore de nouveaux lieux de formation juridique. L’École de droit de Sciences Po, créée en 2009 est certainement la plus célèbre de ces institutions, et celle qui a suscité la polémique la plus visible. C’est donc d’abord en resituant le livre clair et incisif de Christophe Jamin dans cette controverse que l’on pourra tenter de réfléchir plus avant sur les transformations de l’enseignement du droit en France, dans un contexte de globalisation qui met en question les modèles nationaux de formation [1]. Le droit dans cette perspective peut apparaître tantôt précurseur de certaines évolutions de l’enseignement supérieur, tantôt irréductiblement singulier.

Les conditions de possibilité d’une rupture

La création en 2009 de l’École de droit à Sciences Po témoigne d’une volonté de changement portée par certains acteurs du champ juridique, avant de contribuer à accélérer les transformations du champ français de la formation au droit de manière plus générale. La première étape du processus est l’arrêté du 21 mars 2007, rendant possible la délivrance de diplômes de droit – et donc l’accès à la profession d’avocat – pour les élèves de l’IEP de Paris, rompant avec le monopole détenu jusque là par l’Université. Dans ses travaux, Myriam Aït-Aoudia a montré que la mobilisation contre cet arrêté a rassemblé un grand nombre de juristes académiques autour de la défense du modèle universitaire français de formation au droit, contre le développement de cette nouvelle formation extra-universitaire plus courte (deux ans au lieu de cinq), plus ciblées sur des débouchés précis – en l’occurrence principalement le monde des affaires -, et surtout plus sélective et mieux dotée [2]. L’École de droit de Sciences Po, promue et développée durant les mandats de Richard Descoings, marqués par l’ambition transformatrice et les moyens sans précédents caractérisant alors l’IEP de Paris, a ainsi été la cible de nombreuses critiques et de recours juridiques. Pourtant, après l’échec de ces voies de recours, la création de cette École de droit a été suivie d’une floraison - dans le cadre universitaire - de nouvelles formations elles aussi sélectives et généralement orientées vers le droit des affaires (« École de droit » de Paris I, « collège de droit » de Paris II, « collège supérieur de droit » de l’Université de Toulouse), et semble s’être imposée comme un modèle dans ce secteur émergent.

Si elle nécessitait des aménagements sur un plan institutionnel, la création de l’École de droit supposait aussi d’être en mesure de porter un nouveau projet, défini dans le livre avant tout par contraste : pour leur « petit groupe d’universitaires », écrit son directeur, « le projet des facultés de droit ou ce qui en tient lieu n’était plus tout à fait le leur » (p.11-12). Christophe Jamin, principal instigateur et le directeur, depuis sa création, de l’École de droit de Sciences Po a pourtant un profil universitaire d’excellence : professeur agrégé de droit privé reconnu, ancien avocat lauréat du concours de la Conférence du stage, auteur de nombreux travaux scientifiques dont un livre important renouvelant en profondeur la compréhension de la doctrine [3]. Après avoir travaillé à l’Université McGill (Montréal), à Paris I et surtout à l’Université de Lille où il fonde puis dirige le Centre René Démogues, Christophe Jamin est recruté à Sciences Po en 2005, soit peu de temps avant le fameux décret de 2007 qui va rendre possible la création de véritables diplômes de droit dans cet établissement. C’est dans ce cadre renouvelé qu’il va élaborer avec ses collègues la nouvelle formation décriée puis enviée par de nombreux universitaires juristes, dont l’ouvrage ici commenté présente les objectifs et la mise en œuvre. Présenté dans son sous-titre comme une expérimentation, le projet de l’École de droit de Sciences Po s’y voit justifié sur plusieurs plans : académique, comme un moyen de sortir d’un modèle dogmatique français vivement critiqué ; professionnel, comme une solution répondant aux attentes de cabinets d’avocats – et plus précisément des avocats d’affaires - insatisfaits de leurs recrues formées à l’Université française ; scientifique par une articulation avec une École doctorale en formation, et le souhait de s’inscrire dans des perspectives novatrices, notamment ouvertes sur l’international. Le curriculum résultant de cette triple réflexion est présenté, sans nier les difficultés ayant présidé à son élaboration, dans le cinquième chapitre du livre. Il se distingue effectivement par bien des points du modèle universitaire français. L’aspect le plus visible est qu’il s’agit d’un cursus de second cycle (comme l’est celui de la Law School américaine), qui commence en M1 et ne dure donc que deux ans. Ensuite, et à rebours d’une vision encyclopédique dans lequel le juriste se devrait de connaître le droit dans son entier, certains domaines sont volontairement omis car considérés comme « non fondamentaux », au profit d’enseignements non strictement juridiques, plus théoriques ou au contraire directement orientés vers la pratique. Cela est particulièrement vrai du master « Droit économique », le second master de l’École de droit, « Carrières Juridiques et Judiciaires » - dont Jamin parle moins - étant par définition plus généraliste. L’orientation internationale, rendue possible par les ressources dont dispose l’institution, se marque de plusieurs manières : présence importante de l’anglais et d’enseignants invités internationaux, incitation des étudiants à passer une année de césure à l’étranger, « importation » de méthodes ou de programmes inspirés des law schools, comme la mise en place d’une clinique de droit « à la française » - soit de formes de pratiques du droit en conditions réelles, en général à destination du secteur non lucratif, encadrées par des enseignants.

