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Nuit et brouillard, Alain Resnais 1955

Recension Histoire

Le fait et sa destruction

À propos de : Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Corti


par Judith Lyon-Caen , le 6 décembre 2023


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Si l’effacement des traces du génocide a été une préoccupation majeure des nazis, il est faux d’affirmer que la Shoah aurait entraîné une « destruction du fait ». Les études littéraires doivent tenir compte de deux enjeux-clés : la factualité et la vérité.

Des écrits du ghetto de Varsovie aux collections de témoignages audiovisuels de la collection Spielberg, des manuscrits des Sonderkommandos aux enquêtes à la manière des Disparus de Mendelsohn, de Primo Levi aux formes toujours renouvelées du kitsch mémoriel, l’essai de Maxime Decout entend embrasser d’un même coup d’œil toutes les entreprises scripturaires (mais aussi, dans les dernières pages, cinématographiques ou muséales) qui cherchent à « faire trace » de la Shoah.

On croise dans son livre les grands noms de la littérature de témoignage, Primo Levi, Robert Antelme, David Rousset, Jean Améry, Charlotte Delbo (même si tous n’ont pas témoigné de la Shoah, mais du système concentrationnaire), un poète du ghetto de Varsovie (Wladyslaw Szengel), des dramaturges (Peter Weiss), des écrivains survivants comme Imre Kertesz ou Aron Appelfeld, des enfants ou des petits-enfants enquêteurs (Lydia Flem, Ivan Jablonka).

Un parcours clair et documenté

La question du « faire trace » permet de réunir ces écritures au-delà des ruptures chronologiques (qui sont toutefois marquées dans les chapitres), de la variété des langues d’écriture, de la multiplicité des genres (roman, poésie, théâtre, littérature documentaire ou testimoniale), voire des supports (imprimé, audiovisuel) et, bien sûr, des expériences vécues par les auteurs.

Faire trace invite à s’émanciper de la seule problématique du témoignage, puisque l’auteur propose d’inscrire les écrits de témoignage dans un ensemble beaucoup plus vaste qui rend justice à celles et ceux qui, quoique survivants, ont pu faire le choix de la fiction (Anna Langfus, Piotr Rawicz), à la parole des poètes des camps et des ghettos, ainsi qu’à l’écriture des « héritiers » de la Shoah ; en somme, à la multiplicité des choix formels suscités par l’urgence, puis par la nécessité continuée de faire trace du génocide des Juifs.

C’est donc un livre utile, qui pourra offrir à qui veut entrer dans le massif de ces écritures un premier parcours clair et documenté. On pourra regretter que l’éditeur n’ait envisagé ni de bibliographie ni d’index, qui en auraient fait un véritable vademecum. Les spécialistes pourront reprocher à l’auteur de n’avoir pas suffisamment explicité ses partis pris critiques et d’avoir préféré le panorama à la discussion avec les nombreux chercheurs cités en note (Catherine Coquio, Claude Mouchard) et qui ont, avant lui, cherché à comprendre ce que la Shoah a fait à cette activité d’écriture et de publication que nous appelons « littérature ».

Inarchivable ?

Faire trace repose toutefois sur une hypothèse critique majeure qu’on peut ainsi formuler : le secret sur l’entreprise génocidaire, puis la destruction des traces des opérations d’anéantissement, ont été une préoccupation majeure des nazis. L’effacement du génocide fait donc partie de l’entreprise génocidaire elle-même (c’est la phrase célèbre d’Himmler à Posen en 1943 sur la « page d’histoire qui n’a jamais été écrite et qui ne le sera jamais »).

Dès lors, l’écriture des Juifs visés par la destruction est une double action contre l’effacement : elle vise à témoigner de ce qui a lieu et à lutter contre l’entreprise d’effacement elle-même. C’est le sens de l’initiative menée par Ringelblum dans le ghetto de Varsovie : constituer une archive de la vie et de la mort du ghetto, pour qu’un jour son histoire puisse être écrite par-delà sa destruction.

