Recensé : Politix, « Faire des sciences sociales du politique », n°100, 4e trimestre 2012, De Boeck, 262 p.
Tout conventionnels qu’ils puissent apparaître, les anniversaires représentent également une occasion pour dresser un bilan d’étape concernant l’activité de la personne ou du collectif célébrés. Un exercice qui prend tout son intérêt s’il ne se résume pas à un concert de louanges rétrospectif, mais s’efforce au contraire d’adopter une perspective critique tout en adoptant également un regard prospectif. C’est ce que proposent les animateurs de la revue Politix à l’occasion de la parution de sa centième livraison — 103e en réalité si l’on prend en compte les trois bulletins ronéotypés diffusés avant la revendication d’un statut académique — qui reprend les interventions d’un colloque organisé spécialement les 31 mai et 1er juin 2012. Celle-ci a en effet été fondée il y a 25 ans par un groupe de jeunes politistes alors pour la plupart inscrits en DEA au sein des deux institutions dominantes mais — ou, plus justement, donc — rivales de la discipline : l’Université Paris-1 et l’Institut d’études politiques de Paris, et dont la plupart ont ensuite réalisé de belles carrières, dans l’académie ou au dehors, comme le journaliste Sylvain Bourmeau ou l’essayiste Guy Birenbaum, tandis que parallèlement leur revue s’est imposée comme l’une des plus reconnues dans ce champ. Une ironie de l’histoire si l’on songe à l’humeur anti-institutionnelle qui incitait alors les jeunes politistes à remettre en cause les canons académiques d’une science politique aux objets et méthodes jugés par ces derniers poussiéreux et insuffisamment affranchis du positivisme hérité du droit public dont la discipline était issue.
Une révolution scientifique réussie ?
En mettant l’accent sur l’ouverture disciplinaire et sur les enquêtes de terrain dans l’analyse des phénomènes politiques, les apprentis chercheurs ont finalement accompli une révolution scientifique [1], qui les place dans une position dominante risquant à son tour d’imposer un certain paradigme théorique et méthodologique. C’est sur cet enjeu de l’évolution de la science politique « normale » au cours du dernier quart de siècle que revient ainsi la première partie de ce numéro avec une contribution de deux des fondateurs de la revue et encore membres de son comité éditorial, Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki, où ils reviennent sur le contexte indissociablement institutionnel, intellectuel et matériel du lancement de la « revue des sciences sociales du politique », soulignant notamment un caractère artisanal qui n’est pas sans faire écho au récent récit qu’a livré Luc Boltanski des débuts de la revue Actes de la Recherche en Science Sociale [2], co-fondée avec Pierre Bourdieu,mais aussi sur la normalisation progressive de leur entreprise au regard notamment de ses méthodes de travail et du recrutement de ses contributeurs. Tout en revendiquant un esprit militant qui anime l’entreprise depuis son origine, marquée notamment par un souci déconstructiviste et une commune perspective socio-historique [3], ils se défendent cependant d’avoir créé une revue d’école, qui ferait en particulier la part belle à la sociologie critique, outillée notamment par les travaux de Pierre Bourdieu. Ce que conteste Pierre Favre, l’un des représentants de la science politique destituée à laquelle Politix a donc beau jeu d’ouvrir ici ses colonnes. À l’issue d’une lecture extensive de la moitié des numéros parus, celui-ci défend donc la thèse d’un glissement de Politix du positionnement de revue d’école à celui de revue mainstream, marqué notamment par la prise de distance vis-à-vis des références autrefois obligées à Bourdieu ou Foucault ou du constructivisme. Cette mutation de Politix agit ainsi comme un révélateur des transformations plus générales de la science politique, comme le développe également dans un entretien Michel Offerlé, co-fondateur pour sa part d’une autre revue se revendiquant de la socio-histoire, Genèses.
Quelles pistes de renouvellement ?
