Les politiques publiques depuis la fin des années 1990 ont transformé les “travailleuses familiales” en “aides à domicile” soumises aux normes d’efficacité et d’efficience, au détriment de la dimension relationnelle qui donnait tout son sens à leur activité.
Cet essai est extrait du livre collectif publié dans la collection Puf/Vie des idées sous la direction de Matthieu Hély et Maud Simonet, intitulé Monde associatif et néolibéralisme.
Depuis les années 1990, le secteur de l’aide à domicile s’est engagé dans la double voie de la mise en marché et de l’industrialisation de ses activités, s’éloignant ainsi considérablement de son modèle sociohistorique, comme l’ont souligné de nombreux travaux [1]. L’année 2005 constitue un moment fort dans la confirmation de la mise en place d’une organisation de l’aide à domicile, reposant sur une conception à la fois marchande et industrielle de ces activités. En effet, les services à la personne, créés dans le cadre de la loi 2005-841 du 26 juillet 2005, dite « loi Borloo [2] », englobent les services d’aide à domicile historiquement pensés et conçus par les associations depuis la fin des années 1940. Les choix politico-législatifs à l’œuvre depuis les années 1990 vont dans le sens d’un affaiblissement du « modèle [3] » sociohistorique sur lequel le secteur de l’aide à domicile s’est construit, à partir d’un mode de service original. Ce modèle était à l’origine pensé comme une relation d’aide auprès des personnes en situation de fragilité, caractérisée « relation d’usage [4] ». Les associations constituent aujourd’hui un mode d’organisation parmi d’autres, avec les organisations publiques (centres communaux et intercommunaux d’action sociale), les entreprises privées lucratives, et le régime du particulier employeur dans lequel les personnes âgées salarient directement les intervenantes à domicile. Ce modèle associatif sociohistorique se transforme et est traversé par une vive tension entre, d’une part, des formes de résistance à cette transformation néolibérale profonde, et, d’autre part, une tendance à l’acceptation, voire au relais, des injonctions externes, fruits des rapports sociaux dominants.
Nous proposons dans ce chapitre une analyse de ces transformations structurelles touchant le secteur, ses activités et les différentes organisations qui le composent. Il s’agira de mettre en exergue un mouvement de fond, non linéaire, alimenté par des tensions et des rapports de force : la transformation du fonctionnement sociohistorique associatif orienté vers la recherche d’efficacité. Cette transformation s’exerce dans un contexte de fortes tensions entre cette recherche d’efficacité et l’émergence d’un mode d’organisation, orienté vers la recherche d’efficience, porté par les politiques publiques et un certain nombre d’acteurs du champ, dont la nouvelle gestion publique est un accélérateur très fort. Mettre en exergue et analyser les transformations vécues par les associations du secteur de l’aide à domicile suppose, au préalable, d’être au clair sur le fonctionnement du modèle sociohistorique. Nous proposons ensuite d’appréhender les effets du néolibéralisme et de la nouvelle gestion publique sur ces évolutions, effets pouvant aller jusqu’à remettre en question le modèle originel associatif.
Une organisation en quête d’efficacité
L’objectif de cette partie est d’expliciter la logique sociohistorique qui a été le socle des premières formes d’organisation de l’aide à domicile, au départ exclusivement associatives. Ces premières formes d’organisation ont inventé des services originaux d’aide à domicile dès la fin des années 1940, avant même les premières politiques publiques mises en place dans ces secteurs pour répondre à un besoin social.
