Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007, 222 p., 19 euros.
Le philosophe Jean-Claude Michéa est un adversaire résolu du libéralisme. Son précédent ouvrage, Impasse Adam Smith [1], s’inscrivait déjà dans cette veine. La thèse centrale en était fort claire : si la gauche telle que nous la connaissons en France a essuyé tant d’échecs tout au long du XXe siècle, c’est parce qu’elle est beaucoup plus la fille des Lumières – et donc du libéralisme – que celle du socialisme ouvrier des origines. En embrassant le parti de la raison et du progrès, elle aurait en effet pactisé in utero avec la mécanique libérale, cette « physique sociale de l’intérêt » qui conduit à se représenter l’individu à travers la fiction philosophique de l’acteur rationnel et calculateur. C’est pourquoi le « compromis historique » entre les espérances socialistes et les valeurs libérales devait la mener à la trahison du socialisme « moral » et conservateur qui avait marqué les premiers temps du mouvement ouvrier. Celui-ci était en effet porteur, selon Michéa, de la défense de certaines « formes d’existence communautaire » que l’individualisme libéral brise et piétine en procédant à la « désintégration de l’humanité en monades ».
L’auteur suggérait ainsi de revenir à « une critique radicale de la représentation économique du monde », et préconisait un retour aux sources du mouvement ouvrier pour retrouver les ferments d’une nouvelle civilité démocratique. A l’atomisation libérale des communautés et à la froide rationalisation des échanges via la force de l’intérêt, Michéa opposait une conception de l’échange placée sous le signe de la relation et fécondée par la réciprocité. Or cette conception est, toujours selon l’auteur, indissociable d’une forme d’existence communautaire qui accorde à la confiance mutuelle un rôle fondamental, alors même que le marché inciterait à la tromperie rationnelle.
C’est là qu’Impasse Adam Smith faisait intervenir le concept de « common decency », emprunté à Orwell pour désigner ce « sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire » et « ces manières bienveillantes d’être et de se comporter ». Selon Michéa, cette « common decency » constitue « le point de départ indispensable de toute critique socialiste au sens originel du terme ; c’est-à-dire au sens que ce mot avait reçu historiquement […] dans les luttes pratiques des ouvriers du XIXe siècle contre la désassociation de l’humanité » (p. 97). La « common decency » était ainsi décrite comme le trésor perdu du socialisme ouvrier dont la première souffrance procédait de la destruction de tous ses appuis communautaires.
On retrouve dans l’Empire du moindre mal la plupart des lignes de force évoquées ci-dessus, ainsi que les accents caractéristiques de ce socialisme conservateur qui considère la droite et la gauche telles que nous les connaissons comme les deux faces d’un même Janus libéral. Mais l’axe central de ce dernier essai est différent et semble répondre à l’une des critiques auxquelles Impasse Adam Smith prêtait le flanc : Michéa y stigmatisait en particulier le paradigme de l’utilitarisme marchand, mais condamnait aussi le libéralisme dans son ensemble, sans toujours justifier de manière convaincante ce mouvement de montée en généralité. L’Empire du moindre mal est justement traversé par la volonté de démontrer la profonde unité philosophique des différentes traditions libérales (économique, politique et culturel). Ce nouvel essai entend donc jeter les bases d’une critique radicale et unifiée du « système libéral ».
Quelle est exactement la « substance unitaire » de ce système ? Elle réside, selon Michéa, dans la recherche du « moindre mal ». Un « moindre mal » qui ne pourrait être atteint que par des mécanismes impersonnels et rationnels, seuls capables de neutraliser l’affrontement des diverses conceptions du bien et « d’engendrer par eux-mêmes tout l’ordre et l’harmonie politique nécessaires, sans qu’il y ait plus jamais lieu de faire appel à la vertu des sujets » (p. 33). Ce « processus sans sujet » est ici identifié à « l’utopie d’une société rationnelle, plaçant le fondement même de son existence pacifiée dans la seule dynamique des structures impersonnelles du Marché et du Droit » (Ibid.). Du point de vue politique, il s’agit de mettre sur pied un « Etat qui s’interdirait tout jugement sur la morale et la vie bonne » (p. 54) : une autorité qui reste dans ses limites, qui se borne à être juste et qui ne s’enquiert pas de faire le bonheur des hommes malgré eux. Du point de vue économique, il s’agit de s’en remettre à la main invisible du marché qui saura harmoniser au mieux les intérêts de chacun sans contraindre quiconque. Selon Michéa, c’est le modèle de « l’équilibre autorégulé » qui domine dans les deux cas pour organiser l’imaginaire et les procédures de cette « société-machine » (p. 95).
