Recensé : Silvana Patriarca,
Italianità. La costruzione del carattere nazionale. Rome-Bari, Laterza, 2010,
XXVIII + 317 p.
[Version anglaise : Italian Vices. Nation and Character from the Risorgimento to the Republic. Fordham University, New York, 2010]
À l’occasion du 150e anniversaire de l’Unité italienne (17 mars 2011), La Vie des Idées publie une série de textes sur l’histoire contemporaine de l’Italie.
Comme le rappelle Silvana Patriarca dans l’introduction de son livre Italianità. La costruzione del carattere nazionale, la question de l’identité nationale est devenue centrale dans le débat public italien au début des années 1990, au moment de l’irruption sur la scène politique de la Ligue du Nord. En faisant de la remise en cause de l’unité le cœur de son programme, la Lega a contraint les Italiens à poser clairement la question du fait national, qui avait été largement occultée depuis la chute du fascisme. Près de vingt ans plus tard, à l’occasion du cent cinquantenaire de l’Unité – le 17 mars 2011 –, l’idée de la nation est toujours problématique en Italie et les historiens tentent d’éclairer les débats actuels par leur connaissance du passé. Plusieurs d’entre eux ont pris la plume pour défendre l’unité, comme par exemple Paul Ginsborg, spécialiste du Risorgimento, qui en 2010 a fait paraître un ouvrage appelant à « sauver l’Italie » (Salviamo l’Italia). D’autres ont rappelé les dangers de l’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques : c’est le cas par exemple d’Alberto M. Banti qui, dans un texte paru à la fin de l’année 2010, a plaidé pour une histoire dépassionnée du Risorgimento, rejetant dos à dos ses détracteurs et ses thuriféraires, ce qui n’a pas manqué de susciter de vives réactions dans la presse italienne [1]. Silvana Patriarca s’est, elle aussi, récemment intéressée aux usages politiques et polémiques dont fait régulièrement l’objet l’un des grands protagonistes du Risorgimento, Giuseppe Garibaldi [2]. Dans Italianità, en faisant la généalogie du discours sur le « caractère national » italien, elle entend apporter une contribution à l’histoire « della cultura nazionale e del nazionalismo italiano » (de la culture nationale et du nationalisme italiens, p. XV), mais elle fait aussi de son livre d’histoire un livre de combat contre les analyses simplistes qui, en se référant à un prétendu caractère national, « incoraggia[no] la pigrizia intellettuale, dando per scontati gli stereotipi esistenti » (« encourage[nt] la paresse intellectuelle, en tenant pour acquis les stéréotypes existants », p. XXIII).
Identité nationale et caractère national
Silvana Patriarca enseigne l’histoire européenne à la Fordam University de New York. Elle fait partie de ces chercheurs, Italiens et Américains, qui, aux États-Unis, contribuent actuellement au renouvellement historiographique dans le champ des études italiennes [3]. Spécialiste de l’histoire du Risorgimento, elle a publié en 1996 un livre très remarqué sur le rôle de la statistique dans la construction de l’État-nation italien au XIXe siècle [4] ; elle a ensuite continué à s’intéresser au processus du nation-building en Italie, en se penchant particulièrement sur les liens entre nation et gender, une problématique qui demeure très présente dans son dernier livre. Ce n’est pas la question de l’identité nationale italienne, mais celle du caractère national que l’historienne affronte dans Italianità. Elle distingue les deux termes dès les premières pages de son introduction :
Il carattere nazionale non è la stessa cosa dell’identità nazionale […]. Si può dire che il carattere nazionale tende a riferirsi alle disposizioni « oggettive », consolidate (un insieme di particolari tratti morali e mentali) di una popolazione, mentre l’identità nazionale, espressione coniata più di recente, tende a indicare una dimensione più soggettiva di percezione e di auto-immagini che possono implicare un senso di missione e di proiezione nel mondo.