Les activités d’aide à domicile ont toujours existé dans la sphère domestique, réalisées de manière informelle, gratuite, et largement invisible par les femmes du foyer. Pour le dire autrement, il s’est toujours agi de « travaux de femmes [5] ». Les premières formes organisées d’activités d’aide à domicile réalisées à l’extérieur de son propre foyer datent de l’après guerre. Les initiatives d’entraide populaire se multiplient, donnant le jour aux premières associations d’aide à domicile, au départ intégralement sur la base du bénévolat, puis du bénévolat indemnisé, puis plus tard du salariat. Il s’agissait alors d’un « continuum allant du salariat au bénévolat [6] ». Ces activités sont nées pour répondre à un besoin social de l’époque : permettre aux familles populaires et aux « vieillards malades et isolés », pour reprendre une expression fréquente dans les statuts des premières associations [7], de rester à leur domicile, tout en veillant à leur émancipation par leur participation directe aux activités pour lesquelles ils avaient besoin d’aide. En cela, les services associatifs, pensés à partir de la participation directe de celles et ceux qui les reçoivent, ont été dès le départ en rupture avec l’assistance publique. Si l’on se concentre sur les personnes âgées [8], les activités développées sont définies au départ à partir d’un objectif de « faire avec » et non « faire à la place de », dans le but de prévenir la perte d’autonomie, autrement dit, de reculer au maximum l’âge d’entrée en dépendance. Ainsi, les actes (ménagers, administratifs, etc.) sont pensés comme étant au service d’une relation d’aide, un support à celle-ci. Ce qui prime dans le service, tel qu’il a été inventé et construit dans le cadre associatif, c’est bien la relation d’aide, qui nécessite un temps particulier lié à cette centralité de la relation pour permettre la confiance, l’interconnaissance, l’adaptation aux besoins et aux habitudes singulières de chaque usager, etc.
Le service d’aide à domicile a ainsi été, dès les origines, pensé comme une relation, irréductible à l’interaction exclusive entre une aidante et la personne aidée. Nous avons dans des travaux précédents proposé une schématisation de cette relation comme relation triangulaire [9].
L’aide à domicile, une relation triangulaire
Le service d’aide à domicile est composé de trois types de relations interdépendantes, qui sont organisées de manière cohérente au sein d’une organisation prestataire de services (ici associative), et tournées vers un même objectif : fournir aux usagers et usagères un service d’aide au maintien de l’autonomie (ou de l’autonomie restante le cas échéant) à domicile. Ces trois relations sont la relation de service entre un usager (demandeur d’un service d’aide) et une association (prestataire de services), la relation d’emploi ou salariale entre l’association (employeur) et l’aide à domicile (salariée), et la relation de travail entre une aide à domicile et un usager ou une usagère. Les articulations entre ces trois relations, dont la cohérence est assurée par l’organisation collective du travail, schématisée au centre du triangle, permettent l’ensemble du processus de « coproduction » du service d’aide, de la conception à sa réalisation. En ce sens, ces trois relations font système et c’est bien l’ensemble du triangle qui représente la relation associative d’aide à domicile. Il s’agit donc d’une organisation au service d’une relation d’aide.
Les associations, pionnières dans ces activités, ont progressivement mis en place un modèle d’organisation original permettant une organisation collective de ce service comme relation, reposant sur la constitution d’espaces collectifs de travail, dans des activités par nature isolées et émiettées sur des temps et des lieux divers. Ces espaces collectifs permettent une organisation du travail et du service reposant sur une coproduction du service, une adaptabilité constante des activités aux interactions immédiates entre usagers et salariées. Dans ce modèle, appelé dans des travaux précédents « relation d’usage », les actes (ménage, toilette, aide au repas, etc.) sont pensés non pas comme une fin en soi, mais bien comme un support à la relation d’aide et d’accompagnement, dont l’objectif premier est bien le maintien de l’autonomie des personnes. Ainsi, la notion de temps de travail est nécessairement extensive dans cette conception : quand on intervient dans les domiciles privés de personnes en situation de fragilité, on ne peut précisément anticiper ce que sera l’intervention de l’aide à domicile, ni en termes de contenu, ni en termes de temps. Selon l’état de fatigue, le moral, selon que la personne se sent sale ou non, les interventions devront s’adapter en temps réel à l’état de la personne. Dans ce contexte, seules les interventions de deux ou trois heures sont prévues, afin de permettre aux salariées de prendre le temps de la relation, relation qui est considérée par l’organisation comme étant le cœur de leur travail. Une forte autonomie est laissée aux intervenantes, autonomie grâce à une confiance faite aux salariées, et à leur expertise professionnelle, qui sont pensées comme légitimes pour adapter la relation et le service aux besoins et aux états immédiats de chaque personne singulière, au moment où le service est réalisé dans les domiciles privés.
