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Recension Philosophie

Le principe d’égalité

À propos de : Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, Labor et Fides


par Serge Champeau , le 13 janvier 2016


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Dans son dernier ouvrage publié, R. Dworkin entreprend une reconstruction normative des institutions libérales, autour du principe d’égalité, auquel il donne un fondement moral et auquel il essaie, en dépit des critiques, de conférer une portée universelle.

Recensé : Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, 2015, Labor et Fides, Genève (trad. par J.H. Jackson de Justice for Hedgehogs, 2011, The Belknap Press, Cambridge, Mass. and London).

Le dernier livre de Ronald Dworkin publié de son vivant se présente à la fois comme une synthèse de l’ensemble de ses travaux antérieurs et comme un testament philosophique. Le titre, assurément surprenant pour le lecteur français, fait allusion à un vers d’Archiloque : « le renard sait de nombreuses petites choses, mais le hérisson en sait une grande ». L’ouvrage dégage de manière systématique l’épistémologie et l’ontologie qui sous-tendaient, parfois de manière implicite et hésitante, ses premiers travaux d’herméneutique du droit (Prendre les droits au sérieux, L’empire du droit).

Les lecteurs trouveront dans ce livre une présentation abrégée et particulièrement claire de l’entreprise de « reconstruction normative » des institutions libérales à laquelle Dworkin a œuvré toute sa vie durant. Cette reconstruction entend mettre en évidence un principe politique régissant la totalité de nos institutions (le système des libertés fondamentales, la démocratie constitutionnelle, l’économie de marché, mais aussi les mesures visant à compenser les inégalités dues au handicap, à la malchance et à la diversité des talents). Ce principe, paradoxalement, n’est pas celui de la liberté mais de l’égalité : les membres d’une communauté politique ont le droit d’être traités par le gouvernement avec une égale attention à leur sort (en tant qu’ils sont des êtres capables de souffrance et de frustration) et un égal respect de leur responsabilité (en tant qu’ils sont des êtres aptes à former des jugements intelligents sur la meilleure manière de donner une valeur à leur vie, et à agir selon ces jugements). L’explicitation de ce principe politique se fait, chez Dworkin, dans deux directions : l’une, descendante, par laquelle il le concrétise progressivement (en particulier en l’appliquant à la distribution des droits et des biens), l’autre, ascendante, par laquelle il tente de le fonder dans un principe moral et, au-delà, dans un principe éthique. Parallèlement, cette reconstruction normative s’attache, dans un retour réflexif, à définir son statut méthodologique : elle relève aux yeux de Dworkin de l’interprétation, c’est-à-dire d’une approche du champ politique, moral et éthique irréductible à celle des sciences positives et indissociable d’une thèse épistémologique (il y a une vérité des jugements de valeurs) et ontologique (il y a une objectivité des valeurs).

Le principe politique d’égalité, sa concrétisation et sa fondation

La démarche descendante, par laquelle Dworkin concrétise le principe politique d’égalité, fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage. Celle-ci reprend une idée centrale de Dworkin, selon laquelle les institutions des sociétés libérales ne résultent ni d’un conflit de forces ni d’un compromis entre idéaux prétendument antagonistes (la liberté et l’égalité) mais sont à comprendre comme l’effet d’une application progressive, dans une communauté politique donnée, d’un unique principe politique d’égalité – lequel, par le jeu de ses deux composantes, permet de fonder les libertés individuelles (ch. 17), la démocratie (ch. 18), le marché et le Welfare State (ch. 16). Concernant ce dernier, l’originalité de la théorie de Dworkin est d’affirmer que la redistribution libérale, qui limite le marché, découle du principe même qui instaure celui-ci. Dans les études qu’il a consacrées à la distribution des biens, Dworkin part de la fiction d’hommes aux talents égaux, à la condition identique (absence d’héritage) et aux préférences semblables, pour établir, dans un premier temps, que le principe politique d’égalité exige une division égale des biens. Il met ensuite en évidence, par l’introduction progressive de données factuelles (d’abord la diversité des préférences, puis celle des talents et des conditions liées à la naissance) que le principe d’égalité fonde l’économie de marché (si j’ai une préférence pour le champagne plutôt que pour l’eau, je dois en payer le prix, c’est-à-dire fournir des ressources équivalentes à la communauté) ainsi que les mesures visant à compenser certaines inégalités dues à la diversité des talents et des conditions – ces mesures qui, aujourd’hui, sont mises en œuvre, sous des formes et à des degrés divers, dans toutes les démocraties contemporaines (redistributions par l’assurance ou l’impôt, par le revenu minimum garanti, par le système des retraites, par la législation sur les successions, etc.). En concrétisant ainsi progressivement le principe politique d’égalité, Dworkin peut écarter les conceptions concurrentes de l’égalité des biens (libertarienne, utilitariste, welfariste et matérielle [1]) qui sont incompatibles soit avec l’égale attention au sort des individus (pour les deux premières) soit avec l’égal respect de leur responsabilité (pour les deux dernières). Dans le cadre de cette reconstruction, le marché apparaît ainsi comme une institution fondée non sur la liberté ou sur des considérations d’efficacité, mais sur le principe d’égalité. Il est, tout comme le Welfare State dont il est théoriquement inséparable, un puissant instrument de recherche des conditions permettant de parvenir à l’égalité d’attention et de respect entre les citoyens.

