Autrefois placard pour homosexuels, aujourd’hui rattrapée par les scandales de pédophilie, l’Eglise catholique tente de redonner un vernis de virilité à son personnel religieux, sacrifiant ainsi à la politique du genre.
Autrefois placard pour homosexuels, aujourd’hui rattrapée par les scandales de pédophilie, l’Eglise catholique tente de redonner un vernis de virilité à son personnel religieux, sacrifiant ainsi à la politique du genre.
Pourquoi diable – et comment – faire une sociologie de la masculinité sacerdotale en France aujourd’hui ? Les prêtres catholiques sont de moins en moins nombreux et ils forment un groupe vieillissant (voir encadré). Pourtant, loin d’être anecdotique ou folklorique, le dense ouvrage de Josselin Tricou, tiré d’une thèse de doctorat en sociologie qu’il a soutenue en juin 2020 à l’université Paris 8, nous montre ce que peut apporter une approche par les études de genre des phénomènes religieux. Il le fait en croisant de manière vraiment innovante des données de terrain, originales et inédites, une connaissance fine du champ religieux et une proposition d’interprétation sensible aux classes sociales, ce qui est rare dans les études catholiques contemporaines.
Nombre de prêtres (hors religieux) en France :
en 1965 : 40 994.
en 2012 : 13 331.
Âge médian des prêtres (2012) : 75 ans.
Origine géographique : Un prêtre sur 10 exerçant en France est étranger, originaire le plus souvent d’un pays du continent africain (1048 sur les 1689 prêtres étrangers).
Les prêtres étrangers exercent majoritairement leur ministère dans les paroisses rurales au niveau économique le plus faible.
Règles d’ordination des ministres catholiques
Seuls des hommes célibataires (n’ayant donc pas le droit d’avoir des rapports sexuels) peuvent être ordonnés prêtres.
Depuis Vatican 2 (1962-1965), des hommes mariés peuvent être ordonnés « diacres permanents » et ont le droit de célébrer des baptêmes. Mais cela ne peut conduire au sacerdoce de l’ordre dans sa plénitude ni à l’épiscopat.
Les femmes sont exclues du diaconat permanent, du presbytérat et de l’épiscopat. Les catholiques qui participent ou se livrent à des ordinations de femmes sont immédiatement « excommuniés ».
Depuis une « instruction » romaine de 2005, les candidats au sacerdoce homosexuels ou « soutenant la culture gay » sont interdits d’ordination.
Même si des travaux récents cherchent à renouveler le champ de manière inédite (voir « pour aller plus loin »), la sociologie n’avait pas négligé dans ses travaux « canoniques » de se pencher sur la figure du prêtre. Ce dernier pouvait être décrit comme doté d’un « charisme de fonction » (Max Weber) ou « mandataire d’un corps sacerdotal ayant le monopole des biens du salut » (Pierre Bourdieu). Mais ces approches de la discipline n’abordent que très secondairement les rapports sociaux de sexe. Selon Josselin Tricou, le prêtre est souvent appréhendé, en contexte catholique, à travers un « catholic gaze » (p. 53) – comme les féministes parlent de « male gaze » – un filtre qui désexualise le corps et le désir. Et ce halo a pu pénétrer les travaux sociologiques laïcs. Le séminaire ou le vestiaire spécifique du prêtre sont davantage perçus comme des moyens d’acquérir un habitus qu’une composante de l’identité de genre.
Pourtant, pour le sociologue, il convient d’établir une socio-histoire qui se confronte en permanence aux questions de masculinité et de sexualité. Dans la longue histoire du christianisme, ce n’est que progressivement, de la Réforme grégorienne (XIe siècle) au XIXe siècle où la figure du « curé d’Ars » est surplombante, en passant par le moment important du Concile de Trente (1545-1563), que s’impose un « idéal sacerdotal » qui peut être même vu comme un « véritable projet de genre » (p. 82). Ce modèle dit « sulpicien », nous le connaissons encore aujourd’hui : le prêtre est un célibataire, pouvant porter un habit différent dans la rue ou à la messe et homme de piété dont l’activité centrale est la célébration des sacrements. Néanmoins, les deux conflits mondiaux – et le fait qu’ils placent le prêtre au milieu des réalités des autres hommes – ainsi que la percée d’une thématique catholique d’engagement social au moment de Vatican 2 (1962-1965) ont fait évoluer, à l’époque contemporaine, cette norme sacerdotale qui rentre progressivement en crise.
