Contrairement à une idée reçue, le révolutionnaire Hébert, alias le Père Duchesne, n’usait pas d’un langage ordurier, mais au contraire faisait preuve d’une grande culture, nourrie de Rabelais et de Montaigne. En témoigne le vaste Dictionnaire du Père Duchesne, qui replace cette langue haute en couleur sous sa lumière historique.
Recensé : Michel Biard, Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794), Paris, Tallandier, 2009, 575 p. 25 €.
Michel Biard, historien de la Révolution française, nous propose un Dictionnaire historique, autrement dit contextualisé des expressions populaires que l’on pouvait lire dans le journal le Père Duchesne d’Hébert. Il ne s’agit donc pas d’un travail de lexicographe tel qu’il est pratiqué par les chercheurs qui replacent ces expressions, et leur histoire lexicale, dans des travaux relatifs au langage populaire sur la longue durée. L’originalité de ce travail précis et minutieux consiste plutôt alors à centrer notre attention sur un corpus, le Père Duchesne d’Hébert, qui occupe une grande place dans les travaux des historiens de la Révolution française, d’Albert Mathiez à Albert Soboul. Par ailleurs c’est « l’écho sonore des sans-culottes » qui se fait entendre, – à l’égal de la voix du « peuple des groupes » disséminé dans les rues –, ce qui introduit une résonance avec les slogans des manifestations actuelles contestant la politique gouvernementale. Alors qu’un ministre de l’éducation se permet de dire devant des manifestants : « C’est encore ce peuple braillard et gavé de tout », de manière méprisante, et aussi quelque peu ordurière, le Père Duchesne est là pour attester qu’un tel « jean-foutre » se heurte à un « peuple débadaudé » et prompt à répondre à un tel mépris.
Hébert est l’un des principaux dirigeants de la Commune de Paris et du club des Cordeliers ; il occupe, grâce à son Père Duchesne publié dès 1790 et interrompu par son exécution en 1794, une place singulière dans l’histoire de l’opinion publique pendant la Révolution française. L’apogée du Père Duchesne d’Hébert se situe durant l’été-automne 1793, au moment où le mouvement populaire s’épanouit, à la faveur du lien qui se noue à Paris entre les Cordeliers et le mouvement révolutionnaire impulsé par les sectionnaires jacobins radicaux, les femmes révolutionnaires et les envoyés des départements pour la fête du 10 août. Au cours de l’automne, ce journal se diffuse à près de 50 000 exemplaires, ce qui est considérable pour l’époque.
Pour en comprendre le succès, il convient d’en préciser le style. C’est ainsi que le journaliste des Annales de la République française note au début du mois de septembre 1793 : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Ce proverbe connu peut être appliqué au Père Duchesne. Depuis qu’il a quitté ses fourneaux pour prendre la plume, ses joies et ses colères ne sont pas seulement le thermomètre des événements, mais le vieux forgeron se perfectionne chaque jour dans l’art d’écrire avec méthode et de jurer avec grâce ». De fait Hébert, capable de « s’exprimer en style différent et dans une forme plus accablante alors », comme le précise le journaliste, lorsqu’il quitte la tribune de la Commune de Paris et fait distribuer son Père Duchesne par les colporteurs, connaît, alors que la Terreur est mise à l’ordre du jour, un immense succès. Il est considéré comme le porte-parole des « orateurs des groupes », du « peuple des groupes » par les autres journalistes. Ses opinions, depuis le début de 1793, sont « le thermomètre du jour » dans la mesure où il n’a de cesse d’ « éclairer le peuple », de « faire des motions patriotiques ».
