Face au risque de perdre l’homme à cause du moi, Pierre Guenancia propose d’écarter le moi afin de retrouver l’homme.
À propos de : Pierre Guenancia, L’homme sans moi. Essai sur l’identité, Puf
Face au risque de perdre l’homme à cause du moi, Pierre Guenancia propose d’écarter le moi afin de retrouver l’homme.
Face au risque de perdre l’homme à cause du moi, Pierre Guenancia propose dans son ouvrage d’écarter le moi afin de retrouver l’homme. L’homme sans moi, c’est un pari pour sauver l’identité en la distinguant de l’intériorité – il s’agit moins de se centrer sur soi que de s’ouvrir aux autres –, afin d’en faire une identité non pas meurtrière mais salutaire. Pour ce faire, il faut repenser notre grammaire : « Je » ne se sépare jamais de « nous », le singulier est uni à l’universel. Que signifie un tel résultat, et comment y parvenir ? C’est en repartant de la métaphysique cartésienne, en renouant avec la notion de substance, que Guenancia nous propose de repenser l’identité, afin d’aboutir à une philosophie politique plus humaine.
Afin de définir l’homme, l’anthropologie moderne est partie du moi, qui est centre de tout, du moi agité par les passions et orienté par son désir de puissance, tel que le décrit notamment Hobbes : un moi centripète, qui est un tout pour lui-même, et tend à voir les autres comme des obstacles. À cette conception anthropologique fondée sur le moi, Guenancia veut opposer une « conception philosophique et métaphysique » (p. 14) fondée sur le Je, c’est-à-dire sur le sujet qui connaît, sur l’entendement.
Une quête d’identité qui s’arrêterait au moi n’aurait là qu’un objet instable, un ensemble d’éléments divers, risquant de se dissoudre dans la pure phénoménalité. Pour aboutir, cette quête d’identité doit trouver la substance, c’est-dire quelque chose de permanent et simple. La métaphysique cartésienne permet de trouver cette chose permanente et simple dans l’âme, définie par son attribut qu’est la pensée. S’inspirant de cette métaphysique cartésienne, Guenancia en emprunte les concepts fondamentaux, mais pour en redéfinir les termes, afin d’échapper aux critiques modernes de la notion de substance : celle-ci n’est pas qu’un « suppôt ou fondement commun à des propriétés ou des qualités différentes » (p. 47), auquel cas elle risquerait d’être inconnaissable ; la substance, suivant la formule hégélienne, est avant tout « sujet » (p. 47), ce qui désigne ici le fait de pouvoir inaugurer une action non préfigurée dans la réalité.
La quête d’identité consiste donc à chercher la substance, c’est-à-dire le sujet, et dès lors à « devenir Je » (chapitre 1) : le Je ne désigne pas ici un objet que l’on pourrait observer à côté du moi, comme si en chaque homme se trouvaient deux personnages différents, mais le Je s’atteint par une modification de la conscience, qui adopte un point de vue surplombant à l’égard de soi-même, d’où elle peut observer son passé, juger son présent et envisager l’avenir. Devenir sujet, c’est devenir un « spectateur impartial, désintéressé » (p. 28) vis-à-vis de soi-même : c’est raconter ses souvenirs non pas comme s’ils étaient des propriétés exclusives que l’on exposerait en s’identifiant parfaitement à eux et les revendiquant comme siens pour marquer sa différence, mais comme si ces rôles joués dans l’enfance étaient le résultat d’un « jeu permanent entre des possibles » (p. 68).
Le Je opère ainsi une défamiliarisation d’avec son monde propre, il conduit l’homme à s’extraire de son milieu qui était le moi. Guenancia propose alors une interprétation en termes deleuziens des Méditations métaphysiques : dans la Deuxième méditation, l’expérience du cogito par laquelle l’individu devient sujet est une expérience de « déterritorialisation », c’est-à-dire une expérience par laquelle l’individu devient comme étranger au monde qu’il habitait, à ce qu’il pensait être son moi (son corps, ses sens), dont il met désormais en doute l’existence. Cette expérience est suivie d’une « re-territorialisation » dans la Quatrième méditation, le Je s’éclipsant derrière le moi que Descartes retrouve avec l’homme concret qui est corps et âme intimement unis. Mais « cette re-territorialisation garde en mémoire la possibilité de se voir comme un autre » (p. 287).
