Recherche

Recension Politique

Le grand chambardement des systèmes partisans

À propos de : Pierre Martin, Crise mondiale et systèmes partisans, presses de Sciences Po


par Florence Haegel , le 8 avril 2019


Télécharger l'article : PDF

Parmi les victimes collatérales de la crise globale qui s’est ouverte il y a une dizaine d’années, les partis politiques ne sont pas les moindres. Un essai comparatif à grande échelle propose une stimulante interprétation de ces transformations en cours.

En science politique, de nombreux ouvrages ont récemment analysé les conséquences électorales de ce que la littérature en langue anglaise qualifie de « Great Recession » de 2008. Dans un premier temps, contrecarrant les discours alarmistes, les recherches [1] ont insisté sur le fait que les mouvements électoraux – en particulier la montée des droites radicales populistes [2] – avaient émergé bien avant la crise économico-financière de 2008 et que si cette dernière pouvait les avoir amplifiés, les conséquences politiques de la crise s’avéraient plus limitées que ce que l’on pouvait attendre [3]. Puis, progressivement, les travaux ont réévalué l’impact non seulement de la crise économique, mais des autres bouleversements qui lui sont concomitants, qu’ils soient liés au terrorisme ou aux mouvements de réfugiés. Ils ont porté l’attention sur les effets de court terme qu’entraîne la sanction électorale des partis au pouvoir et qui, compte tenu des mouvements réguliers d’alternance, peuvent affaiblir structurellement les grands partis de gouvernement. Ils ont également pris en compte les effets de plus long terme portés par les dynamiques économiques et sociales et qui conduisent à reconfigurer en profondeur les systèmes partisans [4].

L’ouvrage de Pierre Martin prend place dans ces débats. Ingénieur de recherche au CNRS travaillant au sein de l’Institut d’études politiques de Grenoble, c’est un spécialiste reconnu des systèmes et réalignements électoraux. Le premier mérite de son livre réside dans l’ampleur de la réflexion qu’il engage. Ampleur historique d’abord, puisque l’analyse embrasse les évolutions électorales qui ont affecté, depuis 1945, les systèmes partisans de quinze pays caractérisés par un niveau élevé de développement économique et la pratique continue d’élections libres. Ampleur de l’interprétation également, puisque l’auteur fait montre d’une rare et louable capacité à donner du sens à ces évolutions électorales et partisanes en mobilisant des données qui – comme il le reconnaît d’emblée – demeurent de seconde main et même assez basiques. Dans un domaine où l’on est plus souvent confronté à des « usines à gaz » statistiques accouchant de souris théoriques, c’est heureusement l’inverse qu’il nous propose. Cette capacité à « faire parler » des séries de chiffres doit donc être saluée tout comme la mise en relation de littératures scientifiques très différentes, au moment où règne une tendance à la parcellisation des savoirs.

Le système d’explication de P. Martin s’inscrit dans la lignée des travaux de sociologie politique macro-historique de Stein Rokkan [5]. Dans la logique de la théorie des clivages de Stein Rokkan et Seymour Lipset, il fait le lien entre la mutation des systèmes partisans et les profondes transformations économiques, sociales et politiques qui ont marqué les sociétés développées contemporaines. L’ouvrage commence par poser un diagnostic sur les formes de déclin des systèmes partisans. Il constate d’abord, après d’autres, que le mouvement d’affaiblissement ne date pas de la crise économico-financière de 2008, mais s’est amorcé à partir des années 1970. Il s’est traduit par trois évolutions concomitantes : le recul dans les urnes des partis de gouvernement, qu’il s’agisse des partis sociaux-démocrates ou de droite modérée ; la baisse de la participation électorale particulièrement accentuée dans les grands pays tels que la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne et l’accroissement de la volatilité des électeurs autrement dit des transferts d’électeurs entre deux élections consécutives. L’ensemble de ces mouvements s’est généralement amplifié avec ce que Pierre Martin désigne comme la « polycrise post-2008 », liée à la fois au dérèglement du système capitaliste, à la crise des réfugiés et à la vague terroriste. Mais loin d’être conjoncturel, l’affaiblissement des systèmes partisans puise dans des transformations structurelles qui conduisent à une érosion de ce qu’il désigne comme le « club des partis du gouvernement », groupe sélectif auquel les partis accèdent s’ils satisfont trois conditions : vouloir, pouvoir et être en capacité de rester au gouvernement. Un des phénomènes notables récents tient au fait que cette érosion se manifeste même dans les pays d’Europe du Sud, comme l’Espagne ou la Grèce, dont les partis gouvernementaux avaient jusqu’à présent mieux résisté qu’ailleurs, mais qui ont été frappés de plein fouet par la récession de 2008.