Notre analyse des services associatifs d’aide à domicile nous permet de démontrer que le service ainsi produit résulte d’un système relationnel complexe, dépassant largement ce qui peut s’échanger sur un marché, à savoir la stricte relation au sein des domiciles privés, entre un usager et une aide à domicile, que nous avons qualifiée de relation de travail (voir notre schéma supra). Or, l’englobement de ces activités dans le marché des services à la personne tend à les réduire à l’activité réalisée dans les domiciles des particuliers, c’est-à-dire à la stricte relation bilatérale entre l’usager et l’intervenante à domicile, et plus encore à un ensemble de tâches échangeables sur un marché.
L’aide à domicile à l’épreuve du néolibéralisme
Depuis la fin des années 1990, plusieurs décisions publiques vont dans le sens de la création d’un marché qui deviendra réalité en 2005, avec le marché des services à la personne (SAP), mis en place par la loi Borloo. Ce marché des SAP est le fruit d’une création politique néolibérale qui repose sur une hypothèse : la mise en concurrence, conçue comme une compétitivité fondée sur les prix, permet à la fois une compression des coûts et une amélioration de la qualité des services. Le marché des services à la personne repose sur une conception à la fois marchande et industrielle des services qui, en quête d’efficience, bouleverse et fragilise les acteurs historiques de l’aide à domicile en remettant en cause la conception d’un service comme relation, répondant à des besoins sociaux. L’organisation associative est alors repensée au service de l’efficience.
L’analyse des évolutions politico-législatives depuis la fin des années 1980, dans l’ensemble des activités sociales et médico-sociales, révèle qu’elles ont été au service d’une nouvelle gestion publique [10] en ayant des impacts dans différents secteurs d’activité : Pôle emploi [11], l’hôpital [12], les EHPAD [13], et l’aide à domicile [14]. On assiste, progressivement, au passage d’un modèle fondé sur l’efficacité, tourné vers la réponse aux besoins sociaux, à un modèle de l’efficience, tourné vers la réponse aux demandes individuelles solvables. Ce changement de terminologie témoigne d’une transformation profonde de la conception du service : il remet en cause le modèle associatif reposant sur une organisation et un service relationnel destinés à répondre aux besoins, caractéristiques d’une organisation fondée sur l’efficacité.
Si un mode d’organisation fondé sur l’efficacité est tourné d’abord vers la réponse aux besoins des usagères et usagers, le registre de l’efficience vise à se concentrer non plus sur la réponse aux besoins, mais sur les coûts engagés pour produire un service. Dans ce registre, le service est défini d’abord à partir d’un plafond de coûts qu’il ne doit pas excéder. C’est dans ce cadre que la définition du service se transforme en succession d’actes tangibles, autonomisables les uns des autres, pensés de manière indépendante d’une relation d’aide. Dans le registre de l’efficience, un service de qualité sera un service qui aura permis de ne pas augmenter, voire de baisser, les coûts engagés par l’organisation. Autrement dit, un service d’aide à domicile de qualité sera un service qui aura permis de réaliser les actes définis en amont dans le temps imparti, également défini en amont selon des standards de temps. C’est donc toute l’organisation associative qui se transforme, qui se caractérise par une tendance à l’industrialisation des services d’aide, c’est-à-dire la transformation d’un service comme relation d’aide à un service comme succession d’actes qui peuvent constituer des produits échangeables sur un marché (maison nettoyée, personne âgée nourrie, personne âgée lavée, etc.).