La démarche ascendante, quant à elle, prend son point de départ dans la question : pourquoi un gouvernement libéral doit-il traiter chaque homme avec la même attention et le même respect  ? Dworkin se distingue de Rawls ou Larmore en ce qu’il refuse de considérer que cette remontée vers le fondement prend fin avec l’idée de consensus par recoupement ou de neutralité éthique de l’État. Justice pour les hérissons, à la suite des ouvrages qui l’ont précédé, affirme que le principe de l’égalité politique est ancré dans un principe moral (nous devons traiter tous les humains avec la même attention et le même respect) et, au-delà, dans un principe éthique (nous devons nous traiter nous-mêmes avec self-respect – c’est-à-dire considérer que nous avons des intérêts éthiques fondamentaux et une responsabilité particulière dans la réalisation de ceux-ci). Une telle manière de fonder téléologiquement le principe d’égalité – dans l’idée que tout homme a le devoir de satisfaire non pas ses désirs mais des intérêts éthiques fondamentaux, les intérêts « réfléchis » qui donnent un sens à sa vie – s’inspire librement de Platon et Aristote pour récuser les fondements de la morale de type déontologique (Kant) et ceux, également téléologiques, mais fondant la morale dans l’intérêt individuel (Hobbes). Les troisième et quatrième parties de l’ouvrage, consacrées à la présentation de cette morale et de cette éthique, systématisent une théorie (en particulier dans le remarquable chapitre 10, consacré à la liberté de la volonté et à la responsabilité) qui a progressivement émergé dans l’œuvre de Dworkin.

Il est évident que ce type de reconstruction normative de nos institutions peut susciter de nombreuses critiques. Les abondantes notes de la fin de l’ouvrage en abordent d’ailleurs quelques-unes. Comment rendre compte, d’abord, du décalage entre la concrétisation du principe politique de l’égalité et la diversité des politiques libérales effectives ? Dworkin remarque que cette concrétisation varie non seulement en fonction du contexte, mais aussi en raison des interprétations différentes auxquelles elle donne lieu – sans même envisager ici le cas, bien réel pourtant, de ceux qui refusent le principe politique d’égalité. Les quatre conceptions de l’égalité des biens dont il a été question (libertarienne, utilitariste, welfariste et matérielle) sont en effet autant d’interprétations de la première composante du principe d’égalité, l’égale attention. Ce décalage entre l’idéal éthique, moral et politique et les institutions effectives ouvre un espace, à l’intérieur de la théorie de Dworkin, pour des prescriptions visant à rendre nos sociétés, et tout plus particulièrement celle des États-Unis, plus libérales. Mais comment rendre compte de l’existence même et du caractère persistant de ce décalage ?

