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Recension Histoire

Le monde comme littérature

À propos de : G. C. Spivak, En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de politique culturelle, Payot.


par Claire Gallien , le 6 janvier 2011


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La récente traduction de l’ouvrage de Gayatri Spivak, En d’autres mondes, en d’autres mots, rend accessible au lecteur français un texte classique des études postcoloniales. Au croisement de l’histoire, de la critique littéraire, de la sociologie et de la philosophie, Spivak dépasse les frontières disciplinaires pour renouveler la critique des différentes formes de domination.

Recensé : Gayatri Chakravorty Spivak, En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de politique culturelle, Traduit de l’Anglais (États-Unis) par Françoise Bouillot. Paris, Payot, 2009. 512 p., 30 €. [In Other Worlds, 1987]

En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de politique culturelle est considéré comme un texte clé de l’histoire des idées. Il s’agit d’une série d’articles écrits par l’universitaire américaine Gayatri Chakravorty Spivak entre 1977 et 1987, et rassemblés dans cet ouvrage publié en anglais en 1987. Les thèses défendues par l’auteur, qui s’inscrivent dans un contexte particulier de critique de la théorie marxiste propre aux années 1980, ont contribué aux développements des études subalternes et postcoloniales. Outre l’intérêt strictement historique de la publication en français de cet ouvrage qui a rapidement fait autorité dans le monde anglophone, il prend part à un mouvement de redécouverte et de participation des universitaires français à la théorie postcoloniale. Par ailleurs, le caractère novateur et complexe de la pensée de Spivak explique que ces essais soient encore d’une grande actualité tant pour le public universitaire francophone qu’anglophone. En effet, son travail se situe à la croisée de plusieurs chemins, empruntant aux études postcoloniale, féministe, marxiste et à la déconstruction. Ces emprunts ne constituent pas un empilage de références : ils sont plutôt mis en tension, afin de tester les limites de chacun de ces domaines et d’envisager leurs dépassements.

Spivak pratique un féminisme déconstructiviste ou aborde les études postcoloniales à l’aune du marxisme, dont la philosophie est elle-même revue pour être adaptée aux pays du Tiers Monde. Cette pensée critique aux multiples ressorts lui permet d’élaborer une grille de lecture originale, pertinente et souvent subversive de la littérature (du Prelude de Wordsworth à Draupadi de Mahasweta Devi), de la critique littéraire et du monde. Sa perspective explique également son refus d’appartenir à un monde universitaire qui, replié sur lui-même, se serait démis de ses fonctions d’objecteur.

Ainsi, ces essais nous rappellent à quel point il est nécessaire et urgent de placer la littérature et la critique littéraire dans un rapport d’interaction avec le monde dans lequel nous vivons et de refuser « la séparation entre le monde de l’action et le monde des disciplines » (p. 180). L’objectif de l’auteur est, non-seulement, de montrer en quoi la littérature est monde et en quoi le monde est littérature, mais également d’emprunter à la littérature et à la critique littéraire des moyens d’agir sur le monde. Selon elle, les littéraires ne doivent pas se sentir à l’écart ou se placer en retrait vis-à-vis du monde mais au contraire se servir de leur outil de travail – la critique littéraire – pour mettre en lumière les dangers de certaines interprétations de phénomènes sociaux ou mondiaux ou, au contraire, pour risquer d’autres visions du monde.

Relire Marx et Freud au prisme du féminisme

La première partie d’En d’autres mondes est essentiellement constituée d’essais de critique littéraire dans lesquels des textes dits « classiques », comme la Biographia Literaria de Coleridge ou le Prélude de Wordsworth, sont relus à l’aune d’une version critique du marxisme et du freudisme. Ainsi, ces articles destinés en premier lieu à servir d’analyse littéraire permettent à Spivak de mettre en lumière les angles-morts de ces théories, comme la notion de « valeur » chez les marxistes.

Le dernier chapitre de cette première partie se distingue des précédents en ce qu’il ne s’applique pas à un texte en particulier mais nous présente la position de Spivak vis-à-vis du féminisme. Elle se sert, en effet, de ce courant théorique pour élaborer une lecture critique du marxisme et du freudisme. Plus précisément, l’auteur y explore les non-dits de Marx et Freud au sujet du travail et de la sexualité des femmes. Elle utilise d’abord les termes marxistes de « valeur d’utilité » et de « valeur d’échange » pour analyser le travail des femmes au foyer. Ainsi, pose-t-elle des questions cruciales au sujet de l’évaluation de son utilité, comme par exemple de savoir s’il est possible, ou même légitime, de lui trouver une valeur d’échange (comme certaines femmes le revendiquent en souhaitant être payée pour leurs travaux domestiques). Spivak met ici en garde contre la persistance de schémas de pensée capitalistes qui n’accorderaient de valeur à un travail qu’en fonction de sa rémunération. Cependant, pesant le pour et le contre, elle se demande également quelles seraient les conséquences d’un tel refus de participer à l’économie de marché.

