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Recension Histoire

Le masque et le visage

à propos de : Karl Jacoby, L’esclave qui devint millionnaire. Les vies extraordinaires de William Ellis, Anacharsis


par Pauline Peretz , le 25 janvier 2019


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À la fin du XIXe siècle, aux confins des États-Unis et du Mexique, un esclave a pu devenir millionnaire en passant maître dans l’invention de soi. La vie extraordinaire de ce caméléon permet à Karl Jacoby d’écrire un brillant plaidoyer pour une histoire sans frontières géographiques ni raciales.

Sur la photo de couverture, l’homme porte beau : regard assuré, moustache à pointes lustrée, embonpoint enveloppé dans une cape noire de tissu épais, haut-de-forme brillant, gants blancs et canne à pommeau [1]. On ne peut qu’imaginer les bijoux en or et la montre à gousset qu’il porte sur lui. William Ellis est une des figures de la réussite insolente du Gilded Age, un de ces hommes nés dans des haillons et devenus millionnaires, sous l’effet conjugué de la fluidité nouvelle d’une société en pleine mutation et de leur ingéniosité. Le visage est foncé sur cette image, mais on hésite à identifier l’homme comme noir : étant donné le racisme de la société américaine à la fin du XIXe siècle, un Africain-Américain a-t-il pu connaître une telle réussite ? Ce personnage au faîte de sa gloire est pourtant né esclave en 1864, un an avant l’abolition de cette institution très particulière que fut l’esclavage [2]. C’est l’extraordinaire trajectoire de ce passeur de frontières – sociales, raciales, géographiques – que raconte dans ce livre Karl Jacoby. L’historien de l’Université Columbia nous emmène sur les traces de cette figure énigmatique qui a su se forger une identité non noire pour résister aux effets de l’assignation raciale imposée par la société américaine. Il l’avait rencontrée par hasard dans les archives d’un consulat américain au Mexique, puis a suivi, au fil des années de recherche, les traces ténues et éparses laissées par ce virtuose de l’invention de soi.

Virtuose du passing

L’ambiguïté de l’identité raciale d’Ellis tient aux conditions de sa naissance au Texas, un État tout juste annexé par les États-Unis au milieu du XIXe siècle et immédiatement gagné par la fièvre du coton. William Ellis est le fils d’un contremaître blanc et d’une esclave noire, elle-même fille d’une autre esclave victime d’un abus sexuel commis par un Blanc. L’apparence inclassable d’Ellis tient à cette ascendance mêlée qui va lui permettre d’échapper au sort peu enviable qui attend les affranchis dans l’après-guerre de Sécession. Au Texas, le droit de vote qui leur est accordé ne remet pas en cause les profondes inégalités économiques, et les anciens esclaves sont réduits à cultiver le coton sur les terres des Blancs qu’ils exploitent en métayage. Les Texans qui craignent une « guerre raciale » mettent en place de nombreuses mesures de ségrégation à l’encontre des Noirs. C’est pourtant durant cette période de durcissement de l’ordre racial que le jeune Ellis parvient à s’extraire de son milieu. L’apprentissage de l’espagnol au contact de la main d’œuvre mexicaine lui permet d’échapper aux emplois de blanchisseur et de travailleur agricole réservés aux siens. Et, si les wagons-lits des nouveaux trains reliant le Texas au Mexique de Porfirio Diaz sont ségrégués, le chemin de fer autorise une mobilité et un anonymat sans précédent, la possibilité d’aller très loin de sa communauté d’origine pour se réinventer une identité. Ellis saisit cette opportunité en même temps que celles offertes par l’ouverture de l’économie mexicaine aux investisseurs américains. Après avoir brièvement travaillé pour un marchand de coton et de peaux, il traverse la frontière sud du Texas en même temps que la ligne de couleur (« color line »). Il devient Guillermo Enrique Eliseo, entrepreneur prospère établi à San Antonio, dont le passé pauvre et noir a pu être effacé dans cet environnement où nul ne le connaît. Ce premier « passing » est un succès. Désormais Mexicain aux États-Unis et Américain au Mexique, Eliseo/Ellis se fait passer pour un étranger dans chacune des deux nations. Ce statut d’outsider de part et d’autre de la frontière lui permet d’échapper dans l’un et l’autre lieu à l’application des lois raciales.