L’École de droit de Sciences Po, singularité ou cas limite dans le champ de la formation juridique ?

Le livre pourrait être rapidement considéré comme un simple plaidoyer de l’École de droit à destination des futurs étudiants ou plus encore de leurs futurs employeurs, ce qu’il est en partie lorsqu’il est présenté à Sciences Po aux grands cabinets d’avocats parisiens ; ou comme la justification de Sciences Po adressée à ses détracteurs, généralement universitaires [4]. Il serait toutefois réducteur de circonscrire la lecture de l’ouvrage à l’un ou l’autre de ces prismes, notamment parce qu’il constitue aussi une excellente synthèse relative aux principaux modèles occidentaux de formation juridique – et notamment du cas américain si souvent mobilisé sans réellement être connu. En outre, la création institutionnelle décrite dans l’ouvrage peut être analysée au regard de transformations plus larges dans l’enseignement supérieur. Au-delà de leurs diversités, différentes institutions - écoles de commerce ou d’ingénieurs notamment, en passant par l’École de droit- ont en effet pour point commun d’avoir récemment mis au cœur de leurs enseignements juridiques la promotion d’une conception que l’on peut qualifier d’instrumentale du droit, parfois qualifié de « boîte à outils », convergente avec les attentes d’acteurs publics et privés sensibilisés à une vision en terme de management [5]. Cette conception instrumentale, compatible avec d’autres types de savoirs, notamment économiques ou stratégiques, s’est progressivement imposée dans ces écoles d’élite, au détriment du modèle académique traditionnel du droit comme savoir global et comme outil de régulation étatique. Dans le cas particulier de Sciences Po, la promotion de ce modèle est particulièrement claire dans l’ouvrage : « De manière générale, le juriste est moins celui qui détermine la limite à ne pas franchir, en énonçant la règle applicable, que celui dont on attend désormais qu’il facilite la réalisation d’une multitude de projets » (p. 184). C’est bien la « Cité par projets », caractéristique du Nouvel esprit du capitalisme identifié par Luc Boltanski et Eve Chiapello, qui se voit ainsi visée par la détermination de ces juristes nouveaux formés à l’École de droit. Le « désarmement de la critique » propre au capitalisme moderne pointé par Boltanski et Chiapello est même intégré dans la conception de l’École, puisque comme l’écrit Christophe Jamin : « notre objectif [est] que nos étudiants soient initiés à la grammaire du pouvoir, mais pour en faire ensuite ce qu’il souhaitent : la reproduire, l’éconduire, la subvertir ou encore en construire de nouvelles formes » (p. 201). La certitude de former des élites est ainsi assumée, tout en laissant (théoriquement) ouverte la possible subversion de leur fonction.