Ainsi, les structures de l’aide à domicile procèdent à des réorganisations depuis le début des années 2000 de la production du service d’aide, à partir d’une vision industrielle prédéfinie d’actes à réaliser à un niveau de coût prédéfini, c’est-à-dire ramené à un standard de temps et de coût salarial. On assiste ici à l’importation d’une véritable organisation industrielle fondée sur des standards, des normes, des protocoles et des procédures. Les standards sont construits à partir de grilles, comme la grille AGGIR, qui permet de déduire des plans d’aide dont l’entrée principale est le nombre d’heures d’intervention par semaine et par usager, et non le besoin social global d’accompagnement de chaque personne. Les normes sont construites pour établir, à partir de niveaux de dépendance des usagers et usagères, des équivalences entre des actes à effectuer par différentes salariées. Par ailleurs, dans cette logique, la nécessité de qualification des salariées ne dépend pas du caractère fragile des usagers et usagères, mais des tâches : plus on est proche de l’entretien, moins la qualification est considérée comme nécessaire, et au fur et à mesure que l’on se rapproche des aides à la mobilité, aux toilettes, aux repas, la qualification peut être considérée comme nécessaire, ou du moins utile. Enfin, les organisations mettent en place non plus des processus de coproduction de service, rendant possible une adaptabilité de la relation d’aide en temps réel, mais des procédures et des protocoles indiquant en amont des interventions des modes opératoires, des descriptions précises des actes à réaliser, en vue de standardiser le service d’aide à domicile. Par exemple, pour une personne de GIR 5, niveau de dépendance faible, l’aide au repas nécessite une intervention de quinze minutes, et se décompose en arrivée, prise d’un plat dans le frigo, le réchauffer au micro-ondes, mettre la table et repartir.
L’organisation est alors pensée pour être au service d’indicateurs chiffrés préétablis, et non plus au service de la réponse à un besoin social, qui constitue la raison d’être de ces structures. Ainsi, de nouveaux instruments de gestion se développent, au service d’un management par objectifs, marqués par la culture du résultat. La mesure de la performance devient l’outil structurant de ce nouveau management. En définissant, a priori, les actes constituant le « service comme produit », et en ne finançant que ce qui est ainsi défini, c’est la nature même du service créé que l’on modifie : il serait le fruit d’une juxtaposition d’actes identifiables, contrôlables à partir desquels il devient possible de contractualiser.
Or ces transformations, suscitées par cette quête d’efficience introduite par le virage néolibéral, non seulement sont à l’origine du service-produits échangeables sur un marché, au détriment d’un service de soins fondé par et autour de la relation, mais elles viennent ébranler le sens du travail des salariées.
Des enquêtes de terrain, menées ces dernières années dans des structures de l’aide à domicile dans plusieurs départements, mettent en évidence une tendance de fond à la perte de sens du travail des salariées, dans un contexte maintenant bien connu et bien documenté d’explosion des burn-out, ou de situations dites d’« épuisement professionnel ». Si l’épuisement professionnel a longtemps été considéré comme une situation de surcharge de travail, les travaux de psychodynamique du travail [15] ont permis de montrer que l’épuisement professionnel est une surcharge de travail associée à une perte de sens dans son travail, d’autant plus forte que l’engagement dans son travail est important. Or, l’engagement dans le travail apparaît très important dans nos entretiens menés avec les salariées intervenant auprès des publics dits « fragiles », et singulièrement dans l’aide à domicile. Systématiquement, la raison de cet engagement dans son travail par les salariées, ou même de l’amour pour son travail, est intimement liée à la dimension relationnelle de ce travail d’aide, avec cette conscience de la nécessité de répondre aux besoins sociaux des personnes âgées. Les salariées se situent spontanément dans le registre sociohistorique de l’efficacité : leur travail « bien fait » [16] dépend de leur appréciation d’avoir réussi à répondre aux besoins des personnes, dans une relation d’aide singulière, capable de s’adapter à chaque situation singulière.
