L’enquête par immersion à couvert de Nicolas Jounin nous emmène sur une tournée de facteur à assurer à la veille d’une réorganisation, avec une semaine d’ancienneté pour le sociologue dans son rôle de postier.
L’enquête par immersion à couvert de Nicolas Jounin nous emmène sur une tournée de facteur à assurer à la veille d’une réorganisation, avec une semaine d’ancienneté pour le sociologue dans son rôle de postier.
Les faits divers réguliers de facteurs qui brûlent une partie de leur courrier, le stockent, voire le jettent à la poubelle ou en forêt interrogent sur leur manière de faire leur travail. Ils questionnent également toute l’ambiguïté des injonctions professionnelles faites plus généralement aux travailleurs. Ces injonctions sont au cœur de l’immersion de Nicolas Jounin au sein d’un service de distribution de courrier de la Poste, qu’il a intégré comme facteur. Son livre débute d’ailleurs sur une image singulière : celle de l’ordre intimé par son chef à « se débarrasser » de son courrier avant de rentrer au centre de distribution. L’ouvrage de Nicolas Jounin s’organise autour du sens à donner à cette injonction matinale et la manière dont elle révèle la « rationalisation » extrême à laquelle sont soumis les facteurs. Il raconte les difficultés de cette tournée les unes après les autres (la pluie, la vitesse, le nombre de boîtes aux lettres, les erreurs…) pour proposer à son lecteur une ethnographie du métier de facteur. Le cas postal est exemplaire en ce qu’il analyse une rationalisation du travail par un outil algorithmique (le logiciel « Metod ») qui peut apparaître avec des formes similaires dans d’autres organisations.
Nicolas Jounin projette le lecteur dans le monde postal vu au travers des yeux d’un facteur débutant dont le témoignage s’inscrit dans la lignée des travaux de sociologie narrative qui se développent plus fortement depuis quelques années en faisant la part belle au « pouvoir du récit » pour analyser le réel (Laé, Madec, Murard, 2016). Dans la suite des travaux menés sur les facteurs en sociologie du travail par Marie Cartier (2003), Didier Demazière et Delphine Mercier (2003) ou Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller (2020), ce livre pose la question suivante : « comment et jusqu’à quel point ces changements stratégiques et organisationnels transforment-ils l’activité des facteurs et affectent-ils leurs conditions de travail ? ». Mais, tandis que l’enquête de Didier Demazière et Delphine Mercier était financée par La Poste et réalisée en coopération avec les directeurs de centre concernés, celle de Nicolas Jounin est une enquête par immersion, réalisée à couvert : il s’est présenté aux ressources humaines pour être recruté comme facteur sans que ni son recruteur, ni ses collègues postiers sachent pourquoi il était là. Il y décrit la formation sur le tas, ou plutôt les formations sur le tas, puisque des facteurs débutants peuvent d’emblée être mis « au contact de pratiques différentes » (p. 15).
Face au rythme de travail instauré, Nicolas Jounin s’aperçoit vite qu’il ne travaille pas bien : « le plus déconcertant, c’est que même en travaillant mal, je ne tiens pas mes horaires. Depuis la réorganisation, je débute à 6h30, dix minutes environ avant ma prise de service officielle ; et je ne termine pas avant 15h, atteignant parfois 16h30 ; soit entre 1h30 et 3 heures après la fin de service théorique. Entre les deux bornes, aucune pause, ni pour un café, ni pour déjeuner. » (p. 78). Lors de ses tournées, le jeu avec les consignes officielles et officieuses (aviser d’office les recommandés sans sonner pour gagner du temps) sert à faire face aux stocks accumulés et à la dégradation du service. Nicolas Jounin a également pu, durant son expérience de facteur sur 5 semaines, tester les « nouveaux services » de La Poste et s’interroger sur « l’incorporation de ces ‘prestations’ dans les tournées » (p. 201). Par exemple, puisque la prestation « veiller sur mes parents » (c’est le nom du service) vaut 6 minutes, « le facteur confronté au bavard est ‘enfoncé’ ou impoli : deux manières, pour l’agent consciencieux, d’être professionnellement défaillant » (p. 202).
