Jean-Louis Schefer, L’hostie profanée, Histoire d’une fiction théologique, Paris, POL, 2007. 48 euros.
Ce livre savant, d’une construction originale et presque déroutante, est un volumineux dossier de documents disparates recueillis, agencés et commentés par Jean-Louis Schefer, philosophe de l’art, théoricien du cinéma et de l’image. Son objet apparemment insolite est aussi insaisissable que solidement implanté dans l’imaginaire occidental, et presque insensiblement véhiculé depuis des siècles par toutes sortes de supports plus ou moins attendus. La lecture de ce fort volume est un voyage au long cours, une pérégrination dans l’histoire des mentalités, une vaste enquête entre images et textes dans les moindres recoins de l’antijudaïsme chrétien acculturé en antisémitisme occidental.
Paolo Ucello et Le Miracle de l’hostie
Le livre s’ouvre sur la prédelle en six panneaux de bois, peinte à la détrempe par Paolo Ucello, entre 1467 et 1469, pour le compte de la Congrégation du Corpus Domini — une congrégation laïque et de fondation ancienne, mais qui avait récemment reçu la charge du Mont-de-Piété et l’organisation de prêts bancaires destinés à endiguer l’usure juive, contre laquelle fulminait alors saint Bernardin. Ce polyptique, aujourd’hui conservé au palais ducal d’Urbino, appartient aux œuvres, encore rares au Quattrocento, dont les séquences forment un véritable récit. Sous le titre Le Miracle de l’hostie, la prédelle d’Ucello raconte une histoire : un usurier juif prête de l’argent à une femme misérable qui met son manteau en gage. À l’échéance du prêt, la pauvresse n’étant pas en mesure de rembourser sa dette, le prêteur lui propose de lui restituer son bien en échange d’une hostie consacrée. L’emprunteuse accepte ce marché et lui fournit une sainte espèce, que l’usurier poignarde pour tenter de la détruire, et qui saigne abondamment. Avertis de cette profanation, des hommes en armes viennent arrêter l’usurier et sa famille. Une procession conduite par le pape ramène l’hostie vers un autel, afin de la re-consacrer. La pécheresse s’apprête à être pendue, mais elle est sauvée in extremis par un ange. L’usurier juif et les siens sont brûlés vifs en place publique.
Tout au long de son étude, avec érudition et acuité, Jean-Louis Schefer s’attache à documenter l’apparente simplicité de la mise en images efficace d’une de ces « affaires » de vol ou de profanation d’hostie ¬¬— « un meurtre symbolique sur les espèces sacrificielles du christianisme » —, innombrables au Moyen Âge, qui se répètent dans l’Europe chrétienne, avec leurs récurrences et leurs variantes. Pour satisfaire aux exigences religieuses, culturelles et économiques de ses commanditaires, Ucello a puisé son sujet dans une histoire parisienne connue sous l’appellation de « miracle des Billettes ». En 1290, un prêteur sur gages de confession juive, répondant au nom de Jonathas et demeurant rue des Jardins, était parvenu à convaincre une femme de lui procurer une hostie (en contrepartie d’une dette qu’il solderait), à laquelle il décida d’infliger des supplices mimant ceux de la Passion du Christ. Mais l’hostie, qui s’avéra indestructible, se mit à saigner sous les assauts violents de son possesseur — elle fut successivement transpercée, tailladée, brûlée, bouillie… Dénoncé, le profanateur fut jugé et condamné au bûcher ; sa maison fut transformée en église. Schefer qualifie ce « fait divers » prototypique de « premier scénario complet », dont on retrouvera des échos dans d’autres récits, notamment à Bruxelles (1369) ou Passau (1477).