Tout est une question de regard, de point de vue : « devenir Je », c’est déterritorialiser le moi, pour substituer au « moi géocentrique » qui se veut centre de tout, le « Je galiléen » (p. 312) qui se sait un parmi une infinité d’autres.
Pourquoi déterritorialiser le moi et insister sur une philosophie du Je ? La démarche de Guenancia ne se veut pas purement spéculative, mais aussi pratique car politique. La cible ici visée n’est plus le moi moderne, mais ce sont les idéologies communautaristes, lesquelles, selon l’auteur, « empruntent au moi sa forme, celle d’un tout et la remplissent d’une matière qui est, ou serait, celle d’une ethnie, d’une race, d’une religion, d’un ensemble humain » (p. 17). Du niveau intrasubjectif, le rapport Je/ moi se trouve alors transposé au niveau intersubjectif afin de penser le « Nous » (chapitre 2), c’est-à-dire la communauté, puis « l’homme » (chapitre 3).
Guenancia renverse la traditionnelle critique communautariste selon laquelle l’individu des sociétés modernes serait un atome isolé, détaché de toute communauté d’appartenance. Les communautaristes ont en réalité à ses yeux un mode de pensée analogue à celui des individualistes auxquels ils s’opposent : ils pensent le nous comme un moi élargi présentant un « caractère de totalité » (p. 191), chaque communauté en venant à former un ensemble isolé à côté d’autres communautés conçues avant tout comme différentes, avec lesquelles la relation risque d’être conflictuelle.
L’un comme l’autre mode de pensée ont oublié l’idée philosophique de l’âme substance, à partir de laquelle il est possible de penser un Nous qui ne soit pas différentialiste mais commun. Si l’on repart de la conception cartésienne de la substance mise en évidence à travers l’expérience individuelle du cogito, seuls les individus sont substantiels. Mais ce ne sont pas pour autant des substances isolées incapables de sortir d’elles-mêmes : elles sont en réalité toujours déjà reliées par un lien substantiel. Il y a ici une position intellectualiste forte de l’auteur, affirmée dès l’introduction : « le lien humain n’est pas d’abord un lien conscient de solidarité avec l’ensemble des hommes actuels et à venir. Il est de nature intellectuelle (…) » (p. 25). Les hommes sont d’abord unis intellectuellement avant même de pouvoir être unis affectivement.
Quel est donc ce lien substantiel ? Il faut en revenir à la Deuxième méditation cartésienne pour mieux saisir ce qui est ici en jeu : lorsque Descartes passe de « Je suis, j’existe » (ego sum, ego existo) à « Je suis une chose pensante » (sum res cogitans4), l’apparition du terme « chose » manifeste l’irruption de l’universalité au sein d’une existence personnelle. Par la pensée, le Je s’arrache au moi qui se considérait comme un tout unique, et prend conscience qu’il est un parmi une multiplicité d’individus possibles ayant la pensée comme propriété commune (p. 51-52). En « devenant Je », c’est-à-dire spectateur de soi-même, l’intersubjectif apparaît au cœur de l’intrasubjectif : on découvre en soi-même l’autre, on découvre au cœur même de la substance (l’âme pensante) l’existence d’un lien à l’autre.