Nicolas Jounin s’essaie aussi aux différentes méthodes de distribution comme « la séparation [du travail] d’une même tournée entre deux agents différents » (p. 226). Dans ce cas, on ne trie pas et on distribue seulement des plis ordinaires que d’autres facteurs ont préparé à l’avance. Cette segmentation des tâches accroît la division horizontale du travail : le facteur n’est alors plus polyvalent mais réduit à la seule distribution, sa journée de travail est donc plus physique, plus éprouvante en répétitions d’un même geste. Les qualités ethnographiques et d’écriture indéniables de Nicolas Jounin font que son livre se lit comme un roman et que le lecteur a l’impression d’être avec lui pendant sa tournée. Elles lui permettent de montrer, par exemple, en quoi l’équipement du facteur joue un rôle dans le bon déroulement de la tournée, l’accès à un vélo en état de marche aussi. La description de la tournée 12 que décrit l’auteur dans le chapitre 14 est ainsi emblématique de l’enchevêtrement des problèmes qui s’accumulent et conduisent à baisser les bras. Il évoque également des arrêts de travail de ses collègues : pour l’une, « à cause du travail, rien d’autre, son travail de factrice qu’elle disait adorer, avant » (p. 142). Pour d’autres, le dépit s’affiche sous d’autres modalités par le renoncement d’abord, celui qui consiste à « sacrifier » sa tournée, découpée par rues, pour renforcer celle des autres ; par le détachement ensuite, celui qui permet au rouleur non affecté à une tournée en propre de se voir « plutôt en mercenaire, allant d’une tournée à l’autre au gré des besoins » (p. 144) ; par la désertion enfin, qui signifie cesser de « combler par lui-même l’écart béant entre le prescrit et le réel » (p. 144) et rentrer à l’heure prévue de fin de travail avec le courrier non distribué en laissant à un autre la charge de le distribuer le jour suivant.
Cet ouvrage se penche sur un paradoxe, une confusion et un oubli, qui conduisent à une aberration. Le paradoxe : « quoique les directeurs d’établissement mettent souvent en avant la ‘survie’ de l’entreprise, ni plus, ni moins, lorsqu’ils ‘réorganisent’, l’entreprise demeure constamment excédentaire. » (p. 40). La confusion porte sur l’appellation « lettre », car il y a les lettres simples (enveloppes timbrées à glisser facilement dans la boite aux lettres) mais aussi les recommandés et suivis (qui nécessitent un contact et prennent plus de temps) ou encore les petits paquets avec des objets envoyés en format lettre (mais qui supposent d’ouvrir la boîte aux lettres pour les déposer à l’intérieur). L’oubli consiste à relever que le volume de courrier chute alors que le nombre d’adresses augmente. Il concerne le nombre de destinataires qui croît avec, sur une même tournée, davantage de boîtes aux lettres à desservir, productivité « invisible aux yeux de la direction de La Poste, car pas monnayable » (p. 39). L’aberration renvoie à la durée affichée par l’outil de l’organisateur. Celle-ci ne correspond ni au travail effectué par Nicolas Jounin, facteur débutant donc présentant un écart compréhensible et excusable avec cette durée attendue par l’organisation, ni au travail du titulaire de la tournée, ce qui interroge sur la fiabilité du diagnostic de l’outil. Ce que pointe Nicolas Jounin, c’est le décalage entre le « standard attendu par La Poste » (p. 22) sur la durée de la tournée (qui doit être courte et efficace) et la durée réelle de celle-ci alors que l’auteur n’a jamais réussi à la faire dans le temps imparti par l’algorithme à l’origine du travail prescrit.
Nicolas Jounin s’interroge sur trois éléments qui procèdent au calcul des tournées du facteur par le biais d’une « prescription par modélisation » (p. 181) : une évaluation du trafic (pour la charge de travail), une schématisation de l’environnement (pour la complexité et spécificité du réel) et enfin des normes et des cadences (pour les standards nationaux à respecter). Or, comme puisque l’outil simplifie le réel et en escamote une partie, il n’est pas neutre : « l’absence de prise en compte du climat, du relief, du trafic ou de l’apparence des boîtes aux lettres peut apparaître, non plus comme un oubli dommageable, mais comme un arbitrage réfléchi » (p. 128). Si certains s’insurgent contre les réorganisations, d’autres se résignent et s’habituent à finir tard. Comme « l’organisateur » l’explique à Nicolas Jounin : « si tu n’y arrives pas, c’est à toi d’essayer de t’améliorer » (p. 101). La défaillance venant nécessairement des hommes, invités « à se considérer comme le maillon faible de ce bel agencement » (p.102), le dysfonctionnement ne peut qu’être individuel. Résultat : les facteurs et factrices craquent.