En quoi le style du Père Duchesne est-il si bien adapté à un public populaire ? D’abord par l’usage des ressources les plus diverses de la narration imagée, par exemple le dialogue fictif sous divers costumes, des récits de promenade, – au Palais-Royal, à la Courtille et ailleurs –, des récits de songe, des narrations allégoriques. Mais aussi et surtout par l’usage massif de jurons et d’expressions populaires dont le Dictionnaire historique de Michel Biard propose un recensement et une analyse précis. De cette puissance en acte du langage populaire du Père Duchesne, on peut déjà prendre conscience dans les lectures d’archive. Ainsi, en dépouillant aux Archives Nationales le dossier de police d’un sectionnaire parisien, j’y ai trouvé, dans un billet de dénonciation, le propos suivant que lui attribuait son dénonciateur : « Foutre, je vais jurer comme le Père Duchesne ». Il convenait donc que l’historien mesure toute l’ampleur de ce langage en acte en retraçant, d’une expression à l’autre, la multiplicité des thèmes mobilisateurs proposés par Hébert au cœur même de l’action révolutionnaire.
Cependant, bien des expressions populaires du Père Duchesne nous sont devenues inaudibles, faute d’en saisir le sens, et demandent des commentaires. En nous proposant cet imposant Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794) qui comprend pas moins de 550 pages d’expressions présentées, commentées, contextualisées, Michel Biard nous donne à comprendre la façon dont la langue populaire se greffe sur la langue politique de la Révolution française, pour en redoubler les effets. Le journaliste Cérutti, dans son Prospectus d’un Dictionnaire d’exagération, s’intéresse à « l’idiome exagérateur » qui se veut proportionné à l’accroissement soudain des idées, véritable « langue des effets ». Le Père Duchesne procède d’une telle exagération proportionnée aux circonstances, en usant du registre populaire, burlesque sans tomber dans le langage ordurier. En effet, son langage à forte visée politique ne peut être qualifié d’ordurier, d’autant plus qu’il existe à la même époque un langage des Halles, rapporté aux personnages des dames de la Halle, – par ailleurs d’opinion plutôt royaliste et donc fort hostiles à Hébert dont elles agressent les vendeurs de son journal - , qui est recréé de manière fictive par des écrivains sous une forme nettement ordurière et une syntaxe peu normée, ce qui n’est pas le cas du langage du Père Duchesne. Ainsi Michel Biard donne vie à cette dimension populaire de la langue politique, nous invitant à la parcourir à travers des chemins multiples.
Du fait qu’une grande partie du journal d’Hébert consiste à dénoncer publiquement les « coups de chien » des adversaires de la République, l’usage pléthorique et diversifié à l’extrême des expressions populaires dans ce registre en redouble les effets, et contribue donc tout particulièrement à la popularité du Père Duchesne. Ce n’est donc que « jean-foutre », « viédase » – vocabulaire rabelaisien –, « valetaille » prise à parti par Hébert, mais parfois avec des mots comme « jeantrillâtre » « parfaitement compris des lecteurs du Père Duchesne, eux-mêmes prompts à saisir les jeux sur les mots dont la presse et les pamphlets multiplient chaque jour les exemples » (p. 303), mais dont l’historien se doit de préciser l’origine et la composition pour nos contemporains. Ici, le mot dérive de l’injure « jean-foutre » associé au verbe « étriller » et au suffixe « âtre » à connotation fortement péjorative comme dans « bellâtre ».
C’est aussi tout un univers de la comédie, du théâtre des boulevards, de la parade de rue, du Carnaval, du cabaret de la Courtille, déjà évoqué, qui se dessine à la lecture de ces expressions populaires. Arlequin est bien présent, « cousu de pièces et de morceaux » comme le veut la tradition burlesque. Le « foutu Dandin » de Molière côtoie le « Brid’Oison », – ici le juge qui veut arrêter Hébert –, de Beaumarchais. Nous retrouvons aussi au fil des expressions Gilles, Crispin, Pasquin et ses pasquinades, tous les personnages de la comédie italienne, et avec l’expression du même registre, « mener au coin du roi ». Le Carnaval inspire les usages du mot « cul » et leur valeur d’inversion burlesque : « aller (remuer) de cul et de tête, aller le cul nu, baiser le cul, foutre la pelle au cul, montrer son cul, sortir d’un cul », etc. Toujours dans le registre carnavalesque, on citera « pousser par haut et par bas ». Quant à la parade, ce prélude aux pièces de théâtre souvent joué dans la rue, à la porte du théâtre ou sur des estrades le long des boulevards, bien des Girondins sont désignés comme des « bateleurs », étant entendu qu’ « après la parade arrivera la tragédie »…
Enfin le Père Duchesne, considérant, comme Vadée, que « voir Paris sans voir la Courtille, ce n’est pas voir Paris », n’hésite pas à faire le récit de sa « grande ribotte » à la Courtille là où il casse sa pipe à « découvrir le pot aux roses » des jean-foutres. La veine littéraire d’Hébert, dans le Père Duchesne, se nourrit aussi bien de Rabelais, Molière, Beaumarchais que de Montaigne qui « aimait à lier des idées par la queue d’un poil » et Hébert d’ajouter « c’est son terme, je suis de même ». La présence de mots latins, comme dans l’expression « être à quia », accentue la part cultivée du propos d’Hébert et peut surprendre le lecteur mal averti sur ce personnage politique, tout aussi fin lettré que d’autres écrivains révolutionnaires.