Un autre domaine d’exploration ouvert par Spivak concerne le rapport des femmes au concept marxiste d’aliénation du travailleur par rapport à son travail et au fruit de son travail. En effet, l’auteur rappelle que la produit du travail de la femme, l’enfant, lui appartient en propre, de même que le lieu de production : l’utérus. C’est, comme elle le rappelle, sur ce principe que les défenseurs du droit à l’avortement fondent leur combat. Et c’est par le biais de la femme, et de son corps, qu’une nouvelle approche du marxisme sera possible.

De même, la perspective féministe offre une relecture des concepts freudiens de plaisir et d’ajournement du plaisir. Spivak note que la proposition de Freud, selon laquelle le principe de normalité psychologique serait lié à l’absence de douleur, ne tient pas compte de la spécificité de la sexualité féminine. En effet, l’utérus est un lieu où plaisir et douleur sont associés et remettent ainsi en question une définition masculine de la normalité fondée sur l’opposition plaisir-douleur. Elle souligne également que Freud n’a absolument pas abordé la question du fantasme utérin. Pour lui, la découverte de la sexualité pour une petite fille passe par la réalisation qu’elle ne possède pas de pénis. Or, comme le rappelle Spivak, citant la féministe française Luce Irigaray, l’utérus joue un rôle tout aussi capital dans la découverte de la sexualité : « Notre tâche dans la réécriture du texte de Freud n’est pas tant de déclarer qu’il faut rejeter l’envie du pénis, que d’amener à la pensée l’idée d’une envie du ventre comme quelque chose qui interagit avec l’idée de l’envie du pénis pour déterminer la sexualité humaine et la production de la société » (p. 157).

La littérature, le monde et le Tiers Monde

Dans la deuxième partie du livre intitulée « Lire le monde », Spivak souligne le rôle crucial des études littéraires pour une compréhension aussi juste que possible du monde, à la fois dans son aspect local et global, et de son extrême complexité. Elle rappelle que la séparation entre la littérature et les réalités économiques, politiques et sociales du monde dans lequel nous vivons est l’effet de considérations idéologiques dangereuses. Le critique ne doit pas, selon elle, se leurrer sur sa propre situation et croire qu’il habite une tour d’ivoire. Au contraire, il lui faut prendre note des déterminations qui informent son travail tout en se détachant de ces conditionnements pour élaborer un discours critique à leur égard. Ainsi, Spivak met en évidence la manière dont l’activité de l’enseignant ou du chercheur est pleinement inscrite dans le monde et comment la profession est constamment amenée à prendre position.

Gayatri Spivak revient également sur la question du féminisme d’un point de vue international. Elle se demande si le féminisme est transposable dans des pays appartenant au Tiers Monde et lisible, c’est-à-dire compréhensible et réutilisable, par les femmes du Tiers Monde. En vérité, elle exprime ses doutes quant au bien-fondé de l’application du féminisme, tel qu’il est conceptualisé en Europe ou aux États-Unis, dans un contexte trop lointain : « Je suggère donc qu’une application délibérée des doctrines du “Féminisme” français d’élite à une situation à la spécificité politique différente pourrait avoir des ratés » (p. 258). Cette attitude lui permet de demeurer critique à l’égard de sa discipline et de contester, par exemple, l’approche de Julia Kristeva dans Des Chinoises car elle rend finalement très peu compte de la réalité socio-économique et politique des femmes de l’Empire du Milieu. Ici, l’aspect « pratique » de la pensée théorique de Spivak refait surface.

Questions posées aux Subaltern Studies

Spivak rappelle enfin le travail de déconstruction historiographique accompli par le groupe des études sulbalternes. Pour elle, il n’y a pas de libération sans accès à la parole, d’où son engagement dans la voie tracée par ce groupe. Cependant, comme elle le souligne à plusieurs reprises, elle s’est « efforcée de lire le travail du groupe à contre-courant de son autoreprésentation théorique » (p. 357). Son objectif est donc de souligner les limites de leur pensée, notamment leur problématisation insuffisante des notions de subjectivité et de discipline, et de proposer des manières de dépasser certains écueils.