Qu’ils n’atteignent jamais dans les faits cette durée optimale importe d’ailleurs peu, puisqu’aucune vérification ou rectification ne semble faite, mais cela produit un renversement de la dette entre l’entreprise et son salarié : les estimations effectuées par l’outil étant situées en deçà de la durée règlementaire de travail pour la journée, le facteur doit théoriquement des tâches supplémentaires à la Poste. L’algorithme met en dette le facteur qui doit du temps à son entreprise avant même d’avoir commencé à pédaler, il « disqualifie par avance toute tentative de mise en cause du dessin des nouvelles tournées, toute dénonciation de surcharge » (p. 104).
Dans l’enquête présentée ici, « c’est le temps des facteurs qui est la variable d’ajustement » (p. 282). Ce constat d’une « productivité du facteur » (Demazière, Mercier, 2003) n’est pas nouveau, l’hétérogénéité des temps de travail effectifs non plus mais les implications en fonction des statuts sont différentes. Quand « le retour de tournée signale la fin de la journée de travail » – le fameux « fini-parti » (quand le travail est fini, même avant l’heure, le facteur peut partir) – pour des fonctionnaires assujettis à une continuité du service public, le statut de contractuel, soumis à un temps de travail encadré, ne permet pas d’utiliser des techniques de « quantification préalable du travail », sauf s’il perdure pour ne pas payer l’ensemble des heures travaillées. Le dysfonctionnement organisationnel pointé par Nicolas Jounin se situe « entre l’objectif productif (écouler chaque jour tout le courrier du jour), la technique pour l’organiser (les durées théoriques moyennes obtenus par modélisation) et le régime juridique de mise au travail (‘fini-parti’ permis par le statut de fonctionnaire) » (p. 284-285) en ce qu’il contribue peu à peu à « dégrader l’intériorisation individuelle d’une discipline connue ordinairement sous le nom de ‘conscience professionnelle’ » (p. 287). C’est aussi une déshumanisation des ressources humaines postales que note Nicolas Jounin dans son livre : « quel que soit le temps passé dehors, à la deuxième comme à la 7e heure, La Poste considère que le facteur est une machine constante, qui va toujours à la même vitesse. L’entreprise surpasse Taylor dans sa réduction des humains à une mécanique » (p. 247). Pourtant, même si l’usage de la science conduit un cadre à invoquer le taylorisme pour justifier les réorganisations postales, le lecteur ne peut s’empêcher de se demander si ces échanges imaginaires n’atténuent pas la force de son ethnographie. D’autant que, sur l’ambivalence de la rationalisation du travail, Taylor lui-même reconnaissait à propos de sa méthode, « À mon avis, le plus grand profit que retire l’ouvrier du système, c’est d’avoir du travail en permanence. Une usine qui travaille d’après la méthode scientifique a beaucoup plus de chances de continuer à faire de bonnes affaires en période de crise qu’une usine mal organisée » (Taylor, 1927 cité par Martinache, 2013).
Ce parti-pris de Nicolas Jounin de n’interagir qu’avec Taylor comme cadre de référence occulte surtout totalement l’ensemble des théories des organisations – fort nombreuses – qui ont succédé à l’Organisation Scientifique du Travail. La théorie organisationnelle de la poubelle par exemple – le modèle du « garbage can » (Cohen, March, Olsen, 1972) – montre bien comment des organisations peuvent agir sans objectif partagé par tous et sans qu’il soit possible d’assumer une supervision constante des tâches réalisées. Quand Nicolas Jounin écrit que « Plusieurs facteurs soutiennent que la surcharge des tournées a plus qu’une visée productive : ce serait une entreprise délibérée de démoralisation des embauchés, pour leur faire perdre pied, les inciter à s’auto-éliminer, par l’inaptitude médicalement reconnue, la démission ou le licenciement disciplinaire dérivant d’un ‘pétage de plomb’ » (p. 85), n’est-ce pas donner à la direction postale plus d’intentionnalité qu’elle n’en a ?