Mais l’homme d’affaires à succès n’hésite pas à mettre son identité d’emprunt en danger en s’engageant dans la politique texane aux côtés de deux Africains-Américains qui seront successivement ses mentors, Norris Wright Cuney, président du Parti républicain texan, puis Henry McNeal Turner, un des fondateurs du Parti républicain de Géorgie et vice-président honoraire de l’American Colonization Society. Jacoby ne donne pas toutes les clés de ce retour provisoire d’Ellis à son identité noire. Pense-t-il qu’il pourra continuer à tenir séparées ses deux identités et que nul ne saura faire le rapprochement entre l’homme politique noir au Texas et l’entrepreneur américain au Mexique ? Est-il guidé par la volonté d’œuvrer à l’amélioration du sort des siens ? Il est difficile de répondre à ces questions, mais indéniablement celui que l’on redécouvre sous les atours d’un grand orateur n’a pas perdu de vue son intérêt économique derrière le ressort de l’avancée collective de la race. Alors que le mouvement de colonisation divise les leaders noirs – la plupart soutiennent que ce projet détourne les Africains-Américains du but ultime qu’est l’obtention de leurs pleins droits civiques –, Ellis reste très influencé par le pasteur Turner, un fervent partisan de l’émigration. Plus qu’en défenseur de la « race noire », il agit en tant qu’entrepreneur sur son terrain de chasse habituel, le Mexique. Une première tentative l’amène à signer un contrat avec le gouvernement mexicain, prêt à accepter l’arrivée d’une main d’œuvre noire – pourtant moins attendue que celle d’origine européenne- pour la mise en culture de terres difficiles. Mais Ellis et son associé ne parviennent pas à collecter les fonds nécessaires à la réalisation de cette expérience.

La seconde tentative de colonisation, menée en 1895, va plus loin : Ellis convainc les pauvres de Tuscaloosa (Alabama) que le Mexique pourra être « une Terre de liberté pour les Noirs ». En quelques mois, il parvient à installer 800 Noirs américains sur l’hacienda de la Tlahualilo Corporation. Mais l’expérience tourne court lorsque les colons comprennent que ces terres difficiles ne pourront leur offrir la vie qu’ils ont rêvée et surtout lorsqu’ils sont atteints par une épidémie de variole. Le gouvernement américain doit intervenir pour rapatrier en urgence les personnes infectées et éviter une crise diplomatique avec le Mexique. C’est un nouvel échec pour Ellis qui ne s’engagera plus dans ce type d’entreprise trop hasardeuse, mais aussi probablement trop liée à la cause noire pour ne pas risquer de fissurer son identité d’emprunt.

Millionnaire new-yorkais

Au début du XXe siècle, on retrouve les traces d’Ellis à Wall Street, dans un New York pris d’une frénésie d’investissement. Entouré de légendes sur son identité et sur l’origine de sa fortune, il est l’homme de la situation à un moment où le Mexique apparaît aux Américains comme un prolongement de la Frontière qui vient de se refermer à l’Ouest. L’industrie de consommation naissante des États-Unis a un besoin pressant des matières premières mexicaines : du caoutchouc pour les pneus, du chocolat, de la vanille, du sucre pour la gomme. De leur côté, les Mexicains sont à la recherche de capitaux et de modèles de modernisation. Dans la peau d’un Mexicain ou d’un Cubain selon les circonstances, Ellis va jouer un rôle-clé dans les investissements à destination de l’Amérique tropicale. À New York où à peine plus de 300 Mexicains résident en 1900, il adapte son apparence et son attitude aux stéréotypes raciaux associés aux pays dont il prétend être originaire. Une nouvelle fois, l’insatiable entrepreneur se laisse tenter par une aventure risquée dans laquelle il croit possible de capitaliser sur sa double identité : noire avec les Noirs, mexicaine ou cubaine avec les Blancs. Au même moment que les diplomates américains, il voit dans l’Éthiopie, qui vient de se lancer dans une politique de modernisation et d’ouverture, un nouveau terrain pour exercer ses talents. Il réussit à s’imposer à l’empereur autoritaire Menelik II ainsi qu’aux diplomates américains comme l’intermédiaire qui ouvrira la voie au traité commercial entre les deux pays. Il est fort probable que les élites américaines commencent alors à voir clair dans le double jeu d’Ellis, mais comment révéler la véritable identité du trickster sans admettre qu’on a été soi-même trompé et complice du passing d’un Noir dans la communauté blanche ? Jacoby suggère ici une des raisons du succès de la traversée de la ligne de la couleur – le refus des Blancs de reconnaître les failles du système d’assignation raciale.