Ces réflexions démontrent encore une fois la force intellectuelle de Spivak, qui est capable de se reconnaître dans un cadre théorique et d’y inscrire son travail tout en étant très lucide sur ses limites. Elle rappelle par exemple à ses lecteurs la manière dont les Subaltern Studies ont bouleversé l’étude de l’histoire en présentant une théorie du changement centrée sur la perspective des insurgés. Néanmoins, elle leur reproche une trop grande « sobriété » de style et la manière dont elles ont minimisé la crise que représente tout bouleversement d’un système des signes (comme le passage de religieux à militant, de criminel à insurgé, de vassal à travailleur). De même, elle conteste certaines interprétations du groupe, notamment la mise en rapport de la faiblesse de la conscience subalterne, d’une part, et l’échec des mouvements insurrectionnels, d’autre part. Or, rappelle-t-elle, comme l’ont déjà remarqué les historiens du groupe, mesurer le degré de conscience des subalternes est chose ardue faute d’archives. Ils ne sont présents qu’à travers le récit que veulent bien en faire ceux qui les dominent. Elle ajoute à ces critiques le fait que la conscience est un objet historique très difficile à manipuler, car toute tentative de l’arrêter pour la définir trahit son caractère variable. Elle regrette ainsi que les Subaltern Studies aient si peu emprunté à la déconstruction et, qu’à trop voiler leurs propres postures méthodologiques, elles risquent de transformer la conscience insurgée en un objet facilement manipulable et réutilisable. Si ce courant d’études avait mieux intégré le travail théorique de la déconstruction et de la critique anti-humaniste, il aurait sans doute davantage questionné son rapport à la conscience insurgée et n’aurait pas tenté d’en donner une représentation totalisante.

Dès lors, Spivak propose une autre définition du subalterne comme « sujet-effet » ou « sujet opérant ». En d’autres termes, la conscience subalterne n’apparaît qu’à travers un contexte. Elle est définie comme produit d’une série d’éléments contextuels et comme action mesurée à partir de ses effets sur un contexte. À partir du moment où la conscience subalterne n’est pas envisagée dans sa totalité et en tant qu’entité isolée, il est tout à fait possible, selon Spivak, de la recouvrer. Enfin, l’auteur reproche au groupe de ne pas avoir suffisamment pris en compte le rôle des femmes et plus généralement de la figure de la femme dans les changements de système discursif et dans la mobilisation en vue de l’insurrection.

Ainsi, Spivak a, en son temps, indiqué de nouvelles voies d’exploration et formulé une critique originale de la théorie marxiste, féministe et postcoloniale. Sa pensée novatrice lui a valu d’être toujours en décalage par rapport aux disciplines auxquelles elle s’adressait, mais explique aussi le succès de son travail aujourd’hui. En effet, dans un contexte de recherche résolument interdisciplinaire, Spivak est devenue une référence incontournable et son travail un point d’ancrage par rapport auquel tout chercheur se situe. Au delà même d’un intérêt purement académique, les textes contenus dans cet ouvrage témoignent de l’importance cruciale du maintien d’un regard critique vis-à-vis du monde dans lequel nous vivons et vis-à-vis des discours que nous entendons ou portons à son sujet.

Gayatri Chakravorty Spivak

Gayatri Chakravorty Spivak est née en 1942 à Calcutta. Aujourd’hui professeure de littérature anglaise et comparée à l’université de Columbia (New York), elle est connue dans le monde entier pour son travail pionnier dans le domaine des études postcoloniales et féministes et pour son engagement en faveur de la démocratie et des droits de l’homme.

L’aspect protéiforme et novateur de sa pensée théorique dans En d’autres mondes se retrouve dans les différentes étapes de sa formation professionnelle. En effet, elle se familiarise d’abord avec la déconstruction à l’université de Cornell (Ithaca, NY, USA) lorsqu’elle entame une thèse sous la direction de Paul de Man. Cette thèse sera publiée en 1974 sous le titre de Myself, I Must Remake : The Life and Poetry of W.B. Yeats. Deux ans plus tard, Spivak traduit en anglais De la grammatologie de Derrida. À la même époque, elle se rapproche du collectif des « Subaltern Studies  », formé dans les années 1980 par des chercheurs travaillant sur les sociétés indienne et sud-asiatiques. L’objectif de ce groupe est de critiquer les présupposés sur lesquels repose l’écriture de l’histoire par les dominants et de replacer les minorités et les groupes marginalisés au cœur du processus historique et au centre de l’intérêt académique.

Dans A Critique of Post-Colonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present (1999), encore non-traduit en français, elle étudie, par exemple, la manière dont la philosophie rationnelle de Kant ou de Hegel est élaborée sur la base d’une exclusion des subalternes (femmes et populations non-européennes), n’ayant pas accès au domaine de la raison et ne pouvant prétendre au statut de sujet pensant.

À travers ses différents travaux, Spivak remet constamment en question les présupposés de notre époque et critique fortement les prétentions des sociétés occidentales à la civilisation, au développement et à la démocratie. De même, elle n’aura de cesse de rappeler les universitaires et penseurs à leur rôle d’objecteurs et à leur devoir de distance critique par rapport à leurs propres positions discursives. Comme elle le précise en première page de A Critique of Post-Colonial Reason  : « There can be no doubt that the apparently crystalline disciplinary mainstream runs muddy if these studies do not provide a persistent dredging operation » [« Nul doute : les eaux apparemment limpides des divers courants disciplinaires deviennent vaseuses sans un dragage obstiné »].

par Claire Gallien, le 6 janvier 2011

Pour citer cet article :

Claire Gallien, « Le monde comme littérature », La Vie des idées , 6 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-monde-comme-litterature

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