Nous avons identifié deux vecteurs principaux de perte de sens. D’abord le sentiment dont les salariées font part de ne pas pouvoir faire ce qu’elles pensent qu’il est nécessaire de faire pour « bien » faire son travail, ou pour faire du « bon travail », au sens de répondre aux besoins des personnes en difficulté qu’elles accompagnent. De très nombreux entretiens font état d’une distorsion importante entre ce que les salariées pensent devoir faire pour réellement répondre aux besoins des personnes chez lesquelles elles interviennent (prendre le temps, s’asseoir avec les personnes pour discuter et boire un café, prendre le temps de « faire avec » les personnes, même si cela prend plus de temps, etc.), et ce qu’elles peuvent effectivement faire (toujours en deçà de ce qu’elles devraient faire pour faire du « bon » travail), dans le temps imparti, avec les moyens dont elles disposent. Par exemple, des interventions de trente minutes au maximum, sans avoir le temps d’aller faire des courses pour pouvoir préparer un plat que la personne âgée a envie de manger et qu’elle pourrait aider à préparer, car cette activité n’est pas prévue dans les plans d’aide réalisés en amont des interventions. Le second vecteur de perte de sens constitue un cran supérieur dans la souffrance au travail : il s’agit de nombreux extraits d’entretiens dans lesquels les salariées disent avoir l’impression que ce qu’« on » leur demande de faire (employeurs, supérieurs, financeurs selon les entretiens) va à l’encontre de ce que l’on devrait faire pour « bien » faire son travail, et même conduirait les salariées à exercer de la maltraitance. Par exemple, faire la toilette en trente minutes d’une personne qu’on ne connaît pas, ne pas pouvoir adapter les durées des interventions à l’état psychologique des personnes, ne peut mener qu’à brusquer les personnes et à ne pas respecter leur intimité et donc leur dignité.
Cette perte de sens a au moins trois types de conséquences pour les salariées. D’abord, le cœur relationnel d’un métier que les salariées ont choisi, ou du moins qu’elles aiment, même quand ce n’était pas un choix au départ, prend une place minoritaire dans le travail. En effet, sous la pression de la mise en marché et de l’industrialisation du secteur et des activités d’aide à domicile, le travail relationnel est relégué au second plan, derrière les actes et les procédures. Ensuite, cette perte de sens renforce l’isolement dans un métier déjà fortement morcelé sur des temps et des lieux éclatés : si la casse des espaces collectifs de travail, constitutifs de l’identité professionnelle et efficaces en termes de prévention des risques professionnels [17], est un vecteur de la perte de sens, la perte de sens joue en retour négativement sur les espaces collectifs restants, si limités soient-ils, puisque le sentiment de perte de sens s’accompagne souvent d’un repli sur soi des salariées, et d’un isolement renforcé. Enfin, la prégnance de ce sentiment de perte de sens a des conséquences préoccupantes sur la santé au travail car cela s’ajoute au cumul (non reconnu) des pénibilités industrielles (port de charges lourdes, nuisances chimiques, problèmes posturaux) et tertiaires (stress, pénibilité liée à la relation de service, à la multiplicité des interlocuteurs entre les supérieurs, l’usager, sa famille…), comme en témoigne le nombre d’accidents du travail et de situations d’inaptitude plus important encore que dans des secteurs comme le bâtiment et les travaux publics [18].
Dans ce contexte, que reste-t-il du modèle originel développé par les associations, c’est-à-dire du fonctionnement idéal-typique des associations ? Quelle est alors la place pour les associations d’aide à domicile et à quel prix ?
La mise en marché et l’industrialisation de l’aide à domicile mènent aujourd’hui à une situation insoutenable, tant sur les plans économique et social qu’humain, pour les acteurs historiques du secteur que sont les associations. Les nombreux entretiens menés dans le cadre de nos recherches montrent que les salariées déploient des stratégies, bien souvent individuelles et en développant du travail non rémunéré, qui permettent au système de « tenir » malgré tout : les salariées développent des stratégies au nom du travail bien fait et les aidantes familiales développent des stratégies au nom du bien-être des personnes âgées. Dans les deux cas, c’est du travail non rémunéré, gratuit, qui est développé pour permettre la réponse aux besoins des personnes âgées en perte d’autonomie. Autrement dit, les salariées développent des stratégies individuelles de résistance.