Quand Nicolas Jounin évoque le logiciel « Metod » « qui découpe chaque tâche en minutes, en secondes et même en centiminutes ! Une science quasi nucléaire… Problème : ces cadences ont été calculées il y a près de vingt ans, et plus personne ne sait comment. Pas même La Poste ! » (p. 219-220), et constate qu’aucun expert n’est plus en mesure de savoir sur quoi s’appuie cette modélisation, faut-il voir de la préméditation plutôt qu’une « amnésie des commencements » (Bourdieu, 2012) ? de la réflexion plutôt qu’un manque de compétence et de vision stratégique à long terme ?
Au-delà du bon jeu de mot dans le titre, y a-t-il un « caché », délibérément masqué, au sein de la Poste ? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’un phénomène de naturalisation de process de travail qui, dans une organisation qui ne maîtrise pas sa propre histoire, agit de manière dysfonctionnelle sous un mode surprenant d’« essai-erreur » déjà relevé concernant le développement des services financiers et l’évolution des bureaux de poste (Vezinat, 2012) ? N’avons-nous pas là un « cercle vicieux bureaucratique » que Michel Crozier (1976) aurait trouvé exemplaire à analyser ? Plutôt que de poser le turn-over comme un objectif postal visé par la direction, ce mécanisme de rationalisation du travail m’apparaît davantage comme un cercle vicieux : alors même qu’elle doit sans cesse recruter sans faire la difficile puisque les tournées n’arrivent plus à être toutes « couvertes », La Poste fait face – comme les tournées ne sont pas toutes effectuées – à des conditions de travail plus dures pour ceux qui restent, ce qui augmente encore le turn-over au lieu de le réduire en poussant les facteurs à ne plus demeurer longtemps dans le métier.
La grande qualité de cet ouvrage est de mettre en lumière la disqualification de la parole des postiers qui disent ne pas pouvoir faire la tournée dans les temps impartis et ne sont pas entendus au sein de l’entreprise. Cette disqualification, qui n’est peut-être pas spécifique aux facteurs, est significative d’une rupture entre la direction et la base dans cette grande organisation qu’est La Poste. Elle met en lumière l’hiatus qui existe entre des technocrates qui ne sont concrètement pas sur le terrain et des agents de première ligne, qui sont au contact des usagers et aux prises avec les difficultés inhérentes à l’acheminement du courrier (la fameuse « logistique du dernier kilomètre décarboné »).
Pourtant l’auteur n’assume pas vraiment son approche partielle du phénomène étudié. S’il considère avoir présenté « le point de vue de la direction comme celui des facteurs » (p. 320), le lecteur se demande ce qu’est la « direction » pour lui : est-ce le « facteur qualité » ou le responsable d’équipe qu’il a rencontrés (p. 320) ? L’histoire et la sociologie des cadres ont analysé comment la hiérarchie immédiate – les « managers de proximité » (Martin, 2013), les « cadres intermédiaires » (Barrier, Pillon, Quéré, 2015), est prise en étau entre les salariés du dessus et ceux du dessous. Elle joue alors un rôle essentiel de « rouage » ou de « tampon » placé au cœur d’injonctions contradictoires (Bouffartigue, Gadea, Pochic, 2010). Si la lecture binaire entre patrons et facteurs que Nicolas Jounin propose est claire et porteuse médiatiquement, il n’empêche qu’elle est fondée sur une opposition qui ne correspond pas aux réalités (plus complexes et nuancées) du terrain postal. Ces cadres intermédiaires, eux-mêmes salariés et souvent issus du rang des facteurs – puisque la promotion interne avait encore cours, jusque récemment, à La Poste – sont également soumis à une direction qui répercute sur eux les dispositifs et protocoles à suivre. Aussi peuvent-ils réellement être associés à une figure idéal-typique de « patron » ou à ceux qui possèdent les moyens de production ? S’ils sont certes des salariés intermédiaires dans des grandes organisations, cela n’en fait pas pour autant des « patrons », d’où la gêne ressentie par certains d’entre eux, à l’instar du responsable de son recrutement qui, l’ayant contacté immédiatement, trouble Nicolas Jounin par son discours : « Pour un entretien de recrutement, il tient un propos déroutant, semblant tout faire pour me dégoûter de l’activité de facteur » (p. 24). Sociologiser les injonctions contradictoires qui sont celles de cet agent aurait permis de lever le trouble du sociologue en posant l’hypothèse que lui-même n’est peut-être pas très à l’aise avec les conditions de travail qu’il propose aux facteurs qu’il a pour mission de recruter, mais à qui il offre malgré tout un travail dans un contexte de chômage de masse. Mais cette piste n’aurait sans doute pu être explorée que dans le cadre d’une enquête plus longue.