Se pose dès lors la question de savoir [4] si de réels renouvellements peuvent se produire dans un tel cadre ou s’ils devraient à leur tour nécessairement venir de l’extérieur de l’institution qu’est devenue Politix. La deuxième partie tend à défendre en actes la première option à travers la présentation, par plusieurs jeunes chercheurs, de leurs propres travaux, qui ont tous en commun de privilégier une méthode privilégiée par la revue : l’enquête de terrain [5] à travers l’étude de cas [6]. Chacun s’emploie plus particulièrement à décrire en détail la cuisine interne de leurs recherches, part primordiale du travail qui se trouve souvent évacuée de la présentation des résultats, pour des raisons à la fois éditoriales et le souci de préserver sa propre image.
Revenant sur son travail de thèse consacré aux processus de politisation au sein de trois associations de Saint-Denis et Nantes, Camille Hamidi s’explique ainsi sur la manière dont elle a profondément réorienté ses questionnements au fil de son immersion sur le terrain, battant ainsi en brèche le schéma simpl(ist)e véhiculé par certains manuels selon lequel le cadre théorique et les hypothèses s’élaboreraient intégralement et une fois pour toutes en amont de la démarche empirique.
Dans sa contribution, Johanna Siméant rappelle à son tour tout le poids du tâtonnement dans le travail de recherche à partir des enquêtes auxquelles elle a participé sur le travail humanitaire. Dans un champ comme celui-ci, saturé de représentations mythifiées, elle donne à voir en particulier le caractère précieux et irremplaçable des observations prolongées au contact des agents étudiés afin de comprendre ce qui les meut au delà des discours, tant ces motivations se révèlent souvent davantage dans leurs activités les plus ordinaires qu’au cours des situations critiques. Le point de vue de l’enquêtrice ou l’enquêteur de terrain étant nécessairement situé, et fortement influencé par ses propres propriétés et dispositions, l’exploration du terrain gagne aussi considérablement à être réalisé collectivement, autant pour corriger les biais de sa position singulière que pour en éclairer les angles morts.
C’est ce que montre également, entre autres choses, Julian Mischi, en revenant pour sa part sur une enquête au sein d’une section syndicale CGT de cheminots dans une commune de taille moyenne. Il y affirme à son tour la nécessité de savoir perdre du temps pour en gagner par la suite, comme, dans son cas, en accordant plus de temps que nécessaire à dépouiller les archives de la section afin que sa présence devienne pleinement acceptée par les militants. Il explique aussi la nécessité à laquelle il a été confronté de devoir choisir son camp au sein de l’espace militant local, se privant par là du point de vue de certains de ses participants, que seuls dès lors d’autres chercheurs peuvent alors recueillir.
L’enquête de terrain ne permet pas simplement d’explorer de nouvelles régions du monde social, mais aussi de revisiter les domaines les plus classiques de la science politique. L’analyse électorale par exemple, comme le montre Céline Braconnier dans sa contribution, en rappelant notamment comment le dépouillement, nécessairement localisé, des listes électorales lui a permis avec Jean-Yves Dormagen, de mettre en évidence l’importance cruciale des phénomènes de non ou de mal-inscription dans les phénomènes d’abstention [7]. Le secret de l’isoloir n’empêche pas une étude ethnographique des comportements électoraux, que la chercheuse poursuit notamment aujourd’hui au sein d’un programme comparatif entre les sociétés française, étatsunienne et brésilienne et qui permet ainsi d’enrichir considérablement leur compréhension, obstruée par de tenaces considérations normatives [8].
L’étude de la pensée politique elle-même peut et gagne à intégrer dans sa boîte à outils ceux de l’ethnographe. Mathieu Hauchecorne explique ainsi pourquoi et comment il a subordonné l’analyse textuelle aux entretiens et observations dans son travail de thèse consacré à la diffusion des théories de John Rawls et d’Amartya Sen, rappelant ainsi au passage ce fait trop souvent oublié qu’un texte ne parle ni ne circule tout seul, mais fait nécessairement l’objet de réceptions multiples, impliquant elles-mêmes un certain nombre d’intermédiaires divers [9].
Des débats à (r)ouvrir ?