Notons aussi le vaste univers de la parole exagérée, qui nous rappelle que le Père Duchesne est un journal crié, à travers son sommaire, dans les rues de Paris, lu dans les assemblées et les clubs, parfois même affiché sur les murs. Il est bien question ici d’en finir avec « le gouailleur » qui joue sur « la badauderie » du peuple, tout « ébaubi » par leurs propos. À ceux qui veulent nous faire « croire que des vessies sont des lanternes », en particulier « les bougres d’enfonceurs de portes ouvertes » qui nous ont « engueusés », véritables « aboyeurs de la royauté » qui empêchent les bons citoyens de faire leurs motions patriotiques, « les aboyeurs du peuple » répondent avec force. De même il s’agit d’en finir avec tous « les marchands de phrase », véritables « moulins à parole » avec leur « bagou », qui nous « jettent de la poudre aux yeux », à force d’ « argoter », et qui « s’amusent à la moutarde » en cachant leur « margouillis ». Leur façon de « nager entre deux eaux », de « conter fleurette », bref leur art de « brouiller les cartes », s’entendent dans leur « baragouin » et leurs « balivernes » de « braillards de palais ». Leurs « bons mots » leur valent le qualificatif de « calembourdins ». « Enfonceurs de portes ouvertes », « politiqueurs à perte de vue », avec leur « ergotage », leur « joberie », leur « babil » et leur « galimatias », ils tiennent un discours auquel on ne comprend rien, ou tout du moins profitent du fait d’avoir « la langue dorée », ou « la langue sucrée », manière de « verguigner » (« barguigner » sans vergogne) pour nous « mener à la lisière ». Ces « mâtins rendoublés » veulent nous faire croire qu’ils ont de l’esprit et de l’éloquence, mais leurs « rapsodies » ne sont que des « grands mots » pour les sans-culottes.
Et de « dégoiser » et « jaser », « river leur clou », ici le privilège du Père Duchesne, « parluiser » (une expression de la Normandie natale d’Hébert) « avoir du bagou » et autres expressions citées ci-dessus. Hébert d’en conclure sur la nécessité de revenir sur une quête constante des hommes des Lumières, rechercher l’analogie entre les mots et les choses, leur adéquation, par ailleurs si souvent soulignée par les journalistes remarqueurs des nouveaux usages de la langue politique : « Laissons-là tout cet amphigouri, il faut nommer les choses par leur nom » ; « C’est trop baliverner sur les mots, revenons sur les faits ». Il le dit de façon encore plus populaire : « moins de rodomontades, bougres d’engueuseurs et plus d’effet » Ainsi le peuple est enfin « débadaudé », en se « foutant » du « Qu’en dira-t-on » et en « rembarrant de la bonne manière » ses ennemis par le simple effet de son action, de la force de son discours.