Au sein des associations d’aide à domicile, les salariées mettent en place des stratégies pour tenir, pour essayer, malgré tout, de réaliser un travail qui ait du sens, pour trouver des marges de manœuvre leur permettant de répondre correctement aux besoins des usagers et des usagères. Inventées par les salariées, ces stratégies sont rarement collectives. Elles sont principalement individuelles, et synonymes de prise de risque et de mise en danger des salariées. Par exemple, elles reviennent pendant leur temps de pause chez les personnes pour terminer ce qu’elles n’ont pas eu le temps de réaliser dans le temps imparti pendant leurs interventions de la journée. Ou encore, plusieurs salariées nous ont dit « badger » pour faire croire qu’elles partent à l’heure prévue, pour être sûre que le coût engendré par le dépassement de l’heure n’incombe pas aux usagers et usagères, mais restent chez les personnes pour terminer ce qu’elles doivent faire, sans les brusquer, et donc sans respecter les référentiels de temps qui leur sont imposés. Il s’agit là de stratégies individuelles dangereuses pour les salariées (et les usagers et usagères) en cas de problème, et du développement d’un travail hors temps d’emploi rémunéré, dans des métiers qui se caractérisent déjà par une part importante de travailleuses pauvres.
Nous sommes donc face à l’émergence de stratégies individuelles de résistance pour faire face aux dysfonctionnements d’organisation dont les transformations, largement impulsées et soutenues par trente ans de politiques néolibérales, mettent en danger les salariées et développent l’existence de travail non rémunéré en dehors du temps de travail, c’est-à-dire du travail gratuit. Par ailleurs, et en lien avec la marchandisation de l’aide à domicile vécue par les salariées et les usagers, comme l’attestent les scandales réguliers de maltraitance dans les EHPAD ou dans l’aide à domicile, l’existence des services d’aide à domicile apparaît de plus en plus conditionnée par l’implication de personnes extérieures à la structure, des aidantes familiales qui travaillent pour répondre aux besoins des aînés, de manière gratuite et largement invisible. Le service d’aide est alors de plus en plus conditionné par l’implication d’aidantes familiales.
À force de compresser les coûts au détriment de la qualité du travail, du service et de l’organisation collective de l’aide à domicile, les associations du secteur « tiennent » grâce à l’implication des aidantes familiales, de la conception à la mise en place de l’aide, en passant par sa nécessaire adaptation aux évolutions des besoins de la personne aidée.
Le rôle et l’importance des aidantes familiales sont non seulement croissants mais largement encouragés par les pouvoirs publics et, à ce titre, mis en visibilité : les aidantes sont par exemple aujourd’hui au centre des dernières politiques publiques du secteur, avec le développement de compensations financières, de mesures pour concilier le travail d’aidantes familiales avec le travail salarié, la reconnaissance d’un droit au répit, etc. D’ailleurs, nombre d’associations développent des activités et des espaces pour aider les aidantes familiales, et leur permettre d’échanger entre elles, et de rendre effectif ce droit au répit. Si ces mesures s’avèrent utiles, voire nécessaires, pour « soulager » les femmes sur lesquelles incombent de fait la responsabilité des aînés, en plus de celle des enfants, et pour reconnaître le caractère indispensable de leur contribution aux proches en perte d’autonomie [19], elles interrogent. En effet, ne s’agit-il pas aussi de mesures de politiques publiques proposées pour continuer de penser l’accompagnement de la perte d’autonomie à un moindre coût, en rendant centrale cette modalité particulière de travail gratuit ? Autrement dit, si le fait de rendre régulièrement visite à son parent âgé, de l’aider à faire ses courses occasionnellement, de participer à quelques repas peut faire l’objet de choix pour passer du temps avec lui, devoir aller quotidiennement chez son parent, car les aides à domicile professionnelles n’ont pu passer que deux fois une demi heure dans la journée, relève rarement d’un choix. Cela s’avère souvent être une nécessité du fait de l’insuffisance de l’aide professionnelle proposée à son parent. D’ailleurs, des expérimentations organisationnelles d’aide à domicile, autour du rôle central des aidantes familiales, se développent actuellement dans de nombreux départements. Ces nouveaux modèles organisationnels sont considérés comme une manière de réduire de nombreux dysfonctionnements du secteur, aujourd’hui largement reconnus tant dans la recherche académique que dans les rapports officiels, sans augmenter les coûts.