Pour Josselin Tricou, le sacerdoce catholique est devenu depuis plusieurs décennies « un bougé du genre » (p. 34), bougé comme on le dit d’une photographie : un trouble qui pousse les prêtres eux-mêmes à investir et performer leur identité de genre. La distinction du prêtre catholique par rapport à d’autres types de masculinité, voulue initialement par l’institution, est ainsi confrontée à une forme de déclassement social. Dans la première partie de son ouvrage, l’auteur s’attache ainsi à décrire cette « émasculation symbolique » (p. 96), qu’elle passe à travers les représentations cinématographiques (chap. 1) ou par les soupçons liés à l’ampleur des révélations concernant les violences sexuelles (qui font spécifiquement l’objet de l’épilogue).
Si le statut du prêtre est moins enviable que par le passé – ce que matérialise sans appel la « crise des vocations » des pays occidentaux, est-ce à dire que seuls qui restent ont un intérêt tout particulier à y être, notamment les homosexuels catholiques ? L’auteur rappelle que le clergé, en valorisant fortement le célibat comme voie particulière d’accomplissement, s’est en effet constitué sur le temps long comme ce qu’il appelle lui-même un « placard ». Cette réalité s’est renforcée depuis les années 1970, avec les départs massifs et le resserrement sur des milieux sociaux plus privilégiés des vocations, ceux où le mariage reste très valorisé et n’offre guère d’échappatoire aux garçons homosexuels.
Non sans paradoxe, l’institution se présente comme défendant la complémentarité des sexes et la vocation universelle à l’hétérosexualité, mais a institutionnalisé deux modèles de masculinité fort contradictoires : celui du laïc marié conforté par un ordre « naturel », et celui du prêtre appelé au célibat par une force « surnaturelle ». Gérer cette tension ne se fait pas sans des politiques internes de contrôle pour éviter que le système craque à une époque où la tolérance sociale à l’égard de l’homosexualité grandit :
La lutte contre « la-théorie-du-genre », au-delà de l’entreprise morale et de la remobilisation d’une des assises démographiques du catholicisme en contexte de minorisation (sic), serait donc aussi affaire d’ecclésiologie : elle serait une véritable politique du placard qui aurait pour but interne de faire taire les prêtres homosexuels à propos de leurs préférences sexuelles en rendant extrêmement sensible la question auprès des fidèles. Mieux, elle aurait comme but de les faire taire et peut-être surtout que les publiciser reviendrait à révéler, au-delà des préférences sexuelles de chacun, le secret sur ce secret, c’est-à-dire la silenciation (sic) générale à l’égard de l’homosexualité, tout particulièrement, et celle de la sexualité, plus généralement, au sein du clergé (p. 267-268).
Josselin Tricou nous invite donc à regarder au-delà de l’affrontement idéologique conservatisme/progressime des mobilisations récentes comme la Manif pour tous, mais comme de véritable dynamiques sociales internes liées aux contradictions internes d’un groupe religieux placé avec inconfort dans la modernité séculière.
Repartant d’une typologie usuelle en sciences sociales catholique (voir les travaux de Philippe Portier ou Yann Raison du Cleuziou), Josselin Tricou veut mettre au jour au sein du « catholicisme d’identité » deux grands « régimes de genre » [1] :
– Les communautés « charismatiques » (inspirées de l’évangélisme nord-américain), à l’instar de l’Emmanuel ou du Chemin Neuf, développent un régime de genre dit « sponsal », renvoyant à un symbolisme nuptial, fortement ancrée dans l’enseignement de Jean Paul II. Le prêtre, à l’image du Christ, y est « époux de l’Église » qui doit lui être implicitement soumise : « ces communautés mettent en avant et au centre de leur cosmogonie l’image d’un couple traditionnel (fidèle et procréateur) mais modernisé par l’intégration de la culture expressive, d’un équilibre négocié entre investissement intra et extra-familial, et la promotion d’une certaine égalité femme-homme, mais dans le respect de la complémentarité » (p. 284)
– Les communautés « restitutionnistes » (qui aspirent à retrouver un ordre ancien) type Saint-Jean ou Saint-Martin développent plutôt un « régime de genre néosacerdotal ». Elles « ont largement réinvesti l’image idéalisé du ‘bon prêtre’ du XIXe siècle qui repose le prêtre, non plus à égalité mais au-dessus des laïcs » et « se réalise en pratique au sein de ces communautés par une resacerdotalisation du clerc, soit par le retour de ses attributs sacerdotaux : la soutane, la mise à part, etc. » (p. 286)
Au sein de ces deux régimes, le sociologue identifie trois « modalités de revalorisation du masculin clérical » qui formeraient un « front masculiniste » convergeant avec les mouvements contemporains qui contestent l’émancipation féminine : 1) la mise en place de séminaires virils qui contestent les masculinités trop intellectuelles et puisent dans les codes des scouts d’Europe ou des lieux de socialisation militaires (chap. 4) ; 2) l’émergence du prêtre « expert ès masculinité » qui accompagnent les hommes dans des stages de non mixité type camp Optimum (chap. 5) ; 3) la mise en avant par de prêtres, notamment via des outils numériques, des compétences managériales pour réaffirmer leur autorité, notamment dans le champ politique (chap. 6).