La fragilisation de son camouflage a-t-elle été la raison pour laquelle « la chance commençait à l’abandonner » (p. 345) ? Les causes de ce retour de fortune sont nombreuses. Désormais père de famille et vivant comme un notable blanc dans la Cité des ménages heureux de Mount Vernon, Ellis a besoin d’argent. Pour essuyer des déconvenues financières, il se lance dans des aventures incertaines – la recherche d’alternatives à la production du caoutchouc, la construction de barrages hydroélectriques. Mais le Mexique est désormais agité par une révolution, qui conduit à la nationalisation et la redistribution des ressources. Le lecteur imagine aussi l’épuisement d’Ellis, lié à une vigilance permanente à laquelle dut s’astreindre l’homme pour ne pas faire tomber son masque, sa solitude aussi. Mais les déboires financiers et l’usure ne sont pas les conséquences d’une dénonciation d’Ellis comme usurpateur ; le masque a quelquefois été fissuré, mais n’a jamais craqué. Jacoby suggère cependant dans l’épilogue qu’au moment de la mort d’Ellis dans un dénuement extrême à Mexico en 1923, une telle histoire de passing est désormais devenue impossible : les catégories raciales se sont durcies sous l’effet de l’adoption de la « one-drop rule  » et du resserrement de la catégorie « blanc » dans le recensement de 1920. On comprend alors rétrospectivement que l’itinéraire exceptionnel d’Ellis n’a probablement été possible qu’en raison du caractère encore lâche des méthodes d’identification, peut-être insuffisamment explicité dans le cours de l’ouvrage.

Un personnage de roman ?

L’itinéraire de cet esclave devenu millionnaire donne matière à une histoire qui se lit avec un très grand plaisir. Karl Jacoby a trouvé en Ellis un personnage romanesque comme beaucoup d’historiens aimeraient en rencontrer dans leur recherche. Cette histoire littéralement extra-ordinaire ne peut se résumer à l’effet d’une pigmentation claire. Car le passing nécessite aussi des qualités sociales, intellectuelles et psychologiques que peu d’individus réunissent aussi bien qu’Ellis : une singulière confiance en soi, le talent de se réinventer après un échec, la capacité à vivre dans une grande solitude, l’identification et le maniement de codes propres aux milieux dans lesquels on souhaite se faire adopter. C’est ce qu’ont montré de très nombreux romans sur la traversée de la ligne de couleur, thème récurrent de la littérature américaine, de Passing de Nella Larsen (1929) à La Tache de Philip Roth (2000). On entrevoit là tout ce que l’entrée dans la conscience du personnage aurait permis de découvrir sur son assurance ou ses doutes, sur ses calculs ou ses impulsions et ses instincts. Or l’historien sait finalement assez peu de choses sur lui, car ses sources sont peu nombreuses – recensements, articles de presse, actes notariés, correspondance diplomatique sur les projets de colonisation, et uniquement deux lettres de sa correspondance personnelle. Ellis a largement réussi son projet : la dissimulation de son identité a laissé très peu de traces. S’il avait laissé un journal intime, l’historien aurait certainement pu approcher davantage les paradoxes du personnage, en particulier la tension entre ambitions individuelles et solidarité avec le groupe noir, entre prudence et prise de risques. Ce type de sources permet en effet d’être au plus proche de ces personnalités à l’identité floue ou douteuse, si nombreuses dans cette Amérique du tournant du XXe siècle. On peut penser à George Appo, fameux pickpocket et criminel repenti qui a raconté ses aventures dans un journal mis à jour et commenté par l’historien Timothy Gilfoyle ; ce n’est pas un hasard qu’il soit lui aussi un personnage du seuil à l’apparence ambiguë, parce que lui aussi métis, issu de l’union entre un Chinois et une Irlandaise [3]. En l’absence de ce type de sources, l’historien doit-il s’autoriser une part de fiction comme ont pu le faire des écrivains s’emparant d’autres figures de l’affabulation et de l’imposture ? Ainsi Éric Vuillard et le grand entertainer américain Buffalo Bill dans Tristesse de la terre [4], ou plus près de nous, dans l’Espagne post-franquiste cette fois, Javier Cercas faisant dans L’imposteur le portrait d’Enric Marco, cet homme qui s’est inventé un passé d’antifranquiste et de déporté héroïque de Mathausen, en exploitant l’amnésie collective [5]. Il est difficile de ne pas se demander si la littérature, en autorisant davantage de liberté, n’aurait pas dit davantage sur le personnage du trickster.