Or certains – et nous sommes ici au cœur de l’hypothèse qui étaye l’essai – ont analysé l’entreprise génocidaire non seulement comme la visée de destruction la plus totale d’un peuple, de sa mémoire et de la disparition des moyens de son histoire, mais comme la « destruction même du fait ». Maxime Decout cite Marc Nichanian à propos du génocide des Arméniens : « Le génocide […] n’est pas un fait, parce que c’est la destruction même du fait, de la notion de fait de la factualité du fait » [1]. Et avec Marc Nichanian, Le Différend de Jean-François Lyotard à propos d’Auschwitz :

Quelque chose de nouveau s’est produit dans l’histoire, qui est que les faits, les témoignages qui portaient la trace des ici et des maintenant, les documents qui indiquaient le sens ou les sens des faits, et les noms, enfin la possibilité des diverses sortes de phrases dont la conjonction fait la réalité, tout cela a été détruit autant que possible. [2]

Et Lyotard toujours : « Le nom d’Auschwitz marque les confins où la connaissance historique voit sa compétence récusée. » (ibid.) Place, donc, à la littérature, une littérature de l’« après Auschwitz » déterminée par ce manque, ce « mal d’archive », cette impossibilité et cette nécessité de savoir. Et Maxime Decout d’écrire :

Son langage n’est pas celui de l’historien qui a besoin de la factualité du fait. Il est un langage qui peut créer des régimes d’historicité non factuelle, qui peut dire ce qui est et ce qui n’est pas […]. La littérature est de surcroît ce qui peut dire sa propre impossibilité. Alors que l’historiographie s’efforce de documenter et d’archiver, la littérature, quand même elle l’accompagne dans cette tâche, a le pouvoir de donner la parole à ce qui semble inarchivable (p. 20-21).

La résistance des preuves

L’affaire est trop importante pour qu’on ne discute pas cette hypothèse, qui est d’ailleurs contredite par une bonne partie du livre. L’historienne que je suis n’accepte pas qu’un fait de destruction puisse être tenu pour la destruction du fait. On ne peut admettre l’espèce de transfert de la volonté génocidaire (telle que formulée par Himmler) vers une philosophie qui repense la question de la vérité à partir de l’hypothèse de la destruction de la factualité : comme si, au fond, le nazisme avait philosophiquement gagné [3].

Mais voyons : les nazis ont en effet cherché, autant qu’ils le pouvaient, à effacer les traces de leurs usines de mort et des charniers laissés par les Einsatzgruppen. Ils ont affecté à l’effacement des traces des Sonderkommandos spéciaux dans le cadre de l’opération 1005. Que cherchaient-ils à faire disparaître ? Des preuves, des traces qui auraient fait preuve – un mot curieusement peu présent dans le livre de Maxime Decout, alors que ce fut l’une des grandes affaires de la résistance juive et, bien sûr, des procès d’après-guerre.

En détruisant les chambres à gaz, les nazis détruisaient les preuves les plus accablantes : ils ne détruisaient pas leur factualité. En demandant à Yankel Wiernik, survivant de la révolte des prisonniers de Treblinka en août 1943, de raconter sa détention et de dessiner des plans du camp, les membres du Comité national juif clandestin de Varsovie constituaient un dossier de preuves  : le texte fut microfilmé pour être transmis aux Alliés via Londres [4].

À la destruction et à l’effacement, les Juifs et leurs soutiens opposèrent donc une guerre de preuves. Par ailleurs, factuellement, les nazis n’ont pas détruit toutes les preuves.

Les faits ont été largement, constamment, âprement documentés : analyser l’écriture produite pendant les événements – l’écriture « depuis la mort en cours », comme la nomme justement Maxime Decout dans le chapitre 2 – à partir de la « destruction de la factualité » revient précisément à ôter tout sens aux gestes d’écriture, souvent désespérés, aux prises avec les limites de la langue, la hantise de ne pas être cru, la peur de ne pas documenter assez, accomplis « depuis la mort en cours ».

Le recours à la littérature, ici, chez un poète comme Katzenelson par exemple, ne relève nullement d’un « régime d’historicité non factuelle » ; c’est le geste d’archiver, dans des mots choisis avec soin, la « factualité du fait ».