Le caractère national n’est pas la même chose que l’identité nationale. [...] On peut dire que le caractère national tend à se référer à des dispositions « objectives », consolidées (un ensemble de traits particuliers moraux et mentaux) d’une population, alors que l’identité nationale, expression forgée plus récemment, tend à désigner une dimension plus subjective de perception et d’images de soi qui peuvent impliquer un sentiment de mission et de projection dans le monde. (p. IX)
Le caractère national, tel que l’envisage Silvana Patriarca, peut donc être défini comme un ensemble de qualités et de défauts, ou encore de vices et de vertus, dans lequel un peuple se reconnaît. Le discours sur le prétendu « caractère national » des Italiens fut, selon l’historienne, « un elemento centrale delle riflessioni di una parte importante del mondo intellettuale e politico dal Risorgimento alla Repubblica » (« un élément central des réflexions d’une partie importante du monde intellectuel et politique du Risorgimento à la République », p. 272). En huit chapitres chronologiques, elle examine de façon très fine la manière dont les représentations que les Italiens se sont fait d’eux-mêmes se sont modifiées, entre le début du Risorgimento et le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en même temps qu’évoluait la situation politique de l’Italie, au niveau national et international. Pour ce faire, elle a choisi de travailler sur un vaste corpus de textes relevant strictement de la culture intellectuelle et savante : textes politiques, historiques, sociologiques et production journalistique. Son approche est influencée par la linguistique et son propos est de mettre au jour les tropes dominants dans les discours intellectuels produits depuis deux siècles à propos du prétendu caractère national italien.
Tout en se disant « consapevole dell’importanza dei romanzi e di altre opere di narrativa nel dare forma a idee e percezioni del carattere nazionale » (« consciente de l’importance des romans et des autres œuvres narratives dans la mise en forme d’idées et de perceptions du caractère national », p. XXIII), elle a exclu d’emblée de son champ d’étude tous les textes de fiction – peut-être parce que des travaux essentiels ont déjà analysé le rôle de la littérature dans la construction du discours national-patriotique au XIXe siècle [5]. Elle fait cependant une exception, en choisissant de prendre en compte, dans son dernier chapitre, la production cinématographique de l’après-guerre. Même si les pages qu’elle consacre à la comédie italienne sont intéressantes, son choix est discutable, car il est difficile de mettre sur le même plan ces œuvres de fiction destinées à un large public et les textes, théoriques ou polémiques, analysés dans le reste du livre : le dernier chapitre donne ainsi l’impression d’être un peu déconnecté du reste de l’ouvrage.
La prédominance des vices sur les vertus
La perception que les Italiens ont d’eux-mêmes est ambivalente : pendant toute la période considérée se mêle indissolublement à l’exaltation d’une prétendue supériorité italienne la déploration des défauts du peuple italien. Pendant le premier XIXe siècle, par exemple, la thèse de Vincenzo Gioberti d’un « primat moral et civil des Italiens » – titre du best-seller qu’il fait paraître en 1843 – coexiste avec un discours, largement répandu – et dont on trouve des traces chez Gioberti lui-même – sur la dégénérescence des habitants de la péninsule. La même tension se retrouve à d’autre moments de l’histoire italienne, par exemple à l’époque fasciste, durant laquelle, plus encore qu’au XIXe siècle, coexistent « la credenza nella superiorità dell’Italia e l’idea che gli italiani dovessero essere rigenerati » (« la croyance dans la supériorité de l’Italie et l’idée que les Italiens devraient être régénérés », p. 142) : Mussolini peut ainsi exalter l’ « arcitaliano », l’ « archi-Italien » (p. 163), tout en développant un « antitalianismo radicale » (anti-italianisme radical, p. 162).
Si la perception que les Italiens ont d’eux-mêmes est ambivalente, leurs défauts semblent cependant l’emporter de beaucoup sur leurs vertus, et le discours sur le caractère national des Italiens est essentiellement un discours sur les défauts des Italiens. La version anglaise de l’ouvrage a, de ce point de vue, un titre plus explicite que le titre italien : Italian Vices. Nation and Character from the Risorgimento to the Republic.
L’autodénigrement des Italiens et ses usages politiques
Omniprésente chez les grands penseurs de la période risorgimentale (Vincenzo Gioberti, Cesare Balbo ou Giuseppe Mazzini), la question du caractère national demeure centrale chez ceux de l’Italie libérale (comme Francesco De Sanctis), avant d’être récupérée au tournant du siècle par les théoriciens du nationalisme (de Pasquale Turiello à Giuseppe Prezzolini) puis par les idéologues du fascisme (à commencer par Mussolini lui-même), mais aussi par leurs adversaires antifascistes. Mis successivement au service des causes politiques les plus diverses, le discours sur le caractère national des Italiens subit des mutations significatives au fil du temps.
