Recensé : Sergio Luzzatto, Le corps du Duce. Essai sur la sortie du fascisme, traduit de l’italien par P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2014, 368 p., 28 € (première édition, 1998).
C’est l’un des mythes fondateurs de la République italienne : les corps de Benito Mussolini, de sa maîtresse Clara Petacci et de plusieurs des hiérarques les plus importants du régimes sont exposés, pendus la tête en bas sur l’esplanade Loreto, à Milan. Par cette mise en scène, les vainqueurs affirment leur victoire en exposant la dépouille du Duce à la vindicte de la foule. Rompant le lien charismatique qui existait entre le chef – présenté comme un surhomme – et le peuple italien, les résistants entendent mettre un terme symbolique à l’expérience fasciste. À partir de cet épisode fondamental de l’histoire contemporaine italienne, où se joue le transfert de la souveraineté entre le régime qui vient de tomber et la république qui doit naître, Sergio Luzzatto développe une étude multiforme qui touche à la dimension charismatique du Duce mais aussi aux fractures qui parcourent la société italienne de l’après-guerre.
L’auteur, initialement spécialiste de la période moderne s’est récemment intéressé à certains mythes de l’Italie contemporaine, les étudiant sous un angle original, mêlant toujours étude politique, sociale et culturelle [1]. Il poursuit ici ses recherches, en proposant de faire l’histoire du corps de Benito Mussolini, tant vivant – il constitue alors un moyen de susciter l’adhésion – que mort, lorsque se nouent autour du cadavre des luttes mémorielles. Cet ouvrage stimulant, très bien reçu en Italie, analyse efficacement les fractures de la société italienne de l’après-guerre tout en offrant un point de vue novateur sur la dimension charismatique du pouvoir mussolinien.
Après un premier chapitre consacré à la période fasciste, le livre retrace l’itinéraire de la dépouille du Duce dans l’Italie républicaine, depuis sa mort en avril 1945 jusqu’à son inhumation dans sa ville natale de Predappio après que l’État italien eut rendu le corps à la famille, en 1957. Initialement enterré dans une tombe anonyme, le corps de Benito Mussolini est d’abord volé, en 1946, par un commando fasciste qui veut lui donner une sépulture chrétienne. Une fois retrouvé, l’État italien le dissimule pendant onze années, ne sachant que faire de ce mort encombrant. Ce corps meurtri, caché, volé, puis vénéré comme une relique est « surchargé sémantiquement » et pose un problème d’envergure à la jeune république italienne : comment peut-on transformer une réalité historique qui divise les Italiens, en un « mythe fondateur inclusif et partagé » ?
Un précédent : Giacomo Matteotti
Au cœur de la première partie du livre se trouve la dimension charismatique de Mussolini, qui suscite toujours de nombreuses études [2] Ce que montre Sergio Luzzatto, c’est que la mise en scène de l’esplanade Loreto apparaît comme nécessaire aux yeux des résistants, afin d’« annuler les termes du pacte charismatique entre Mussolini et les Italiens ». L’exposition publique du corps vaincu et supplicié permet ainsi de dissoudre le culte du surhomme. Cet épisode marque le début du désenchantement à l’égard des qualités extraordinaires du chef. Luzzatto étudie la propagation des rumeurs qui se multiplient autour de la débilité physique de Mussolini : certaines le présentent comme atteint de syphilis quand d’autres affirment qu’il mourut épuisé par les exigences sexuelles dévorantes de sa maîtresse.
S’appuyant sur les analyses que le philosophe Giorgio Agamben a proposées à propos de la « politisation de la vie nue » [3], Sergio Luzzatto dresse un parallèle éclairant entre Benito Mussolini et Giacomo Matteotti. Ce dernier, député socialiste assassiné par des fascistes en 1924 est le symbole du virage autoritaire et violent du régime. Très tôt, il fait l’objet d’une dévotion de la part des antifascistes qui l’assimilent à un apôtre. La question du corps de Matteotti est là aussi centrale : il n’est retrouvé qu’après plusieurs semaines et fait l’objet de toutes les supputations. Le corps de Matteotti apparaît comme le double impuissant du corps triomphant du Duce : la rumeur court qu’il a été émasculé et certains fascistes auraient chanté « De la chair de Matteotti nous ferons des saucisses ».
Ce parallèle initial permet de montrer que le corps de Mussolini, vénéré dans l’après-guerre par les néo-fascistes, n’a pas été le premier à être célébré comme une relique politique. De même, la guerre des mémoires qui constitue en grande partie l’objet du livre ne prend pas uniquement sa source dans l’assassinat de Mussolini, mais bien avant, car comme l’a écrit le journaliste Ugo Ojetti, il y a eu deux morts symboliques, celle de Matteotti et celle de Mussolini, qui divisent l’Italie entre « ceux qui pleurent la mort de l’un et ceux qui pleurent la mort de l’autre ».