Au-delà de sa notoriété si rapidement conquise, de sa capacité à susciter la controverse et à promouvoir comme dans l’ouvrage un certain type de redéfinition de l’excellence juridique, y compris par la polémique, la création de l’École de droit pose d’autres questions. L’intérêt suscité par cette création institutionnelle, au-delà de son caractère singulier, tient aussi à l’impression d’un paradoxe : cette école dont le nom même témoigne de la prégnance du modèle de la law school est créée et rapidement imitée en France, sur un modèle sélectif et coûteux pour les étudiants, alors qu’aux USA les law schools se trouvent remises en cause, décriées par des professionnels qui soulignent leur insuffisant professionnalisme, comme par leurs anciens étudiants qui ne trouvent plus les emplois leur permettant de rembourser les emprunts contractés pour payer ces études, la crise touchant aussi les cabinets d’affaires [6]. Pourtant, il serait faux de ne lire dans cette extension française qu’une copie décalée du modèle nord-américain. Le petit nombre de diplômés dans ces formations sélectives comparé à l’ensemble des étudiants en droit français rend difficilement tenable la comparaison. Il serait réducteur également de ne voir dans ces innovations que le reflet de la domination pure du marché. Comme Lucien Karpik l’avait montré dans un brillant article sur la profession d’avocat, « Parmi les forces qui gouvernent la hiérarchie [des domaines du droit] l’une semble l’emporter sur toutes les autres : la nature de la clientèle », en l’occurrence la valorisation de la clientèle des grandes entreprises et des grandes fortunes. Toutefois, sans en rester à une explication par l’intérêt, il montrait que l’ordonnancement de ces domaines de spécialités était bien un ordonnancement social et non purement économique, écrivant : « les opportunités du marché restent virtuelles tant que l’action ne les a pas transformées en réalités. La thèse de la détermination par le marché omet purement et simplement le poids des volontés et des mobilisations ; elle confond une causalité avec une victoire [7] ». De la même manière, l’émergence apparemment irrésistible d’un secteur concurrentiel et orienté vers les activités les plus lucratives dans les lieux de formation au droit doit s’interpréter comme le résultat d’une mobilisation couronnée de succès, rendue possible par une transformation de certains secteurs du champ de la formation juridique. Comme Rachel Vanneuville l’a établi [8], la critique de l’enseignement juridique traditionnel et sa capitalisation dans le modèle de l’École de droit de Sciences Po Paris a pu prendre forme parce qu’elle correspondait aux attentes du segment émergent des avocats d’affaires, en expansion numérique mais aussi économique au sein des barreaux français et particulièrement de celui de Paris. La création de l’École de droit a correspondu pour une part à la réalisation de cet objectif [9], mais elle se présente aussi comme une tentative pour le dépasser, avec la volonté de créer une institution d’un genre nouveau, susceptible de forger une nouvelle élite, concurrente de celle formée dans les écoles de commerce ou à l’ENA : « former des étudiants qui fréquenteraient bientôt l’élite économique ou administrative de notre pays, peut-être au point de les concurrencer » (p. 185).

À l’école des chefs ?