Comment, ensuite, à supposer que le principe politique d’égalité soit universellement accepté, comprendre les désaccords portant sur son fondement moral et éthique ? Le principe moral et éthique est neutre, répète Dworkin, quant à son contenu (tout homme a des intérêts fondamentaux, quels qu’ils soient). Mais le contenu de ces intérêts pourrait bien ne pas être compatible avec ce principe (l’intérêt éthique fondamental de certains pourrait être, par exemple, celui que Dworkin prête à Nietzsche : que tout soit mis en œuvre pour favoriser l’émergence de quelques individus supérieurs) et rien ne nous permet de déclarer non éthiques des intérêts n’allant pas dans le sens du self-respect et de la responsabilité à l’égard de notre propre vie ainsi que de l’égale attention et respect pour les autres. Et s’il faut restreindre les intérêts éthiques fondamentaux à ceux qui sont compatibles avec le principe d’égalité, celui-ci pourrait bien n’être plus que l’idéal d’une majorité seulement d’entre nous, comme l’envisage à plusieurs reprises Dworkin.

Interprétation, épistémologie et ontologie

C’est afin de répondre à ces questions, et à bien d’autres relatives à son projet de reconstruction normative, que Dworkin consacre les deux premières parties de son livre à un retour réflexif sur la méthodologie de cette reconstruction. La longue argumentation du début de l’ouvrage vise à établir l’indépendance épistémologique et ontologique du champ politique, moral et éthique. Les concepts à l’œuvre dans ce champ ne peuvent être définis ni sur la base d’une liste de critères (à la différence du concept de triangle équilatéral, par exemple) ni par référence à une espèce naturelle (les lions diffèrent plus que les triangles équilatéraux mais nous disposons de procédés pour les identifier). Les concepts politiques, moraux et éthiques, eux, doivent être reconstruits par une interprétation, toujours révisable, qui inclut l’ensemble des valeurs au sein duquel ils prennent sens (le principe politique d’égalité, par exemple, constitue non seulement une interprétation de l’égalité, mais inclut, dans sa deuxième composante, une interprétation de la liberté). La méthode de l’interprétation est donc holiste, et elle est la seule qui, selon Dworkin, soit appropriée au champ des jugements de valeur, à la différence de celle des sciences positives et celle de l’analyse logique (seul un concept défini sur la base d’une liste de critères peut être analysé). Elle s’en distingue du point de vue épistémologique : les jugements de valeur, bien qu’ils ne relèvent pas du même type de vérité que celui à l’œuvre dans les sciences et la logique, ne sont ni simplement posés ni subjectifs ou expressifs, ils reposent sur des arguments rationnels contraignants, qui rapportent les concepts qu’ils contiennent, dans une construction cohérente, à des valeurs et à des principes ne pouvant jamais être dérivés de ce qui est. Elle s’en distingue aussi du point de vue ontologique : Dworkin récuse toute ontologie réaliste des valeurs, si l’on entend par là l’idée de fonder le devoir-être sur l’être, particulièrement sur une ontologie d’entités morales, qu’il nomme ironiquement des « morons », qu’une théorie méta-éthique serait chargée de mettre en évidence pour fonder la vérité des jugements de valeur.

Le rejet du scepticisme externe (qui soutient que les jugements de valeur sont faux, ou bien qu’ils ne relèvent ni du faux ni du vrai, cela parce qu’aucune garantie extérieure de leur vérité, méta-éthique, ne peut être fournie) est donc au centre de cette théorie philosophique de l’interprétation dans le champ politique, moral et éthique. Dans une argumentation complexe, qu’il n’est pas possible de restituer ici, Dworkin s’attache à montrer que ce scepticisme est auto-réfutant, qu’il est lui-même une affirmation appartenant à la sphère des jugements de valeur. Le scepticisme interne, celui qui se contente d’affirmer que tel ou tel jugement de valeur est indécidable (sur la question de l’avortement ou de l’euthanasie, par exemple) est par contre une caractéristique essentielle de ce champ, dans la mesure où les concepts et principes de celui-ci ne prennent sens que dans des interprétations multiples et toujours révisables (les concepts d’interprétation, de vérité et d’objectivité des jugements de valeur relevant eux-mêmes, comme le précise Dworkin, de l’interprétation).