Cet enjeu crucial de la réception est également au cœur de la contribution, particulièrement éclairante, de Nicolas Mariot à ce numéro. Dans une sorte d’hommage implicite au statut des fondateurs de la revue au moment de son lancement, il y revient ainsi sur sa propre recherche de DEA avec un certain sens de l’autocritique. Il y explique en effet le non-sens de la question qu’il s’était alors attelé à résoudre : celle du sens que les participants à un rassemblement public — en l’occurrence un déplacement à Lille de François Mitterrand, alors président de la République — investissent dans celui-ci. Alors perplexe devant la faiblesse des réponses aux questionnaires distribués aux spectateurs par ses camarades, Nicolas Mariot a depuis compris par ses travaux ultérieurs que précisément la question du sens de ce qui se jouait ne se posait tout simplement pas pour nombre d’entre eux, l’un des rôles des institutions étant précisément de nous dispenser d’investir certains de nos actes de sens. On voit ainsi là encore tout l’intérêt, y compris par la révélation de certaines apories, que peut conférer l’étude empirique des institutions en actes — un sous-champ de la science politique qui fait là aussi actuellement l’objet d’un profond renouvellement en bénéficiant du croisement des différentes sciences sociales [10].
Les réflexions de Luc Boltanski sur la nature de ces dernières et la distinction qu’il propose entre « monde » et « réalité » [11] ont joué de ce point de vue un rôle moteur indéniable, et la troisième partie de ce numéro qui se propose de « réanimer les controverses » accueille justement également un article d’un des chercheurs appartenant au courant de la sociologie pragmatique inauguré par l’ancien condisciple de Pierre Bourdieu, Cyrille Lemieux. Partant du constat que le constructivisme s’est imposé dans le monde académique, il invite cependant à se prémunir contre un usage non réflexif consistant à désigner tout phénomène comme le résultat d’une construction sociale. Cyrille Lemieux dénonce en particulier trois écueils auquel ce réflexe peut mener et font ainsi obstacle à la connaissance, et qu’il qualifie respectivement de « « charcutage ontologique », de « déréalisation » et de « critique de l’artificialité ». Le premier consiste à opposer à cette réalité construite véhiculée dans les représentations ordinaires une autre objective mise à jour par les chercheurs, la deuxième à abstraire ces représentations des contextes sociaux et matériels où elles se forgent, et la dernière à dénoncer en lui-même le caractère construit du réel. Une posture aberrante, car « comment faire grief [à la réalité] de n’être pas autrement que construite ? », demande-t-il ainsi. Ce constructivisme réflexif n’est donc pas un relativisme, et invite plus largement de prendre les croyances au sérieux, en s’intéressant tant à leurs conditions de production qu’à leur contenu.
Or, remarque l’ethnologue Pierre Lagrange dans son article, la plupart de ses confrères — y compris Pierre Bourdieu et Michel Foucault — peinerait à aborder de la même manière les activités étiquetées comme scientifiques, et ce malgré le sillon ouvert par les travaux de Bruno Latour, qui, comme le rappelle l’auteur, avait lancé un pavé dans la mare en énonçant que « la science, c’est la politique continuée par d’autres moyens » [12].
Publier une revue : un militantisme ignoré ?
De même, comme ce numéro spécial le démontre en actes publier une revue s’assimile ainsi bel et bien à un acte militant. Et ce, tant par les normes qu’elle promeut en termes d’objets, de méthodes mais aussi de rédaction, que par les tâches et enjeux matériels qui la sous-tendent. Un constat particulièrement vrai aujourd’hui quand la diffusion de normes d’évaluation bibliométriques incite chaque chercheur à devenir un entrepreneur de lui-même, publiant autant que possible dans les revues reconnues plutôt que de contribuer à faire émerger de nouvelles revues. Et pourtant, il continue à s’en lancer, incitant à penser que les rétributions ne doivent pas être nulles. À l’instar du travail militant [13], celles-ci résident sans doute notamment dans le plaisir de l’élaboration collective que mettent en avant les participants de la table ronde dont le compte rendu constitue la dernière partie du numéro. Y ont ainsi été conviés des membres fondateurs de revues récentes, spécialisées ou généralistes, installés ou encore étudiants, mais aussi un représentant du portail numérique francophone de diffusion des revues Cairn, qui illustre en soi l’enjeu de la dématérialisation. Un enjeu parmi d’autres que ces derniers viennent ici soulever, et qui rappellent une fois de plus que, décidément, le savant est politique [14].