Nicolas Jounin est resté cinq semaines dans son « rôle » de facteur et le lecteur ne saura pas à la lecture de l’ouvrage pourquoi il l’a quitté : sa résistance physique était-elle à son point de rupture ? était-il arrivé à la saturation de son terrain et terminé son enquête ? était-il, plus pragmatiquement, « occupé ailleurs » ? À la fin de son livre, il revient sur les lieux de son enquête un an après la réorganisation et note que « les effets de la réorganisation se sont estompés » (p. 304) mais à quel titre se rend-il cette fois sur place ? En tant que sociologue qui dévoile son projet de livre ? en tant qu’ancien collègue ? en tant que syndicaliste ? Le lecteur ne le saura pas non plus.
Ce positionnement non clarifié – puisqu’on ne sait pas vraiment d’où parle Nicolas Jounin, ni ce qui l’a conduit à vouloir se faire recruter à La Poste – apparaît au travers de l’usage par le journal Libération du terme de « gonzo-sociologie » pour présenter ce livre dans son édition du 24 février 2021. Ce terme file la métaphore avec un journalisme ultra-subjectif (« gonzo-journalisme ») ou avec une pornographie mettant en scène des plans rapprochés où l’acteur se filme lui-même (« pornographie gonzo »). Que signifie « gonzo-sociologie » ici ?
– S’agit-il d’une sociologie subjective, au sens d’orientée, de partisane ou de militante ? Le titre « le caché de la Poste » n’est en effet pas sans relever d’une idée de dévoilement.
– S’agit-il d’une sociologie « hard » au sens où l’« imaginaire sociologique » (Mills, 2015) en marche, ou plutôt « à vélo » ; juxtaposant éléments de réalité avec des dialogues imaginés ? S’il existe bien un courant qui vise à sociologiser dans et par la narration (Artières, Laé, 2011), Nicolas Jounin ne s’en revendique pas dans son livre. Mais, comme son imaginaire sociologique le conduit à pousser parfois très loin sa mise en récit (Geertz, 1996) – allant jusqu’à se comparer lui-même à un « gorille » dans ses échanges fictifs avec Taylor – le lecteur se demande dans ces pages-là si la narration ne devient pas volontairement « hard » et s’interroge sur l’usage et les effets escomptés de la provocation dans celle-ci.
– Ou s’agit-il d’une sociologie réalisée à la va-vite, à partir d’un seul bureau de distribution nécessairement spécifique ? La singularité du centre de distribution choisi pour réaliser l’immersion est énigmatique. Sur sa temporalité d’abord, Nicolas Jounin arrive juste à temps pour « vivre » une réorganisation : était-ce le hasard ou prévu ? Anticiper une immersion sur un mode avant/après par rapport à une réorganisation est très intéressant si ce jeu temporel est intégré à l’analyse comme à l’ethnographie. Sur cet à-propos de ce qui est soumis à l’observation ensuite : en plus d’une réorganisation, le sociologue a « la chance » de voir, au cours de ses cinq semaines d’immersion sur place, passer un inspecteur du travail. Mais combien de facteurs ne voient jamais d’inspecteur du travail ? Cette convergence des temps (Kosellek, 1997) interroge : à « Nanteuil », dans le centre de distribution enquêté, l’inspection du travail est venue demander les horaires de prise et de fin de service car, en l’état et sans un dispositif de pointage, il est impossible de vérifier d’une part, que les heures supplémentaires existent (que la tournée ne peut pas être réalisée dans les temps) et d’autre part, qu’elles sont bien payées (que les heures supplémentaires ne sont pas du bénévolat offert à l’entreprise contre le bonheur immense d’y travailler). Nicolas Jounin explique que la fin du ‘fini-parti’ se traduit par la rémunération des heures supplémentaires décomptées à présent alors qu’elles ne l’étaient pas avant. Dans son cas d’espèce peut-être – sans doute même – mais ailleurs ? Ces heures supplémentaires effectuées par des contractuels, sont-elles systématiquement payées sur d’autres sites ? Rien n’est moins sûr et le lien établi entre le statut de contractuel et le paiement des heures supplémentaires me semble devoir être relativisé à partir de ce seul terrain.