Une théorie du progrès éthique, moral et politique

L’entreprise de Dwokin fait donc finalement face, comme toutes les entreprises de reconstruction normative (celle de Honneth, par exemple, qui entend reconstruire les institutions « libérales-démocratiques » à partir d’un unique principe de liberté [2]), à la tâche d’avoir à rendre intelligible le décalage entre l’idéal et le réel, c’est-à-dire la possibilité de dériver plusieurs politiques à partir du même principe (ou d’adopter une position sceptique) : il existe des conceptions rivales de l’égalité des biens, qui peuvent devenir des institutions effectives lorsqu’elles parviennent à inspirer telle ou telle politique, libertarienne ou utilitariste, par exemple ; des conceptions différentes des libertés fondamentales (celle des communautariens, par exemple) ; des conceptions différentes de l’interprétation, de la vérité et de l’objectivité des valeurs (certains philosophes, à l’instar d’I. Berlin, soutiennent par exemple la thèse du pluralisme des valeurs). L’existence de ce décalage entre l’idéel et le réel fonde, aux yeux de Dworkin, la nécessité de comprendre la reconstruction normative non seulement comme une justification de nos institutions mais comme un ensemble de prescriptions visant à les réformer, c’est-à-dire à les rendre plus conformes à l’idéal de la « communauté libérale ». Cela ne nous permet pas pour autant de comprendre comment nos sociétés peuvent mettre en œuvre consciemment un principe fondamental et diverger au moment de concrétiser et fonder celui-ci.

Dworkin affronte cette question en élaborant une théorie du progrès politique, moral et éthique. Il suppose d’une part que ceux qui refusent le principe politique d’égalité dans sa généralité ne représentent plus aujourd’hui une force significative, d’autre part que sa propre élaboration philosophique agira en retour sur l’opinion publique pour commencer à combler le décalage entre la concrétisation du principe qu’il construit et la politique effective. À l’intérieur de ce « travail toujours en cours » qu’est la « responsabilité morale » (109) – celle de chercher à interpréter avec cohérence et honnêteté l’unité de nos valeurs – le travail du philosophe est de la plus haute importance pour Dworkin. Son rôle est de restituer le principe du libéralisme et de le rendre à la fois « plus abstrait et plus détaillé » (126), de manière à avoir une influence sur l’opinion publique, à travers ceux qui, sans être spécialisés comme il l’est, exercent leur propre responsabilité politique et morale en tant que dirigeants politiques, juges constitutionnels ou citoyens.

Face aux désaccords interprétatifs inhérents aux sociétés démocratiques, Dworkin, adopte ainsi une position qui a au moins le mérite d’être fortement cohérente. Elle consiste à soutenir à la fois (1) que l’interprétation qu’il propose est contestable, puisqu’elle ne peut trouver un point final dans un réalisme des valeurs fondant celles-ci dans l’être ; (2) que le débat éthique, moral et politique continue donc, entre des positions qui sont toutes des jugements de valeur, le scepticisme ne pouvant être qu’interne ; (3) qu’un tel état de choses ne peut et ne doit pas conduire au relativisme celui qui construit une interprétation, la thèse de l’absence de fondation des valeurs dans l’être n’étant pas incompatible avec celle de leur objectivité (celui qui a construit avec responsabilité son interprétation, sans jamais perdre de vue la continuité de sa construction avec les intuitions politiques, morales et éthiques de nos sociétés libérales, est en droit d’affirmer qu’il dispose d’une interprétation vraie, objective, et d’attendre de ceux qui la rejettent des arguments convaincants) ; (4) qu’enfin, tant qu’une interprétation d’ensemble plus satisfaisante n’aura pas été avancée, il est fondé à espérer que son interprétation contribuera à faire progresser l’opinion démocratique et aidera la vérité politique, morale et éthique à continuer à se déployer dans l’histoire.

par Serge Champeau, le 13 janvier 2016

Pour citer cet article :

Serge Champeau, « Le principe d’égalité », La Vie des idées , 13 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-principe-d-egalite

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Notes

[1Pour l’égalité libertarienne, les individus ont des droits naturels sur tout ce qu’ils ont acquis par le travail et l’échange, le rôle de l’État se limitant à protéger leur propriété  ; pour l’égalité utilitariste, la distribution doit assurer le plus grand bien-être, plaisir, bonheur ou succès global  ; pour l’égalité welfariste, la distribution doit assurer à tous le même bien-être, plaisir, bonheur, ou succès  ; pour l’égalité matérielle, la distribution doit garantir à tous la même richesse ou les mêmes biens.

[2Axel Honneth, Le droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique (trad. P. Rush et F. Joly, 2015, Gallimard, Paris).

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