La création institutionnelle de l’École de droit de Sciences Po, présentée avec clarté et habileté par son promoteur le plus visible, fin connaisseur du monde du droit et de ses débats, est révélatrice d’une situation bien française, dans deux de ses modalités : conjoncturelle, tout d’abord, grâce au contexte dans lequel se trouvait l’IEP, et plus généralement la politique scientifique conduite par le gouvernement précédent favorisant la mise en concurrence et l’émergence de dispositifs dérogatoires aux règles traditionnelles de l’Université française ; durable et spécifique au droit, ensuite, dans la manifestation d’une capacité intellectuelle et sociale des juristes - et en l’occurrence de Christophe Jamin - à se poser comme les seuls analystes légitimes de leur univers et de leurs pratiques (à l’exclusion notamment de toute approche de sciences sociales [10]), quitte à se faire l’avocat de leur propre cause. Il y a bien eu rupture dans le monopole de l’accès à la profession d’avocat détenu jusqu’alors par les universités, matérialisée par la création de l’École de droit de Sciences Po, mais celle-ci, loin d’être totalement singulière, s’inscrit dans des transformations plus globales du monde universitaire. La création de l’École de droit présentée dans le livre est un excellent exemple de la valorisation croissante des modèles concurrentiels, appuyés sur des références nord-américaines et déterminés par la logique des débouchés dans l’enseignement supérieur. S’agissant de l’enseignement du droit, cette nouvelle école semble avoir renforcé, y compris dans les contrecoups qu’elle a suscités, l’ordonnancement formel propre à la discipline (la suprématie du droit civil), et matérialisé le poids croissant des logiques économiques dans le monde du droit, via l’influence du barreau d’affaires : deux tendances qui se voient finalement confirmées - davantage qu’elles ne sont perturbées - par l’irruption de cette « nouvelle cuisine ». Reste à déterminer, si, de manière plus souterraine, se diffusera aussi le parfum plus critique, sur un plan académique, prôné dans le livre et distillé par l’École de droit à travers la promotion de certains enseignements pluri-disciplinaires et l’activité scientifique de plusieurs de ses membres. Cette orientation paradoxale vers la critique est d’ailleurs revendiquée avec un certain sens de la provocation : Duncan Kennedy, premier docteur honoris causa en droit de l’IEP de Paris en 2011, s’est fait connaître en 1970, encore étudiant à Yale, par un texte radical intitulé : « How the Law School Fails : A Polemic [11] », qui ouvrait la voie à une critique radicale de l’enseignement traditionnel du droit aux USA. Celle-ci est aujourd’hui réappropriée –avec l’assentiment de D. Kennedy, aujourd’hui professeur à Harvard - pour légitimer le projet de l’École de droit de Sciences Po vis-à-vis des universités. C’est en ce sens, celui d’une élite sociale et économique, plutôt à une gastronomie moléculaire qu’à un véritable changement de régime qu’invite la cuisine du droit de Christophe Jamin.

par Liora Israël, le 27 mai 2013

Pour citer cet article :

Liora Israël, « Le droit sans l’université », La Vie des idées , 27 mai 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-droit-sans-l-universite

Nota bene :

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Notes

[1Voir par exemple, sur la mondialisation actuelle du droit mais aussi la profondeur historique de cette dimension, Jean-Louis Halpérin, Profils des mondialisations du droit, coll. Méthodes du droit, Dalloz, 2009.

[2Myriam Aït-Aoudia, «  Le droit dans la concurrence. Mobilisations universitaires contre la création de diplômes de droit à Sciences Po Paris  », à paraître dans Droit et Société n°83/2013, dossier «  Les enjeux contemporains de la formation juridique  ».

[3Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La Doctrine, coll. Méthodes du droit, Paris, Dalloz, 2004.

[4Voir l’échange de mails entre Christophe Jamin et Hervé Croze, agrégé de droit, créateur de l’École de droit de Lyon (une formation entièrement sur internet dépendant de l’Université Lyon III). Cité dans la critique de La cuisine du droit sur le blog juridique sinelege de J.-B. Thierry, CMF en droit privé. Pour une critique plus radicale : un autre post sur le blog juridique d’un universitaire, le professeur Gugliemi, mais datant de la période de la création de l’École de droit.

[5C’est en tout cas l’un des résultats, à approfondir, de l’enquête collective Élidroit, dont le titre complet est «  La formation au droit des élites du privé et du public depuis 1958. Quels savoirs juridiques pour quels modes de gouvernement  ?  », financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) entre 2009 et 2012, sous la coordination de Liora Israël (EHESS, CMH) et de Rachel Vanneuville (CNRS, Triangle).

[6Voir par exemple, parmi les nombreux articles publiés notamment par le New York Times ces derniers mois.

[7Lucien Karpik, «  Avocat : une nouvelle profession  ?  », Revue Française de Sociologie, 1985, vol. 26, p. 597.

[8Rachel Vanneuville, «  La formation contemporaine des avocats : aiguillon d’une recomposition de l’enseignement du droit en France  ?  », dans Droit et Société n°83/2013, dossier «  Les enjeux contemporains de la formation juridique  ».

[9Matérialisé notamment par la soumission du projet à une commission d’experts présidée par Jean-Michel Darrois «  qui finissait de présider la mission chargée par le Président de la République de moderniser les professions juridiques  » (p. 21).

[10Par contraste, il est possible d’évoquer la revue états-unienne qui depuis 1948 publie débats et recherches, notamment de sciences sociales, sur l’enseignement du droit, le Journal of Legal Education.

[11Disponible sur le site de Duncan Kennedy.

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