Michéa souligne que ce système trempé aux eaux glacées de la science et de la raison s’habille régulièrement de justifications plus présentables, voire plus lyriques. L’auteur s’en prend notamment à la tolérance. Très logiquement, il veut voir là, non la marque de cet humanisme œcuménique si souvent revendiqué à gauche, mais celle du plus strict réalisme politique. La promotion libérale de la tolérance consisterait moins à chanter les vertus de la reconnaissance réciproque, qu’à « neutraliser l’action des différentes morales, philosophies ou religions » (p. 80). Loin de signifier une ouverture aux autres, elle fonctionnerait au contraire comme un éteignoir des singularités, des identités et des convictions. Elle serait en ce sens l’une des formes les plus accomplies de cette « sagesse politique » qui choisit de « s’abolir dans une gestion purement technique de la ‘nécessité’ » (p. 80). L’actuelle apologie du « métissage », notamment dans les rangs de la gauche, ne serait selon Michéa que le visage contemporain de ce froid modus vivendi.
Sous cette critique se devinent les traits distinctifs d’une « anthropologie désespérée » (p. 197). C’est que « l’institution imaginaire des sociétés modernes procède, avant tout, d’une défiance radicale envers les capacités morales des êtres humains et, par conséquent, envers leur aptitude à vivre ensemble sans se nuire réciproquement » (p. 91). « Les concepts de checks and balances et de mécanisme autorégulateur, qui organisent toutes les constructions idéologiques du libéralisme, doivent d’abord être compris comme la matérialisation philosophique de cette méfiance originelle (…) » (p. 94). C’est pourquoi le programme libéral, selon Michéa, se confond avec une entreprise pratique « d’épuration éthique » (p. 105). La société du moindre mal peut ainsi blanchir et innocenter au nom de sa neutralité axiologique toutes sortes de pratiques réprouvées par la « common decency » des « gens ordinaires », comme la prostitution ou certaines violences contre soi-même. En les condamnant, ne rouvrirait-elle pas la boîte de Pandore des batailles morales, ce « pire des mondes », pourrait-on dire, contre lequel elle s’est construite ?
Mais c’est précisément sur le versant anthropologique de la réflexion que le raisonnement rencontre ses principales difficultés. Michéa affirme en effet consécutivement que le libéralisme est pénétré de méfiance et de pessimisme, et qu’il a besoin, pour faire fonctionner ses processus autorégulateurs, d’une confiance réciproque entre les sujets. « La simple possibilité pratique d’établir des échanges économiques et des contrats juridiques (…) suppose, entre les individus qui décident de privilégier ces relations particulières, un certain degré de confiance préalable et, par conséquent, l’existence minimale, chez les différents partenaires, de dispositions psychologiques et culturelles à la loyauté » (p. 136). On peut résoudre ce paradoxe apparent sans sortir de la logique suivie par Michéa. En affirmant, par exemple, que le libéralisme n’a pas conscience des ressources anthropologiques sur lesquelles il repose et qu’il contribue à raréfier. Il détruirait ainsi sans le savoir tout un humus de « socialité primaire » dont il a pourtant un besoin vital pour croître et prospérer. On comprend ici que la « société-machine » est une impasse anthropologique et qu’il est aisé de lui opposer l’infini registre des expériences sociales concrètes.
Cette recherche de la « substance unitaire du libéralisme » peine cependant à réconcilier les deux visages de l’homme libéral qui dominent dans cet ouvrage : l’homo economicus du calcul rationnel, entièrement régi par une axiomatique de l’intérêt pur, et l’homo juridicus de la volonté libre, limité seulement par la liberté d’autrui. Cette tension apparaît particulièrement vive lorsque Michéa fait passer pour une contradiction du libéralisme unifié ce qui pourrait bien n’être qu’une différence de nature entre libéralisme économique et libéralisme politique. Cette contradiction se résume de la manière suivante (voir notamment p. 96) : d’un côté, l’Etat libéral érige le libre-arbitre en dogme intangible (« c’est à nous de nous charger d’être heureux ») et promet de s’abstenir de toute ingérence dans la sphère du Bien, mais, de l’autre, les gouvernements libéraux ne cessent d’intervenir pour demander aux hommes de changer leurs habitudes et leurs mentalités afin de s’adapter au monde économique moderne, et d’ installer les conditions du laissez-faire. En somme, le libéralisme appelle à la fois l’abstention par un scrupuleux respect du libre-arbitre des individus, et l’intervention pour corriger… le libre-arbitre des individus et permettre que se déploie la logique de l’intérêt. Est-ce une contradiction du libéralisme, comme le suggère Michéa, ou bien une contradiction des libéralismes ? La première hypothèse suppose, dans la théorie libérale unifiée, une forme de convergence nécessaire entre libre-arbitre et intérêt individuel, convergence finalement prise en défaut par l’expérience politique des résistances à la « modernité ». La seconde hypothèse exige au contraire de reconnaître que l’intérêt ne recouvre que très imparfaitement le spectre du libre-arbitre, et que l’on peut librement refuser le régime de l’utilitarisme marchand. C’est d’ailleurs du sein de démocraties libérales qu’est né l’Etat-providence tel que nous le connaissons. Ce sont elles qui ont permis que soit limités, corrigés ou compensés les seuls jeux du marché. Et c’est peut-être à leur libéralisme politique que le libéralisme économique pourrait avoir besoin de faire violence s’il voulait étendre plus encore son empire.
Pour citer cet article :
Francis Lamont, « Le libéralisme, ou la « société-machine » »,
La Vie des idées
, 6 novembre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-liberalisme-ou-la-societe
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