Le commun n’est donc pas second, mais il précède le propre, ou plutôt il est donné en même temps que le propre : « ni le propre ne constitue le commun, ni le commun le propre, c’est la relation qui engendre et commute ces deux pôles » (p. 189). Autrement dit, le commun est avant tout relatif, et ne désigne pas un collectif substantialisé contrairement à la communauté. De même que, chez Descartes, l’union entre l’âme et le corps est une union substantielle sans pour autant former une troisième substance, de même l’union entre les individus est une union substantielle sans pour autant former une troisième substance qui serait un nous fermé, identitaire ou communautaire. Dans une relation amoureuse par exemple, souligne Guenancia, on peut penser l’amour comme la rencontre entre un Je, c’est-à-dire un moi capable de se faire spectateur de lui-même, et un autre qui vient actualiser une existence virtuelle que Je portais en moi : dans ce cas, l’amour ne signifie pas la fusion de deux moi au sein d’un nous qui serait un tout supérieur aux deux moi, mais l’amour est l’intensification d’une existence individuelle par une autre, chaque individualité devant être cultivée pour favoriser cette intensification.
Le Je est donc une première personne qui recouvre en réalité une pluralité. Si le Je se révèle ainsi pluriel, deviendrait-il pour autant impersonnel ? Le singulier se fondrait-il dans l’universel, auquel cas la pensée de chacun ne serait-elle qu’un mode de la pensée en général ? Non : ce serait oublier que le Je désigne un mode de conscience qui reste toujours lié à un moi. De la métaphysique, Guenancia passe alors aux grands problèmes d’épistémologie historique (chapitre 4) : l’homme est-il une partie de la nature ? Contrairement à la perspective spinoziste qui fait de l’homme un individu aspiré dans la totalité substantielle qu’est Dieu ou la nature, la perspective cartésienne poursuivie par Guenancia considère que la seule et vraie substance, l’âme, est indissociable de l’individu. L’homme ne se dissout pas dans un tout qui le dépasse, il n’est pas non plus un tout clos sur lui-même : il est singulier sans pour autant être isolé, car il porte en lui la dimension de l’intersubjectivité. La métaphysique cartésienne permet ainsi de concilier individualisme et humanisme, car en devenant Je, chaque individu accède en même temps au lien substantiel qui l’unit déjà toujours aux autres individus.
Il est difficile de prendre en défaut les analyses de Guenancia, tant l’auteur sait à chaque fois préciser les dettes conceptuelles qu’il a à l’égard des philosophes du passé, en premier lieu Descartes, et les libres interprétations qu’il y ajoute - comme pour la définition de la substance. Précis et rigoureux, Guenancia a le souci de la distinction, en premier lieu celle du Je/moi, quitte à parfois forcer le trait pour forger des idéaux-types, mais dont la portée explicative justifie toujours le recours. La méthode analytique partant du Je pour s’élever au nous, puis à l’homme, permet une démonstration claire et efficace, tout en étant non-exclusive d’un point de vue plus synthétique que l’auteur sait adopter à la fin de l’ouvrage, afin de penser la question du rapport entre l’homme et la nature (« L’homme est-il maître de la nature ? », p. 320).
Si l’on saisit la portée d’une telle étude métaphysique, qui apporte une réponse à la question de la condition de possibilité de la communication entre les individus, on ne peut aussi parfois s’empêcher de se demander si le passage de la métaphysique à des analyses plus politiques ne serait pas trop ambitieux : Guenancia insiste sur l’importance, face aux défenseurs d’une identité différentialiste, de faire « valoir la fonction critique Je, le pouvoir critique et dissociatif de la pensée » (p. 372), mais le problème politique de l’identité pourrait-il être résolu par un changement de point de vue ?
Cependant, les objectifs qui sont ceux de Guenancia n’en restent pas moins parfaitement atteints : l’identité est un concept qui doit être non pas abandonné mais repensé, en ne cédant pas à la facilité consistant à en faire un outil de la différence et de la particularité, mais en saisissant le caractère paradoxal d’une identité qui unit la singularité et l’universalité. L’homme sans moi n’est pas un homme sans identité qui aurait renoncé à se connaître ; c’est au contraire l’homme qui s’est si bien connu qu’il peut assumer pleinement sa singularité tout en sachant former un monde commun ouvert.
par , le 8 février
Sabine Hammond, « Le je et le moi », La Vie des idées , 8 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-je-et-le-moi
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