Ces transformations organisationnelles dans le secteur de l’aide à domicile débouchent notamment sur l’émergence d’« équipes autonomes [20] » qui s’inspirent de modèles organisationnels impliquant l’usager, sa famille, et plus largement un vivier d’aidants afin de participer activement au processus de prise en charge [21]. Autrement dit, ce modèle organisationnel et économique en pleine expansion débouche sur un service d’aide dont l’existence et le fonctionnement exigent l’implication d’aidants. Ces réorganisations prenant la forme d’équipes d’autonomes intéressent vivement les pouvoirs publics [22] et sont au cœur d’une évaluation nationale destinée à apprécier l’intérêt pour les financeurs de soutenir les structures qui mettraient en place ce type d’organisation [23].
Conclusion
Plus qu’un modèle à bout de souffle, le modèle socio-économique mis en place par les associations d’aide à domicile au lendemain de la Seconde Guerre pour répondre à un besoin social est devenu insoutenable face aux injonctions et mesures des politiques néolibérales.
Mis à mal, ce modèle originel parvient néanmoins à exister, à résister et donc à cohabiter avec d’autres, mais quel prix ? Au prix de salariées développant de plus en plus de travail gratuit, comme moyen de contournement d’une forme de maltraitance institutionnalisée, comprise comme la maltraitance qui découlerait du respect des référentiels de temps et nécessiterait de reléguer fortement la dimension relationnelle du travail d’aide. Au prix d’une implication croissante des aidants, essentiellement des femmes, des filles ou des petites-filles qui constituent un vivier de travailleuses gratuites, constituant une nouvelle forme de bénévolat.
Aussi, le seul ressort possible de pérennité de notre système de solidarité envers les aînés peut-il vraiment être le développement de nouveaux espaces d’exploitation des femmes dans les foyers et sur le marché de l’emploi ?
Anne Le Roy & Emmanuelle Puissant, « Le marché des services à la personne. Que reste-t-il du modèle associatif ? »,
La Vie des idées
, 14 novembre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-marche-des-services-a-la-personne
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[1] Voir notamment Anne Le Roy et Emmanuelle Puissant, « Évolution des référentiels politiques dans l’aide à domicile ». RECMA, no 342, 2016, p. 69-84 ; François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice, Thierry Ribault, Les Services à la personne, Paris, La Découverte, 2015 ; Francesca Petrella, Aide à domicile et services à la personne. Les associations dans la tourmente,Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
[2] Loi no 2005-841 du 26 juillet 2005 relative au développement des services à la personne et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale.
[3] L’expression « modèle associatif » fait référence au fonctionnement idéal-typique qui s’est progressivement construit depuis les années 1940, dans le cadre associatif. Il ne fait aucunement référence à un jugement de valeur au sens où il serait un modèle à suivre.
[4] Voir Annie Dussuet, Emmanuelle Puissant, « La “relation d’usage” : un mode associatif spécifique de production de services de care ? », Économies et sociétés. Série EGS. Économie et gestion des services, vol. 46, no 4, 2012, p. 767-790.
[5] Voir Annie Dussuet, Travaux de femmes, enquête sur les services à domicile, Paris, L’Harmattan, 2005.
[6] Voir Danièle Demoustier, « Le bénévolat, du militantisme au volontariat », Revue française des affaires sociales, 2002/4, p. 97-116.
[7] Voir Bernadette Bonamy, « Pour une histoire des travailleuses familiales rurales et populaires », in M. Chauvière, G. Dermenjian, L. Guery, E. Simonetti, L’Action familiale ouvrière et la Politique de Vichy. Monde ouvrier et la presse des mouvements familiaux populaires. Être femme, être militante au mouvement populaire des familles, Villeneuve-d’Ascq, Les Cahiers du GRMF, no 3, 1984.