« Piété contre piété » : deux mémoire concurrentes
L’esplanade Loreto devient, dans les années qui suivent la fin de la guerre, un véritable lieu de mémoire [4]. Les adversaires de l’antifascisme ne se privent pas de mettre en avant la cruauté de la foule qui a roué de coups le cadavre et lui a fait subir de nombreux sévices. Très tôt, l’exposition publique du corps de Mussolini devient un enjeu politique. Cette mise en scène, bien que jugée nécessaire par la Résistance pour symboliser le transfert de pouvoir du Duce à la République naissante, apparaît assez rapidement comme un fondement honteux pour cette dernière. Luzzatto souligne ainsi combien le commerce des photos prises sur l’esplanade scandalise d’assez nombreux antifascistes jusqu’à progressivement devenir un tabou dans le discours des résistants. Peu à peu, la presse antifasciste impose même l’idée que le peuple a défilé, dignement, devant le chef défunt, sans aucun débordement.
Autour de l’odyssée du corps de Mussolini se joue aussi la concurrence mémorielle entre les deux Italie : celle qui se réclame du cadavre de Matteotti et celle qui rend hommage au Duce. Sergio Luzzatto montre combien, dans les années qui suivent la Libération, la logique des antifascistes est alors binaire et extrêmement manichéenne. Ainsi, Italo Calvino, lui-même résistant, estime qu’il est vain de s’incliner devant la tombe de ceux qui ont contre eux « les raisons de l’histoire ». Cette conception, qui prévaut d’abord, reflue assez rapidement : d’abord parce que le gouvernement démocrate-chrétien cherche à marginaliser le parti communiste qui, comme en France, tire profit de son activité résistante mais aussi parce qu’une grande partie de l’Italie réclame le droit d’honorer ses morts, même s’il s’agissait de partisans de la République de Salò.
C’est dans ce contexte que Domenico Leccisi, l’homme qui a enlevé, en 1946, la dépouille du Duce avant de mettre en échec la police italienne pendant près de cent jours, sort de prison et explique son exploit. Les journaux à scandales s’empressent de lui ouvrir leurs colonnes afin qu’il raconte son périple et qu’il parle de la dépouille du Duce, alors cachée par l’État pour éviter de nouvelles mésaventures. Sans surprise, Leccisi insiste sur l’excellent état de conservation de la dépouille, l’absence de décomposition du corps attestant la sainteté.
La dernière partie du livre montre combien le renversement est spectaculaire : au début des années 1950, plus soucieuse d’anticommunisme que d’antifascisme, la démocratie-chrétienne ne s’oppose pas au retour en force du folklore fasciste au point que selon Sergio Luzzatto, la culture de l’antifascisme devient minoritaire. Le rôle de l’Église est pour lui fondamental dans ce retournement. Sur ce point, l’historien italien est particulièrement convaincant : il montre comment les trois fautes qui entachaient la mort de Mussolini sont progressivement transformées en péché par l’Église et sont ainsi vouées, à être pardonnées. Au moment de la mort de Mussolini, les résistants avaient insisté sur trois points : Mussolini avait trahi l’Italie – il est arrêté déguisé en soldat allemand, en train de fuir vers la Suisse – ; a fait preuve d’une moralité douteuse – il fuit avec sa maîtresse, abandonnant son épouse légitime – ; a volé la patrie – il emporte avec lui l’or de la banque d’Italie. Or, l’Église, selon les mots de Luzzatto, « se proposait de jouer le rôle d’aumônier national et alimentait une culture de l’expiation généralisée, cherchant non seulement à concilier douleur privée et deuil public mais aussi à confondre responsabilités individuelles et fautes collectives ». En s’appuyant sur l’histoire tourmentée du corps du Duce, fusillé, exposé, maltraité, enterré, volé puis caché par l’État, la miséricorde catholique tendait à inciter à la clémence. Cette version trouve un écho favorable dans la partie de la population qui juge la culture antifasciste culpabilisatrice. À travers l’exemple de Mussolini, on cherche à réhabiliter une partie des Italiens favorables au régime. Luzzatto met en évidence combien le sort du Duce et celui de millions d’Italiens sont liés : pardonner à Mussolini les péchés de sa fuite – l’uniforme allemand, l’or de la Banque d’Italie, sa maîtresse – c’est pardonner les fautes du régime : l’allié nazi, la corruption, la double morale. « Et lui pardonner les fautes du régime équivalait à se pardonner un passé de fascistes ».
Un passé qui ne passe pas [5]
Ce processus conduit nécessairement à rouvrir le débat autour de la dépouille de Mussolini. Après onze années de sépulture secrète, les dirigeants démocrates-chrétiens envisagent de rendre le corps à la famille. Il s’agit de tenter de refermer un chapitre douloureux de l’histoire italienne mais aussi de donner des gages au parti néofasciste dont le soutien externe devient, à la fin des années 1950, nécessaire au maintien du gouvernement. C’est finalement en 1957 que le corps du Duce est inhumé dans sa ville natale de Predappio non sans déclencher manifestations de soutien et d’oppositions, parfois violentes. Cela montre, plus de dix ans après la fin de la guerre – mais ce constat vaut encore largement aujourd’hui – la « disponibilité persistante des Italiens à se mobiliser au nom d’élaborations concurrentes du deuil collectif ».