Tout aussi énigmatique que la psyché d’Ellis est l’origine de sa fortune. Le lecteur comprend qu’il a un sens inné des affaires et identifie presque intuitivement les secteurs et les lieux où les profits sont à faire. Mais s’il passe sans cesse d’une affaire à une autre, c’est parce qu’il va d’échec en échec. S’en sort-il grâce à l’escroquerie ou à la fraude financière, à l’image d’un Ponzi dont l’activité a commencé peu de temps avant la mort d’Ellis ? On aimerait comprendre les contraintes qui pèsent sur lui et la manière dont il les surmonte. Là encore, l’auteur a dû manquer de sources.

Mais Karl Jacoby nous offre dans ce livre une proposition historiographique très forte : ce personnage qui traverse les frontières géographiques et raciales est la métaphore de l’histoire que l’auteur appelle de ses vœux. L’historien nous ramène en effet vers les borderlands du Sud des États-Unis, ces États frontaliers du Texas et de l’Arizona où était déjà planté le décor de Des ombres à l’aube, livre dans lequel il avait une première fois prouvé la nécessité de tisser ensemble les histoires du Mexique et des États-Unis, et de l’ensemble des groupes sociaux et ethniques qui les composent [6]. Dans ce nouvel ouvrage, Jacoby montre encore une fois toute la richesse d’une histoire qui ne se limite pas aux récits de la consolidation des frontières et des identités nationales : l’histoire d’Ellis enjambe constamment ces frontières et ne pourrait faire sens dans un cadre purement national.

Cette traversée des frontières géographiques facilite celle des frontières raciales. L’esclave qui devint millionnaire, portrait d’un très talentueux « passeur », permet d’interroger les ressorts de la construction des identités raciales, en insistant sur leur fragilité, leur subjectivité et leur mutabilité, tout particulièrement pendant la période du Gilded Age. L’histoire d’Ellis montre toute la complexité du processus d’assignation raciale. Comment définit-on la race : par l’apparence – notamment la couleur de peau ? Le comportement ? La réputation ? Le statut social ? La classification établie dans le recensement ? Au delà même de l’adoption des lois sur les droits civiques en 1964-65, la centralité et la complexité de ces questions demeurent, au moins aussi longtemps que l’assignation à la catégorie noire reste stigmatisante et lourde de conséquences en termes de discriminations et d’inégalités des chances.

Karl Jacoby, L’esclave qui devint millionnaire. Les vies extraordinaires de William Ellis, Anacharsis, 2018, traduit par Frédéric Cotton (édition originale en anglais publiée en 2016), 425 p., 23 €.

par Pauline Peretz, le 25 janvier 2019

Pour citer cet article :

Pauline Peretz, « Le masque et le visage », La Vie des idées , 25 janvier 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-masque-et-le-visage

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Notes

[1Je tiens à remercier vivement Nicolas Delalande pour ses suggestions et la discussion que nous avons eue autour de ce livre.

[2Peter Kolchin, Une institution très particulière : l’esclavage aux États-Unis, 1619-1877, Paris, Belin, 1998.

[3Timothy Gilfoyle, A Pickpocket’s Tale. The Underworld of Nineteenth-Century New York, New York, Norton, 2007.

[4Éric Vuillard, Tristesse de la terre, Actes Sud, 2014.

[5Javier Xercas, L’imposteur, Actes Sud, 2015.

[6Karl Jacoby, Des ombres à l’aube : Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire, Anacharsis, 2013.

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