Le lecteur est également frappé par la fréquence du vocabulaire de la guillotine désignée comme le « vis-à-vis de Maître Samson », « la cravate de Samson » (ou « cravate du docteur Guillotin »), ou à travers l’expression « faire danser la danse de Samson ». Le verbe « raccourcir » apparaît 18 fois en 1793-1794 ! La formule « Laissons à Charlot ce qui est à Charlot » (allusion à Charles Samson, dit Charlot) signifie, comme le note Michel Biard, qu’ « Hébert appelle les citoyens à ne pas vouloir se faire justice eux-mêmes […] mais à avoir confiance en la justice pour que les coupables soient condamnés » (p. 124). Nous comprenons ainsi la rareté du vocabulaire de la pendaison, signifiée par une expression quelque peu énigmatique, mais qui suscite une analyse fort pertinente (p. 275-276) : « faire la grimace au pont rouge ». Le jacobin Hébert est hostile à toute action punitive populaire de pendaison, et favorable à la forme légale de la guillotine, au point d’ailleurs de les joindre syntaxiquement en parlant de « brave lanterne et guillotine », ce qui est une manière, en usant de la coordination, d’euphémiser la référence punitive à la lanterne, de la rendre moins inquiétante. Nulle présence de « à bas », « à bas la tête », donc du vocabulaire punitif du peuple. Bien au contraire, « le hachis du mois de septembre » – les massacres de septembre 1792 – est imputé à la duplicité des Girondins.
Hébert use aussi de tout un vocabulaire masculiniste – on dit plus ordinairement machiste - bien peu favorable aux femmes, hormis sa Jacqueline. Les reines ne savent faire que des cajoleries. Les femmes qui ne sont pas du peuple sont des coquines, des créatures, des garces, des gourgandines, des messalines (en particulier la Reine), des mijaurées, des péronnelles, des pimbêches et j’en passe.
Restent toutes sortes de jeux de mots parfois forts subtils, par exemple dans la différence, en apparence orthographique, entre « godant » (se laisser abuser en donnant dans le godant) et « godat », voire « gobas » qui renvoient aussi bien à « godet » (prendre le risque de jouer au hasard) qu’à « gober » (être dupe). Notons aussi « peccatilles » associant « peccadille » et « peccata » pour se moquer de la religion catholique. « Plaidailler » relève de la même eau, si l’on peut dire. Les noms propres comme Ravaillac, Mandrin et Cartouche et autre « rafiat » ne donnent cependant pas lieu à « cartouchiser », « mandriner » – on ne trouve que « ravaillaciser ».
Bien le Père Duchesne d’Hébert n’épuise pas le parler sans-culotte. D’autres Père Duchesne (ou Père Duchêne) en usent, le titre étant fort répandu jusque dans la presse royaliste, ce qui vaut à Hébert de nombreux concurrents, surtout en 1790-1792. Nombre de pamphlets titrent aussi sur le Père Duchesne. Dans Le Lendemain, en novembre 1790, il est question d’un Père Duchesne qui « a eu raison de se réjouir par bécasse, et par bémol de la défaite des fermiers généraux ». Par ailleurs, Le lundi gras du Père Duchêne en 1791 « arrache la cataracte aux Français » alors que « la guerre civile nous pend au nez ». Dans la même veine, Le grand carnaval du Père Duchêne précise d’emblée : « Notre badauderie est en cause. Tant qu’on laissera la pépie et la crête aux aristocrates, le temps fera la grimace, et nous aurons toujours une figure de carême ». D’autres journaux font aussi des jeux de mots dans le même sens. Ainsi du Rougiff ou Le Franc en vedette, concurrent « dantoniste » pendant l’été 1793, qui, jouant sur le mot badaud, écrit : « Oui, parisien sans-culotte, tu redeviendrais bas-dos-royal ». Aussi ce Dictionnaire reste-t-il ouvert à d’autres attestations, au delà du corpus duchesnien.
Rien de monotone et d’ordurier donc, nous l’avons souligné, dans l’usage duchenien des expressions populaires, mais de vrais moments de gaîté, liées aux circonstances révolutionnaires que le lecteur appréciera en allant du texte du Père Duchesne à l’explication contextualisée des expressions par l’historien, et vice-versa. Et concluons que « c’est un brave homme que ce père Duchêne qui, dans son grossier langage, ne manque pas de bon sens et dit souvent d’excellentes choses » (Grandes réflexions du Père Duchesne fumant avec un de ses amis dans une tabagie).
Jacques Guilhaumou, « Le parler-peuple sous la Révolution »,
La Vie des idées
, 11 mars 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-parler-peuple-sous-la
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