[8] Les origines des activités d’aide à domicile auprès des familles et auprès des personnes âgées se confondent, mais les trajectoires sociohistoriques de ces deux types d’activité se distinguent rapidement, et répondent à des logiques sensiblement différentes. Ces différences de trajectoires ont des répercussions aujourd’hui encore et contribuent à expliquer les différences en termes de reconnaissance des professions et des qualifications entre l’aide à domicile aux personnes âgées et aux familles. Pour cet ensemble de raisons, nous proposons ici de nous concentrer sur les activités d’aide à domicile auprès des personnes âgées.
[9] Voir Emmanuelle Puissant, La Relation associative d’aide à domicile : spécificités, remises en cause, résistances, thèse de doctorat en sciences économiques, Université de Grenoble, 2010.
[10] Voir Anne Le Roy, Emmanuelle Puissant, Sylvain Vatan, « Quand la nouvelle gestion publique contribue à requalifier l’activité d’un secteur. Le cas de l’aide à domicile », RECMA, no 365, 2022, p. 100-115.
[11] Voir Jean-Marie Pillon, Pôle emploi : gérer le chômage de masse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
[12] Voir Philippe Batifoulier, Victor Duchesne, Anne-Sophie Ginon, « La construction d’un “marché éduqué” de l’assurance santé : une réorientation de la solidarité ? », La Revue de l’IRES, no 103 104, 2021, p. 21 44 ; Nicolas Da Silva, « Quantifier la qualité des soins. Une critique de la rationalisation de la médecine libérale française », Revue française de socio-économie, no 19, 2017, p. 111-130.
[13] Voir Ilona Delouette, Laura Nirello, « La régulation publique dans le secteur des EHPAD. Quelles conséquences pour l’avenir des établissements de l’ESS ? », RECMA, no 344, 2017, p. 58-72.
[14] Voir Anne Le Roy, Emmanuelle Puissant, Sylvain Vatan, « Quand la nouvelle gestion publique contribue à requalifier l’activité d’un secteur. Le cas de l’aide à domicile », art. cité.
[16] Yves Clot, « L’aspiration au travail bien fait », Le journal de l’École de Paris du management, vol. 99, n°1, p. 23-28.
[17] Erika Flahault, Annie Dussuet, Dominique Loiseau, « Emploi associatif, féminisme et genre », Travail, genre et société, 2014.
[18] Voir François-Xavier Devetter, Annie Dussuet, Emmanuelle Puissant, Aide à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2023.
[19] Voir Noémie Soullier, Amandine Weber, « L’implication de l’entourage et des professionnels auprès des personnes âgées à domicile », Études et résultats (DREES), no 771, 2011.
[20] Ces réorganisations s’inspirent grandement du modèle dit « Buurtzorg » mis en place au Pays-Bas (Portnoff, 2018). L’adaptation en France de modèles d’auto-organisation inspirés du modèle Buurtzorg n’est pas à l’origine une volonté des pouvoirs publics ni du « terrain ». Il s’agit plus d’une « initiative d’acteurs sociaux captivés par les expériences des “entreprises libérées” promues à la fin des années 2000 au sein des cercles de direction » (Cristofalo, Dariel et Durand, 2019). C’est notamment le cas des fondateurs de « Soignons humain » dans le domaine du soin ou encore d’Alenvi dans l’aide à domicile, qui tentent ainsi de concilier bien-être au travail et qualité de l’accompagnement.
[21] Voir Bradford Gray, Dana O. Sarnak, Jako Burgers, Home Care by Self-Governing Nursing Teams : The Netherlands’ Buurtzorg Model, NewYork, The Commonwealth Fund, 2015.
[22] Voir Myriam El Khomri, « Grand âge et autonomie. Plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge (2020-2024) », Paris, ministère des Solidarités et de la Santé, 2019.
[23] En effet, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) a lancé en 2020 dans quatre départements pendant un peu plus de trois ans une étude évaluative auprès de services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD) qui expérimentent un fonctionnement en équipes locales et autonomes.