Dans la lignée d’Hanspeter Kriesi [6] – qui signe d’ailleurs la postface de l’ouvrage –, Pierre Martin avait déjà insisté dans des publications précédentes sur la nécessité d’actualiser la théorie des clivages autour de l’émergence d’une « Révolution mondiale ». Cette dernière se manifeste à la fois sur le plan institutionnel (développement d’institutions para-étatiques), économico-financier (accélération des échanges), humain (migrations), culturel (diffusion de standards culturels), etc. Elle repose, toujours dans la logique du modèle rokkanien, sur la constitution de nouvelles élites, ici qualifiées de « mondialisatrices » qui portent le changement, qui l’incarnent et qui deviennent alors les cibles des mouvements de résistance (en particulier de la droite radicale populiste).

Au-delà de ce diagnostic et de la réactualisation de la théorie des clivages, l’intérêt de l’ouvrage tient aussi au fait que Pierre Martin se risque à mettre en discussion un cadre d’interprétation ambitieux, associant deux types d’explication, par l’offre et par la demande. La déstabilisation des systèmes partisans s’explique ainsi d’abord par l’évolution de l’offre politique : celle-ci se trouverait doublement décrédibilisée par la réduction de ses marges de manœuvre et par l’accentuation de la clôture de la classe politique. L’installation des grands partis de gouvernement après 1945 – en particulier, mais non exclusivement ceux issus de la social-démocratie – s’est adossée sur leur capacité à redistribuer les biens de la croissance économique, la récession les a donc privés de cette capacité et a sapé leur crédibilité gestionnaire. Toujours du côté de l’offre, Pierre Martin insiste également sur les phénomènes de clôture sur elle-même d’une classe politique alimentée par les phénomènes de professionnalisation, de cartellisation et de mondialisation produisant des élites de plus en plus coupées des populations nationales.

Mais cette mutation de l’offre politique ne suffirait pas à expliquer, selon lui, l’affaiblissement des systèmes partisans sans l’existence symétrique d’une transformation de la demande. Celle-ci se trouve caractérisée, d’une part, par la montée des comportements et attentes consuméristes – et des frustrations qui en découlent –, y compris dans la sphère publique et, d’autre part, par ce qu’il appelle la « révolte anti-bureaucratique », conséquence de la prolifération normative au sein des bureaucraties tant privées que publiques, générée par le mouvement d’encadrement des conduites propres au système néo-libéral. Ces deux mutations témoignent d’une crise profonde du capitalisme qui alimente une « boucle » d’accélération sociale.

La réflexion s’avère particulièrement suggestive, même si l’on peut regretter la forme décousue de l’ensemble. Les chapitres s’organisent de manière un peu désordonnée, entre ceux qui sont consacrés à des périodes chronologiques et ceux renvoyant à des aires géographiques, ce qui donne parfois l’impression de répétition. Certains passages s’apparentent à des réflexions très générales, comme le chapitre 4 qui résume, de manière un peu hachée, les grandes étapes historiques de la structuration politique des systèmes politiques. Enfin, le cadre d’explication proposé repose sur des éléments plus ou moins élaborés. Par exemple, si l’idée d’une diffusion du consumérisme ou celle d’une « révolte bureaucratique » apparaissent tout à fait plausibles, l’argument apparaît ici peu documenté. Ainsi, pour étayer l’idée d’une prolifération des normes et standards, avant l’essai de Béatrice Hibou sur la bureaucratisation du monde [7], il faudrait mobiliser l’ouvrage de référence de Brunsson et Jacobsson [8] qui s’intéresse précisément à cette diffusion des normes et standards. En bref, l’ensemble de l’argumentation aurait pu être davantage travaillé. Mais ces critiques n’enlèvent rien au fait que l’ouvrage alimente de manière particulièrement stimulante le débat central sur les transformations partisanes. Pour preuve, la discussion engagée par Hanspeter Kriesi dans la postface permet de saisir l’actualité du débat autour de la structuration des systèmes partisans. Si Pierre Martin et Hanspeter Kriesi s’accordent tous deux pour considérer le mouvement de mondialisation comme la dynamique centrale de restructuration des systèmes partisans contemporains, ils divergent quant à l’existence d’un clivage de second rang. Il y a quelques années, Pierre Martin considérait que ce second clivage Homme/ Nature était « directement lié à la prise de conscience globale d’un danger écologiste (pollution de l’environnement, épuisement des ressources naturelles, remise en cause de l’équilibre écologique) » [9]. Aujourd’hui, il revient sur cette analyse considérant que les questions environnementales ne constituent pas un clivage au sens propre du terme dans la mesure où cette division ne s’ancre pas sur une base sociologique, les mouvements écologistes ayant échoué dans domaine. Toutefois, il persiste dans l’idée d’un second clivage : pour lui, au clivage portant sur le principe même de la mondialisation s’ajoute un nouveau clivage, relatif aux modalités de cette transformation et opposant altermondialistes et néo-libéraux. Il en repère l’émergence dans la poussée de la gauche radicale dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, l’Irlande ou la France.