On ne peut que saluer les efforts de l’auteur pour aborder avec un bagage théorique sur un sujet qui est loin d’être évident, surtout lorsqu’on rappelle que l’enquête doctorale s’est déployée dans un contexte catholique fortement polarisé par les débats autour du « mariage pour tous ».
L’auteur le fait en assumant explicitement l’éthique du « point de vue situé » des études féministes et queer, rarement mise en pratique dans les sciences sociales françaises et encore moins lorsqu’elles abordent le catholicisme. Josselin Tricou ne cache pas en effet son passé d’ancien religieux (non ordonné prêtre) et reconnaît que cela a constitué un avantage pour « percevoir les masculinités alternatives à la vision naturalisée du genre promue par le Vatican » (p. 53). Le sociologue admet également que son « passing » [2] « tant hétérosexuel qu’homosexuel » (idem) – l’ouvrage montre comment il a fait l’objet d’avances de la part de clercs au cours de son enquête – lui a bénéficié.
L’ethnographe développe un imposant travail réflexif : comment faire un tel ouvrage sans régler des comptes ? Ni « dénoncer », non sans recherche de sensationnalisme ni parfum de scandale, comme certaines productions documentaires récentes : l’ouvrage Sodoma de F. Martel (Laffont, 2019) ou le documentaire Amores Santos (2016) de D. Giovannini, qui peuvent reposer sur des « outings » et des « pièges » filmés ? Dans Des Soutanes et des hommes, les premiers éléments de réception de la recherche par les enquêtés – par exemple, les réactions que suscitent les premières présentations du chercheur à des colloques, les messages reçus, etc. – deviennent supports à approfondissement des méthodes et des concepts.
Sur ce dernier point, l’auteur cherche peut-être trop à se protéger quitte parfois à empiler les concepts théoriques, le jargon des études queer (« anomâlie », « normâle », « queerisation »…), si ce n’est les emplois sauvages et assumés du lexique familier des prêtres (« folle de sacristie », « pseudo », « taupe »). Si la réception de l’ouvrage en contexte catholique a pu pâtir de cela, elle révèle peut-être également l’embarras que continue de susciter le questionnement de genre tant le sacerdoce est le « pivot traditionnel du système de genre catholique » (p. 18). On peut toutefois espérer que les travaux de Josselin Tricou irrigueront les sciences religieuses elles-mêmes tant, dans l’Église catholique de l’après rapport Sauvé, le désarroi des prêtres semble grand. Le chercheur, désormais maître assistant à l’Université de Lausanne, semble lui-même en douter, du moins pour la France : « en Suisse des évêques prennent langue avec moi pour parler de mes recherches, je suis même invité à les présenter au sein de la formation des séminaristes. En France […] le silence prédomine » [3]. L’adage des Évangiles vaut-il pour le sociologue du sacerdoce : « nul n’est prophète dans son pays » (Lc, 4, 24) ?
par , le 6 janvier 2022
• Céline Béraud, Prêtres, diacres, laïcs : révolution silencieuse dans le catholicisme français, Paris, Presses universitaires de France, 2007, 351 p.
• Hélène Buisson-Fenet, Un sexe problématique : l’Église et l’homosexualité masculine en France, 1971-2000, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2004, 245 p.
– Sur la Vie des idées : L’Église face à ses prédateurs sexuels. Trois questions à Céline Béraud
Anthony Favier, « Le genre et le prêtre », La Vie des idées , 6 janvier 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-genre-et-le-pretre
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[1] L’auteur identifie également un régime « queerisant » de masculinité sacerdotale dont la politique d’affirmation est contrariée institutionnellement et un régime « identitaire » qui aboutit , quant à lui, à une politique plutôt libérale et conservatrice d’affirmation passant par les nouveaux outils numériques ou issus du management.
[2] capacité à être reconnu spontanément par les acteurs sociaux.
[3] « Des Soutanes et des hommes », entretien avec Pascal Janin et Christian Terras, Golias Hebdo, n° 701, 23-29 décembre 2021, p. 5 à 7.