L’enjeu : la vérité

A-t-on vraiment besoin de penser la littérature à partir de la « destruction de la factualité » pour comprendre les écritures de la Shoah ? Le parcours effectué par Maxime Decout suggère plutôt l’inverse. Car l’enjeu de toutes ces « écritures de la Shoah », si l’on estime qu’une telle catégorie a une pertinence en dépit de son hétérogénéité, est bien celui de la vérité, de la vérité historique de la Shoah.

Situer la littérature sous la houlette de la « destruction du fait » escamote la question de la vérité, qui fut d’abord celle de la preuve, mais aussi celle de la lutte contre l’oubli, et celle de la lutte contre le négationnisme, et celle du refus du kitsch, de l’esthétisation complaisante. Situer la littérature sous la houlette de la « destruction du fait » escamote également la factualité des écritures de la Shoah, la factualité du recours têtu à l’écrit et, parfois, à la littérature, comme répertoire de formes et de modèles – forme spécifique de communication capable d’encapsuler dans des mots « la mort en cours ».

C’est pourquoi la catégorie d’« écritures de la Shoah » est à la fois intéressante et insuffisante. Intéressante, parce qu’elle réunit sans distinction de genres des formes multiples de recours à l’écrit, parce qu’elle conduit à observer ensemble les écrits produits pendant les événements, les entreprises scripturaires des survivants, souvent testimoniales et parfois fictionnelles, et les répliques – au sens sismique – de la Shoah dans les écritures des générations nées après la guerre, jusqu’à nous, au-delà de nous.

Insuffisante, parce qu’elle apparaît comme stable à travers le temps. Outre que certains des témoignages cités par Maxime Decout, comme ceux de Rousset ou d’Antelme, ne sont pas des témoignages « de la Shoah » (ce dont convient l’auteur), on sait bien que le terme de Shoah lui-même autant que l’évidence de sa catastrophe dans la conscience universelle ne s’imposa que lentement et progressivement.

Après la guerre, les souffrances des Juifs n’étaient qu’un des aspects des horreurs de la guerre. C’est à la fin des années 1950, avec La Nuit de Wiesel et Le Dernier des Justes de Schwartzbart (pour rester dans le cas français), que ce qu’on appelait alors la « tragédie juive » se détacha des récits de l’expérience concentrationnaire : la fiction littéraire joua donc un rôle dans cette prise de conscience, même si tous les récits étaient travaillés par une hantise d’un excès de fiction.

Les témoignages, de leur côté, mirent longtemps à être reconnus comme de la « vraie littérature », comme le remarquait Perec à propos de L’Espèce humaine au début des années 1960. Et pourtant, soulignait-il, une œuvre comme celle d’Antelme redonnait « à la littérature un sens qu’elle avait perdu » et définissait « la vérité de la littérature et la vérité du monde » [5].

Si les études littéraires persistent à installer leur expertise dans un « au-delà » de la compétence historique, un espace où la question de la factualité des faits aurait été effacée, elles se détournent de la question de la vérité, que les « écritures de la Shoah » intiment pourtant de mettre au cœur de toute lecture critique.

Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Paris, Corti, 2023, 251 p., 22 €.

par Judith Lyon-Caen, le 6 décembre 2023

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 La réponse de l’auteur, sur Diacritik

Pour citer cet article :

Judith Lyon-Caen, « Le fait et sa destruction », La Vie des idées , 6 décembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-fait-et-sa-destruction

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Notes

[1Marc Nichanian, La Perversion historiographique. Une réflexion arménienne, Paris, Lignes, p. 9  ; cité par Maxime Decout, p. 17.

[2Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 92-93, ibid.

[3Je renvoie ici aux analyses très convaincantes de Frédérik Detue sur le «  négationnisme transcendantal  » : «  Au bonheur des négationnistes (retour sur les pratiques du champ littéraire)  », Lignes de crête, avril-mai 2020.

[4Jankel Wiernik, Une année à Treblinka, Paris, Vendémiaire, 2014.

[5Georges Perec, «  Robert Antelme ou la vérité de la littérature  », Partisans, n° 8, janvier-février 1963, p. 121-134.

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