De son côté, Hanspeter Kriesi n’a jamais été convaincu par l’existence d’un second clivage. Il a toujours pensé que l’écologie était constitutive du clivage « identité/cosmopolitisme » : les écologistes représentant historiquement un des éléments structurants de la « seconde gauche » et demeurant le pôle le plus opposé à la droite radicale. Que ce second clivage se trouve aujourd’hui requalifié par Pierre Martin d’« altermondialiste/ néo-libéral » ne modifie pas son opinion. Il insiste sur le fait que les transformations qui permettent à ce dernier de poser l’hypothèse de l’émergence de ce nouveau clivage concernent, pour l’essentiel, l’Europe du Sud, qu’elles dénotent des spécificités propres à ces systèmes et qu’elles relèvent d’abord d’une forme de « rattrapage » (p. 285).

Derrière ce débat d’experts se profilent des interrogations qui sont au cœur de l’actualité politique. Les nouveaux systèmes partisans vont-ils se restructurer autour d’une opposition duale entre « cosmopolites » et « identitaires » ou autour d’une nouvelle configuration autour de trois pôles : une droite conservatrice-identitaire, une gauche démocrate éco-socialiste et un centre libéral mondialisateur ?

Pierre Martin, Crise mondiale et systèmes partisans, Paris, presses de Sciences Po, 2018. 326 p., 24 €.

par Florence Haegel, le 8 avril 2019

Pour citer cet article :

Florence Haegel, « Le grand chambardement des systèmes partisans », La Vie des idées , 8 avril 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-grand-chambardement-des-systemes-partisans

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Nancy Bermeo, Larry Bartels, eds., Mass politics in Tough Times : Opinions, Votes and Protests in Great Recession, New York, Oxford University Press, 2014.

[2Takis S. Pappas, Hanspeter Kriesi, “Populism and Crisis : A Fuzzy Relationship”, in Hanspeter Kriesi, Takis S. Pappas (eds), European Populism in the Shadow of the Great Recession, ECPR Press, 2015, p. 303-325.

[3Cristóbal Rovira Kaltwasser, Lisa Zanotti, “The comparative (party) politics of the Great Recession  ; Causes, consequences and future research agenda, Comparative European Politics, 16(3), 2016, p. 535-548.

[4Enrique Hernandez, Hanspeter Kriesi, “The electoral consequences of the financial and economic crisis in Europe”, The European Journal of Political Research, 55(2), 2016, p. 203-224.

[5Pour une présentation du cadre d’analyse rokkanien, voir Peter Flora ed., State Formation, Nation-Building and Mass Politics in Europe. The theory of Stein Rokkan based on his collected works, Oxford, Oxford University Press, 1999.

[6Hanspeter Kriesi, Edgar Grande, Romain Lachat, Martin Dolezal, Simon Bornschier, Timotheos Frey (2008), West European Politics in the Age of Globalization, Cambridge UK/New York, Cambridge University Press.

[7Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néo-libérale, Paris, La Découverte, 2012.

[8Nils Brunsson, Bengt Jacobsson, A World of Standards, Oxford, Oxford University Press, 2000.

[9Pierre Martin, «  Comment analyser les changements dans les systèmes partisans d’Europe occidentale depuis 1945  ?  », Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 14, n° 2, 2007, p. 267.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet