Comment les citoyens se représentent-ils le pouvoir du Président de la République ? L’analyse des lettres envoyées à l’Élysée éclaire le rapport des citoyens à l’exécutif et le rôle d’un service invisible : celui des courriers de la Présidence.
Dossier / 2022, l’énergie du politique
A propos de : Julien Fretel & Michel Offerlé, Écrire au président. Enquête sur le guichet de l’Élysée, La Découverte
Comment les citoyens se représentent-ils le pouvoir du Président de la République ? L’analyse des lettres envoyées à l’Élysée éclaire le rapport des citoyens à l’exécutif et le rôle d’un service invisible : celui des courriers de la Présidence.
Il est de coutume de présenter l’élection présidentielle comme la rencontre d’un homme avec une nation. Dans cette logique, le président est censé entretenir avec les Français une relation de proximité qu’un minimum de bon sens dément pourtant avec force. Selon toute vraisemblance, le président de la République ne rencontrera jamais ni la plupart des électeurs qui ont voté pour lui ni a fortiori l’ensemble des citoyens qu’il prétend représenter. En dépit de cette évidence, de nombreux électeurs, sans jamais l’avoir rencontré, semblent convaincus de cette proximité présidentielle et certains d’entre eux, sans qu’on en connaisse les véritables raisons, lui adressent parfois du courrier. Dans Écrire au président. Enquête sur le guichet de l’Élysée, Michel Offerlé, professeur émérite de sociologie du politique à l’ENS-Ulm, et Julien Fretel, professeur de science politique à l’université Paris 1, prennent pour objet ces courriers que des citoyens envoient au président de la République. Leur hypothèse consiste à penser que « le courrier adressé par les Français à l’Élysée permet […] d’interroger l’institution présidentielle, donc la représentation du pouvoir et les formes de son incarnation (auxquelles renvoie la notion de « présidentialisation » dont l’usage désigne le plus souvent une boîte noire) à partir d’un autre point de vue que celui développé par les juristes, mais aussi différemment de la manière dont les politistes ont jusqu’alors procédé » (p. 15). En l’occurrence et contrairement à l’habitude, la représentation politique n’est pas analysée du point de vue de l’élection, mais à partir d’une matière épistolaire et inédite. Pour diverses raisons, certains citoyens envoient un courrier au président qui, on peut s’en étonner ou non, leur répond. Et, contrairement aux électeurs, les scripteurs écrivent, formulent et développent leur opinion, adressée pour le meilleur et pour le pire au président de la République [1]. Cette relation, objectivement pratique et à ce titre objectivable par des politistes, constitue l’objet d’un ouvrage riche au niveau empirique et stimulant par les questions théoriques qu’il introduit.
Les institutions de pouvoir tendent naturellement à résister aux tentatives d’objectivation sociologique, à savoir aux manières non-indigènes de rendre compte de leurs activités et de ce qu’elles sont. Nul doute que l’institution présidentielle n’échappe pas à cette règle, comme le suggère la faible littérature académique consacrée à une institution pourtant essentielle à la compréhension du fonctionnement du champ politique sous la Cinquième République (p. 13). Cette littérature la travaille toujours ou presque de l’extérieur, sans sa complicité, ce qui affecte nécessairement la quantité, la qualité et la nature des données mobilisables dans l’analyse [2]. Une fois n’est sans doute pas coutume, l’Élysée a accordé sa permission aux deux politistes pour travailler sur le courrier que le président reçoit chaque jour. Comme les deux chercheurs le racontent dès l’introduction, patience est mère des vertus en recherche et, après une attente toujours trop longue, l’accès à l’Élysée leur a été accordé à la fin du quinquennat de François Hollande. Mais l’autorisation ne suffit pas toujours à obtenir les matériaux nécessaires à l’enquête : il est souvent indispensable de bénéficier de l’accord tacite des agents qui contribuent au processus décrit, ici du Service de la Correspondance Présidentielle (SCP), et parfois de leur complicité active. Ce qui constitue la richesse de cette enquête a partie liée avec le soutien de tous ceux qui interviennent à divers moments du processus de gestion des courriers : des anciens présidents de la République (Nicolas Sarkozy et François Hollande) qui ont accepté des entretiens aux (anciens) responsables du service dédié au courrier, jusqu’aux agents traitant au jour le jour les courriers reçus par l’Élysée, dont le volume varie en fonction des présidents et de l’actualité politique.
Compte tenu de l’abondance de leur matière, les auteurs ont renoncé à proposer une analyse exhaustive et statistique du courrier (p. 25) pour préférer travailler sur des échantillons « de manière moins méthodique qu’aléatoire » (p. 78) et ainsi lire plusieurs milliers de lettres adressées à François Hollande tout en consultant de manière plus restreinte la correspondance de Nicolas Sarkozy et en terminant par celle d’Emmanuel Macron. L’enquête est par conséquent très bien structurée quant à la quantité et à la qualité des données mobilisées dans l’analyse. Tout au long des sept chapitres, elle invite ses lecteurs à suivre le processus institutionnel du traitement des courriers : de leur réception aux conditions administratives de leur gestion puis de production des réponses. L’ouvrage, qui assume volontiers de s’adresser au grand public, restitue et décrit rigoureusement en une langue claire et compréhensible les enjeux pratiques que pose la gestion du courrier présidentiel. Même si le lecteur un peu averti s’aperçoit, au détour d’une remarque ou de certaines absences, de la volonté de ménager quelque peu l’institution qui leur a généreusement ouvert ses portes.
Aucun scripteur ne s’attend vraiment à recevoir une réponse rédigée de la main du président de la République. Il est toutefois surprenant d’apprendre que le service dédié au courrier présidentiel compte autant d’agents. Présenté dans le premier chapitre, Michel Offerlé et Julien Fretel restituent rapidement sa courte mais déjà riche histoire. Créé en 1959 « comme émanation du secrétariat particulier du président » (p.37), ce service est composé au début d’une vingtaine d’agents, de soixante-cinq agents en 1978 et d’environ 70 aujourd’hui. Depuis sa création, le service a évolué dans son organisation pratique et sa dénomination, devenue en 2020 le Service de la Communication Directe (SCD). Investir autant de moyens humains (10% du personnel de l’Élysée) dans l’animation du service consacré au courrier présidentiel étonnerait n’importe quel observateur rompu à l’analyse des institutions. C’est pourquoi tout politiste un tant soit peu curieux ne peut que se poser la question des enjeux pas toujours explicités comme tels que recouvre l’activité de ce service pour l’institution présidentielle et son locataire.
Le matériau épistolaire, exposé dans les chapitres 2 à 4, se présente comme un fatras de courriers aux formes et aux styles très variés : entre ceux qui tentent de respecter des formes de politesse auxquelles un président peut légitimement s’attendre et ceux qui l’insultent directement pour une phrase malheureuse ou pour la politique menée sous son mandat ; entre des soutiens apportés et des demandes de la dernière chance ; des cartes postales de vacances ou des lettres manifestant une humeur suicidaire. Il faut bien reconnaître que ce matériau ne présente ni unité de ton, ni unité de style ou de contenu. Mais il revient à ce service administratif de trier, classer, transmettre et répondre aux expéditeurs de cet abondant courrier. Celui-ci est d’emblée classé en trois catégories : le courrier réservé qui provient d’institutions et de scripteurs connus ; les requêtes qui placent le président en dernier recours face à des injustices ; les « opinions » qui « commentent, critiquent, proposent, relèvent, opinent » (p. 21). À chaque catégorie de classement sa figure présidentielle : celle de l’autorité présidentielle pour les uns, du dernier recours pour les autres, de l’indignité pour ceux qui constatent l’écart entre la dignité de la fonction et l’insuffisance de son titulaire, etc. Les rapports au président sont multiples, entre déférence institutionnelle et proximité désinvolte qu’exprime un tutoiement fort peu protocolaire. Par leur hauteur de vue et leurs analyses, certains courriers sont pourtant jugés dignes d’être montrés au président (p. 191-199). Quelle que soit la manière dont ils sont classés, le SCD a pour fonction de leur répondre et le dispositif organisant les réponses est rigoureusement exposé dans le chapitre 6, y compris celui régissant l’apposition de la signature du président, donnant ainsi un sens proprement politique au courrier élyséen.
À partir de ce terrain se dégage un objet classique de la science politique : la représentation politique. Sans qu’ils l’énoncent clairement, le travail des deux politistes permet indubitablement de comprendre la manière dont ce matériau brut devient un bien politique au terme d’un processus aussi bien administratif que politique : une pratique épistolaire (courriers et courriels), à première vue sans signification claire en dehors de son destinataire, est transformée en biens politiques, apparemment secondaires, mais autorisant le locataire de l’Élysée à en faire certains usages politiques pour le moins discrets mais avérés. Ainsi, Michel Offerlé et Julien Fretel décrivent de manière systématique un travail institutionnel de mise en ordre et en forme de la matière brute que constituent ces courriers.
Dans un premier temps, le service transforme cette matière première en instrument de connaissance de l’« opinion ». Pendant longtemps, cette connaissance se satisfaisait d’un usage qualitatif des courriers. Mais leur traitement statistique (chapitre 5) prend de l’ampleur sous François Hollande et se renforce avec Emmanuel Macron (chapitre 7). Ce n’est peut-être pas une coïncidence si un traitement statistique est mis en œuvre après le scandale des sondages de l’Élysée. Privé de ce moyen d’interroger et de « connaître » directement l’opinion et alors que ceux-ci relèvent d’une expression individuelle, l’Élysée tend dorénavant à les réduire à des chiffres et à des mesures statistiques. Comme le soulignent très bien les auteurs, c’est un changement significatif du rapport que l’institution entretient avec ces courriers et leurs scripteurs.
Et d’instrument de connaissance de l’opinion, ils deviennent dans un second temps un instrument politique à travers l’évolution des usages qu’en fait l’institution présidentielle. En effet, ces courriers ont été très tôt utilisés comme un remède imparfait à l’enfermement présidentiel. La lecture régulière de certains d’entre eux, sélectionnés par le SCP, offre au président une fenêtre sur l’opinion et le ressenti des Français, du moins ceux qui prennent leur plume pour lui écrire. Ainsi cette connaissance permet-elle au président d’ajuster ses stratégies de présentation de soi et sa « communication » à l’endroit des Français, mais sans nécessairement influer sur ses décisions (p. 183). Des extraits, parfois insérés dans les discours, le posent en président à l’écoute des Français. Sans doute faut-il trouver dans ces quelques usages la raison d’être du dispositif administratif qui consiste à répondre scrupuleusement aux courriers envoyés : exposer et mettre en scène la proximité présidentielle avec les Français dont il est en pratique le représentant le plus éloigné physiquement. La proximité symbolique que fabrique la relation épistolaire répond à l’éloignement pratique du locataire de l’Élysée. Par ailleurs, est-il nécessaire d’ajouter que la forme épistolaire elle-même exprime fort prosaïquement cet éloignement. L’écrit demeure le seul moyen – et parfois le dernier recours – de se faire entendre pour ceux qui ne peuvent avoir l’oreille du président, comme l’ont les visiteurs du soir de l’Élysée par exemple.
Sans doute cette recension aurait-elle un goût d’inachevé si elle ne se concluait pas par une question que les ouvrages de science politique posent rarement de manière explicite et celui-ci ne fait pas exception en dépit de ses qualités : quels effets un travail de science politique produit-il sur son objet ? La date de publication de l’ouvrage, alors que la campagne présidentielle bat son plein, vise a minima à profiter de l’attention politique que les électeurs et les médias portent au (futur) locataire de l’Élysée. C’est le moins que l’on puisse attendre d’une maison d’édition comme La Découverte et d’auteurs qui, en général, apprécient d’être lus. Mais cet ouvrage, en dépit de son caractère descriptif et de sa réserve politique, n’affecte-t-il pas les représentations publiques du président de la République ? En effet, Michel Offerlé et Julien Fretel sont invités par les médias à présenter leur travail et celui-ci fait alors l’objet d’une large publicisation pour une œuvre de science politique, rigoureuse et pourtant éloignée de la logique du sensationnalisme et du scoop journalistique.
Il y a une certaine logique à ce que les courriers, pour la plupart adressés personnellement au président, demeurent dans l’entre soi de l’institution et du scripteur. Rarement cette parole individuelle et parfois intime franchit les frontières de l’institution pour accéder à la publicité, qu’elle soit politique, médiatique ou académique. Sans doute est-ce le premier effet du travail des deux politistes que de faire exister publiquement des opinions – par ailleurs anonymisées – qui n’étaient pas destinées à l’être. Il expose la relation qui se noue à cette occasion entre les scripteurs et le président. Pour tout lecteur intéressé, celle-ci peut spontanément passer pour de la représentation naturelle alors même que les auteurs décrivent dans le détail la série des opérations pratiques par lesquelles cette relation épistolaire est transformée en représentation à la faveur du travail bureaucratique que les services de l’Élysée accomplissent au jour le jour.
Cependant, la publicisation de ces courriers et du travail administratif qu’accomplit l’Élysée, même dans un ouvrage académique, ne contribue-t-il pas à conforter voire à renforcer les prétentions à représenter les citoyens dont est déjà créditée l’institution présidentielle ? Les larges et parfois truculents extraits publiés montrent que le scripteur, en envoyant un courrier au président, reconnaît au minimum une fonction institutionnelle qu’il est difficile de nier sous la Cinquième République. Mais ils ne signifient pas nécessairement que celui-ci reconnaisse cette fiction constitutionnelle que le locataire de l’Élysée représente tous les français (p. 145-149) : « Décidément le budget de cette année confirme que vous êtes le président le plus nul que j’ai vu depuis 63 ans que je vis » (p. 59). Une partie des scripteurs ne se sent pas représentée par tel ou tel locataire de l’Élysée, en contestant leur style ou leur action politique, alors même qu’elle tend à accepter tantôt avec fatalisme tantôt avec conviction la fiction représentative que la constitution met en scène avec l’élection du président au suffrage universel. Il faut donc distinguer un effet de position et d’imposition que les scripteurs reconnaissent en envoyant leur courrier à l’Élysée et un effet de reconnaissance du statut et de la stature de son locataire que tous les scripteurs ne partagent pas à l’évidence. D’ailleurs, il n’est pas anodin que les lettres d’insultes soient systématiquement écartées du classement, comme une négation par l’institution des scripteurs qui ne respectent ni la forme requise ni la fonction du destinataire. Comme le suggèrent les auteurs, il faut savoir distinguer l’institution présidentielle de ses incarnations. L’une des leçons de cet ouvrage vise à comprendre à quel point l’analyse des biens de représentation permet de prendre de la distance avec la fiction constitutionnelle que les analystes, qu’ils soient juristes ou non, ont trop souvent tendance à accepter d’emblée.
Pour conclure, les politistes peuvent-ils échapper à cette division du travail politique qui, sur ce type d’objets, enrôle malgré elle la science politique dans le travail de légitimation de l’activité politique ? L’un des rares moyens d’y échapper est sans doute de renoncer à rendre d’emblée accessibles les résultats de la recherche au plus grand nombre et s’adresser uniquement ou presque au public restreint des pairs académiques, quitte à limiter l’accès à une connaissance sociologiquement informée de l’Élysée aux sociologues et aux politistes. Un moyen quelque peu élitiste qui, dans la logique de l’autonomie de la recherche scientifique, a ses partisans, mais qui a l’inconvénient de réserver certaines connaissances aux professionnels de la science politique. À l’inverse, un second moyen consiste à exposer d’emblée au grand public les enjeux et les usages politiques des courriers, en incluant des analyses réflexives sur le rapport du politiste à son objet et sur les effets des productions scientifiques sur la politique, quitte à ce que l’Élysée ferme définitivement ses portes aux politistes et les prive ainsi – comme le grand public – d’une meilleure compréhension de son fonctionnement. C’est un dilemme scientifique auquel les politistes sont régulièrement confrontés sous une forme ou sous une autre, reposant constamment la question de l’autonomie scientifique d’une discipline par rapport à son objet.
par , le 17 mars 2022
Christophe Le Digol, « Le politiste, le président et son courrier », La Vie des idées , 17 mars 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-politiste-le-president-et-son-courrier
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[1] Il faut rappeler ici que, contrairement à ce que beaucoup pensent, un bulletin de vote n’exprime jamais une opinion, mais un choix.
[2] Un bon exemple est l’ouvrage fondamental de Jacques Lagroye et de Bernard Lacroix (dir.), Le président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992.