Désigner l’ennemi
Cette légende parisienne de l’hostie profanée, dont aucune archive ne porte la trace directe, et qui a sans doute été composée à dessein d’après l’imaginaire noir des paraboles bibliques et des sermons chrétiens, est le revers obscur de la célébration eucharistique et de ses miracles en série, que l’Église catholique cherche à imposer contre l’Église gréco-byzantine des Chrétiens d’Orient, tenue à bonne distance depuis le schisme de 1054, et ses pratiques liturgiques. En effet, depuis le concile de Latran IV (1215), l’Église a officiellement adopté la doctrine de la transsubstantiation du corps et du sang du Christ en pain et en vin, comme manifestations de la présence réelle du Fils de Dieu. Contre les icônes du culte orthodoxe, le culte occidental érige le signe qu’est l’hostie et, pour parvenir à ses fins, l’Église catholique a fixé les règles de la doctrine, en même temps que celle de leur transgression, par l’élaboration d’un imaginaire antijudaïque. Elle peut ainsi affirmer son identité, tout en désignant son ennemi et ses pratiques profanatrices ou blasphématoires. C’est tout le sens du « théâtre eucharistique » que définit Schefer, où le Juif vient jouer contre son gré un rôle doctrinal : celui du déicide perpétuel, à travers les attentats au sacrement. Les travaux pionniers de Léon Poliakov [1] avaient montré comment furent établis et diffusés à travers l’Europe, tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance, les imaginaires et les stéréotypes de l’antijudaïsme : le juif errant et usurier, le juif profanateur du Sépulcre, le juif infanticide préparant le pain azyme avec le sang de jeunes Chrétiens tués rituellement pour perpétuer le meurtre du Christ, le juif éternel se régénérant par la consommation de sang humain… L’Europe chrétienne n’a pas cessé de légiférer, en croyant se prémunir du « péril juif » : depuis le synode de Clermont (535), il est interdit aux Juifs d’exercer toute charge publique ; on les contraint à porter un signe distinctif, rouelle ou blason d’infamie (1215) ; ils doivent vivre dans des ghettos circonscrits et contrôlés (1555)… La profanation de l’hostie, peinte par Ucello, d’après le miracle parisien des Billettes appartient clairement à cet environnement social et religieux de peurs et de répression, ainsi que l’attestent les données convoquées par cet épisode, liant le corps et le sang, le sacrifice et l’argent. Car il va sans dire que la profanation réside autant dans la tentative de destruction de l’hostie, que dans la transmutation de l’hostie en « monnaie de rachat », souillée par une valeur strictement matérielle.
La postérité d’un imaginaire
Jean-Louis Schefer ne s’intéresse pas à la valeur esthétique ou plastique de l’œuvre d’Ucello, à laquelle Pierre Francastel avait jadis consacré une étude [2]] : il ne cherche pas à l’étudier comme une production de l’art ou un jalon dans l’histoire de l’art, mais comme un lieu de cristallisation, de relais et de diffusion de l’antijudaïsme chrétien, puis de l’imaginaire occidental, aux figures aussi dures que tenaces. Pour donner à suivre et à comprendre ce parcours, Schefer dresse une sorte de généalogie, débusquant dans des textes (latins, italiens, français, allemands…) généralement méconnus et qui n’avaient pour la plupart jamais été traduits en français, mais aussi dans des pièces de théâtre, des vitraux et des tapisseries, des monnaies et des insignes, des tableaux et des gravures ou des images populaires, les sources ou les origines de cette « fiction théologique », de même que ses continuités et ses avatars. Car, pour en montrer l’efficacité et l’empreinte profonde sur les mentalités sécularisées, l’historien en recense aussi les prolongements — il rappelle ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, dans ses Tableaux de Paris, Louis-Sébastien Mercier mentionne encore l’église des Billettes qui, au siècle suivant, deviendra le temple protestant de l’actuelle rue des Archives —, jusque dans le personnage de Shylock (du Marchand de Venise de Shakespeare) ou dans Le Juif de Malte de Christopher Marlowe, sous la plume de Balzac (dans La Messe de l’athée), Proust ou Anatole France (dans La Rôtisserie de la reine Pédauque), ou encore dans les caractères du Dracula de Bram Stoker.
Ce livre est essentiel pour comprendre les voies par lesquelles se construisent et se transmettent les imaginaires ; il est aussi une passionnante étude de cas sur le cheminement des stéréotypes, de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme moderne, sur leurs racines insoupçonnées et sur leur inaliénable puissance. À n’en pas douter, cet ouvrage rejoindra les travaux de Joshua Trachtenberg [3], Bernhard Blumenkranz [4], Gavin Langmuir [5] ou Helmut Walser Smith [6].