L’hypothèse d’un terrain construit en amont de l’enquête pour pouvoir assister à ces événements, que sont une réorganisation – tous les deux ans en moyenne – et une inspection du travail – encore plus espacée puisque des facteurs peuvent passer des années à travailler dans voir un inspecteur du travail – sur un laps de temps très court, n’est cependant pas problématique en soi. Au contraire, elle permettrait même de sortir cette enquête de l’appellation de « gonzo-sociologie » au sens où le terrain investigué, singulier, donne à voir la manière dont l’accès au terrain a été préparé. Car, comme le recommande l’ouvrage Observer le travail, « dans tous les cas, la réflexivité est de mise, par laquelle l’ethnographe effectue une déprise de son matériau en veillant à ne pas s’abstraire lui-même du terrain qu’il analyse, et en essayant de comprendre en quoi les conditions de l’enquête pèsent sur la construction des matériaux » (Arborio et al., 2008, p. 12). Avec ses qualités de fin observateur, l’enquête de Nicolas Jounin est déjà très précise ; s’il veillait par sa réflexivité à ne pas s’abstraire de son terrain – et à en présenter les conditions comme les biais – sa sociologie ne perdrait rien, elle gagnerait au contraire encore plus en force.
par , le 27 octobre 2021
Références citées :
• Arborio A., Cohen Y., Fournier P., Hatzfeld N., Lomba C., Muller S., 2008, Observer le travail : Histoire, ethnographie, approches combinées, Paris, La Découverte.
• Artières P., Laé J.-F., 2011, Archives personnelles. Histoire, anthropologie et sociologie, Paris, Armand Colin.
• Barrier J., Pillon J.-M., Quéré O., 2015, « Les cadres intermédiaires de la fonction publique. Travail administratif et recompositions managériales de l’État », Gouvernement et action publique, vol. 4, n°4, p. 9-32.
• Bouffartigue P., Bouteiller J., 2020, Du facteur au livreur ? Les coulisses d’un service public en péril, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant.
• Bouffartigue, P., Gadea, C., Pochic, S. (dir.), 2010, Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?, Paris, Armand Colin.
• Bourdieu Pierre, 2012, Sur l’État, cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Seuil.
• Cartier M., 2003, Les facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, Paris, La Découverte.
• Cohen M., March J., Olsen J., 1972, “A Garbage Can Model of Organizational Choice”, Administrative Science Quarterly, Vol 17, n° 1.
• Crozier M., 1976, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil.
• Demazière D., 2010, « Les facteurs et les évolutions du service postal », in Boussard V., Demazière D., Milburn P., L’injonction au professionnalisme. Analyse d’une dynamique plurielle, Rennes, PUR, p.51-61.
• Demazière D., Mercier D., 2003, « La tournée de facteurs. Normes gestionnaires, régulation collective et stratégies d’activité », Sociologie du travail, N°2, p. 237-258.
• Geertz C., 1996, Ici et Là-Bas, l’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié.
• Kosellek R., 1997, L’Expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil.
• Laé J.-F., Madec A., Murard N., 2016, Dossier « Sociologie narrative : le pouvoir du récit », Sociologie et sociétés, Vol. 48, N°2.
• Martin E., 2013, « Pourquoi a-t-on encore besoin de managers de proximité ? Une analyse du travail d’encadrement à EDF », La Revue de l’Ires, vol. 76, n°1, p. 3-27.
• Martinache I., 2013, Introduction commentée de Taylor F. W., Comment réconcilier patrons et travailleurs, Paris, Alternatives économiques - Les Petits Matins.
• Taylor I., 1927, Ce que Taylor dit de sa méthode, Clermont-Ferrand, Michelin.
• Vezinat N., 2012, Les métamorphoses de la Poste, Professionnalisation des conseillers financiers (1953-2010), Paris, Puf.
Nadège Vezinat, « Le facteur et l’algorithme », La Vie des idées , 27 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-facteur-et-l-algorithme
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.