Durant le premier XIXe siècle, les péninsulaires sont décrits comme oisifs et efféminés ; au lendemain de l’Unité, on leur reproche leur manque de civisme et d’engagement ; à la fin du XIXe siècle, c’est leur individualisme excessif qui est pointé du doigt : à chaque période, ses défauts, et à chaque défaut, ses remèdes. Au début du XIXe siècle, les partisans du Risorgimento appellent à un grand élan de régénération individuelle et collective. Le trope de la « régénération » – c’est le sens, étymologiquement, du mot Risorgimento – demeure un thème mobilisateur après la conquête de l’indépendance et la proclamation du royaume d’Italie en 1861, à l’heure de la nécessaire nationalisation des Italiens : c’est le sens de la célèbre phrase attribuée à Massimo D’Azeglio : « Ora che l’Italia è fatta, bisogna fare gli italiani » (« À présent que l’Italie est faite, il faut faire les Italiens », p. 39). À la fin du XIXe siècle, ce sont les nationalistes qui critiquent l’individualisme de leurs compatriotes : la mise au jour de cette nouvelle tare nationale leur permet de réclamer un renforcement du contrôle de l’État sur les individus, nécessaire selon eux à la politique de grandeur à laquelle ils aspirent, en particulier dans la course internationale aux colonies. Les chapitres que Silvana Patriarca consacre successivement au fascisme et à l’antifascisme confirment combien le discours sur le caractère national fut malléable, puisque celui-ci fut utilisé aussi bien par l’un et l’autre camp : alors que les fascistes appelaient de leurs vœux l’arrivée d’un homme nouveau, qui effacerait définitivement les tares de la vieille Italie, leurs opposants voyaient dans le triomphe du fascisme une nouvelle preuve du caractère intrinsèquement corrompu et immature des Italiens.
Caractère national, genre et altérité
L’une des constantes du discours sur le caractère national italien est le lien étroit qui s’établit entre nation et gender. Au milieu du XIXe siècle, la prétendue dégénérescence des Italiens est analysée comme une perte des caractères de la virilité (« svirilizzazione ») ou une « féminisation » (« femminilizzazione », p. 31). L’un des symboles honnis de cet état de fait est l’institution du sigisbée, témoignage par excellence du relâchement moral des Italiens [6]. La régénération nationale doit passer par une reconquête de la virilité perdue. Cette identification entre réveil national et virilité rejoue à de nombreuses reprises dans l’histoire de l’Italie, par exemple au moment de l’entrée en guerre de 1915 : les tropes de la prova (épreuve) et de la rivelazione (révélation, p. 109) remplaçant alors celui de la régénération. Dans l’Italie des années 1950 et 1960, un nouveau trait de caractère typiquement italien, le « mammismo » (p. 241) – terme intraduisible qui décrit l’attachement excessif des Italiens à leur mère – peut apparaître comme le dernier avatar de cette définition du caractère national en terme de genre.
Silvana Patriarca montre bien, par ailleurs, que le discours national italien s’est construit dans un mouvement d’échange constant avec l’étranger et qu’il fut perméable aux influences étrangères : particulièrement intéressantes sont ses analyses sur la réception ambiguë, par les partisans du Risorgimento, des stéréotypes négatifs venus de l’extérieur, ou les pages qu’elle consacre à l’influence qu’exerça, dans l’Italie des lendemains de l’Unité, la philosophie britannique du self-help de Samuel Smiles. L’historienne donne par là une nouvelle illustration d’un fait désormais bien établi, à savoir que la construction des nations, au XIXe siècle, fut le fruit d’intenses circulations internationales. Reprenant les travaux récents de Nelson Moe sur la construction du Sud [7], elle montre par ailleurs comment, au lendemain de l’Unité, le caractère national se forgea aussi à travers l’identification d’un « autre » intérieur, avec l’émergence de la question méridionale.
Le livre foisonnant de Silvana Patriarca offre l’occasion de parcourir l’histoire intellectuelle de l’Italie contemporaine : le lecteur y retrouve les grandes œuvres de la pensée politique italienne, mais aussi des textes moins connus, que l’auteure a exhumés. Sa généalogie du discours sur le caractère national des Italiens, fine et précise, permet à la fois de distinguer des éléments de continuité sur le temps long et de saisir les inflexions que les impératifs du combat politique lui ont successivement imposées. Elle montre surtout combien la catégorie du « caractère national », qui a si souvent servi à éluder la question des responsabilités, individuelles et collectives, est de peu d’utilité pour penser les difficultés de l’Italie contemporaine.