Le principe de précaution gouverne dans une large mesure les politiques publiques. Souvent considéré comme mal défini, il est cependant loin de faire l’unanimité. D. Steel se propose d’en défendre un usage raisonnable, à ses yeux indispensable.
À propos de : Daniel Steel, Philosophy and the Precautionary Principle. Science, Evidence, and Environmental Policy. Cambridge
Le principe de précaution gouverne dans une large mesure les politiques publiques. Souvent considéré comme mal défini, il est cependant loin de faire l’unanimité. D. Steel se propose d’en défendre un usage raisonnable, à ses yeux indispensable.
Devrait-on réduire les émissions des téléphones portables pour prévenir d’éventuels cancers, même si le lien de cause à effet n’est pas établi ? Un vaccin soupçonné d’être dangereux devrait-il être retiré du marché ? Une taxe carbone modeste peut-elle être considérée comme une bonne solution au problème du réchauffement climatique ? Depuis les années 1970, un principe guidant la réponse à apporter à ces questions a acquis une reconnaissance juridique de plus en plus large : le principe de précaution. Son idée générale est que, lorsqu’une activité peut mener à une catastrophe pour la santé humaine ou pour l’environnement, des mesures politiques devraient être prises pour l’empêcher, même si la relation de cause à effet n’a pas été totalement établie d’un point de vue scientifique. On en trouve par exemple une formulation dans un document adopté en 1992 au Sommet de la Terre de l’ONU à Rio (principe 15), et le principe a été inscrit en 2005 dans la Constitution Française au sein de la Charte de l’Environnement (article 5).
Ce qui est nouveau dans ce principe de précaution, c’est l’idée qu’il n’est pas nécessaire que la science fournisse de la certitude (ou un grand degré de confiance) dans une connaissance pour qu’elle soit prise en compte. C’est habituellement l’inverse : tel produit n’est considéré comme un vaccin, et ne sera utilisé comme tel, qu’à la condition que des études aient solidement établi qu’il protège bel et bien de telle maladie. Le principe de précaution renverse la charge de la preuve : devant la possibilité d’une catastrophe, il exige qu’un produit ne soit pas utilisé ou qu’une activité ne soit pas menée.
Le principe de précaution n’est cependant consensuel ni dans la société ni parmi les chercheurs, et il a été la cible de nombreuses attaques. Il a été par exemple accusé d’être mal défini, vide, incohérent, ou d’être un frein à la recherche scientifique [1]. Dans son livre Philosophy and the Precautionary Principle, Daniel Steel se donne un projet ambitieux : ré-examiner les diverses controverses qui entourent le principe de précaution, et en défendre une interprétation qui y résiste. L’approche de Steel est philosophique, s’attachant à des problèmes fondamentaux de nature conceptuelle. Cela ne veut pas dire que son ouvrage soit trop abstrait ou général : au contraire, il discute de nombreux cas concrets, comme la taxe carbone, l’utilisation d’hormones de croissance chez les bovins, ou les législations sur les substances chimiques.
Il existe diverses formulations du principe de précaution, et diverses façons de les interpréter. Selon ses critiques, le principe de précaution fait face à un dilemme, selon qu’il est interprété de façon faible ou forte. Selon une interprétation faible, le principe énonce que « uncertainty does not justify inaction in the face of serious threats » (« l’incertitude ne justifie pas l’inaction face à des menaces sérieuses », p. 3), ce qui semble assez vide ou du moins peu discutable. Selon une interprétation forte du principe, des précautions devraient être prises « in the face of any scientifically plausible and serious environmental hazard » (« face à n’importe quel danger environnemental qui est scientifiquement plausible », p. 3), ce qui semble incohérent ou irrationnel, « because environmental regulations themselves come with some risk of harmful effects and hence PP often precludes the very steps it recommends » (« parce que les régulations environnementales elles-mêmes contiennent des risques d’effets nocifs et donc que le principe de précaution interdit souvent précisément ce qu’il recommande », p. 3) ; par exemple, interdire un médicament sous prétexte qu’il pourrait être dangereux peut conduire à devoir en utiliser un autre, qui pourrait lui aussi être dangereux.
Steel cherche une voie entre ces deux écueils. Un élément central de sa proposition est qu’il existe différentes « versions » du principe de précaution, que l’on obtient en variant trois éléments : le niveau de connaissance scientifique (portant sur la relation de cause à effet entre l’activité et la catastrophe) qui suffit à déclencher l’application du principe, le degré de danger (ce qui compte comme « catastrophe » dans l’énoncé) à partir duquel le principe s’applique, et enfin la précaution recommandée (qui peut varier d’une interdiction totale de l’activité à une légère réduction). En faisant varier ces trois éléments, on obtient des versions différentes du principe de précaution. Certaines donnent dans les travers décrits plus hauts, mais d’autres y échapperont. Pour aider à les identifier, Steel propose d’appliquer une exigence de proportionnalité entre le degré de danger et la précaution recommandée : par exemple, on restreindra davantage une activité pouvant conduire à un plus grand danger. Une formulation qui retient particulièrement les faveurs de Steel, même s’il en considère d’autres, est la suivante : « If a scientifically plausible mechanism exists whereby an activity can lead to a catastrophe, then that activity should be phased out or significantly restricted » (« S’il existe un mécanisme scientifiquement plausible par lequel une activité peut conduire à une catastrophe, alors cette activité devrait être progressivement arrêtée ou restreinte de façon significative », p. 28). Steel présente la proportionnalité comme la clef d’une application maîtrisée du principe.
Une autre question importante et sujette aux controverses est de savoir ce qui justifie d’utiliser le principe de précaution. Certains ont cherché à y répondre à partir d’arguments éthiques, en affirmant que les valeurs environnementales et de santé humaine devraient avoir priorité sur les valeurs économiques. Mais selon Steel, une telle stratégie argumentative souffre de défauts et est globalement peu convaincante. Il préfère développer un argument historique portant sur la législation environnementale : il existe « many cases of prolonged and ultimately costly delays in response to serious environmental problems, while rushes to unnecessary and seriously harmful environmental regulation are relatively rare » (« de nombreux cas de retards prolongés et finalement coûteux en réponse à des problèmes environnementaux sérieux, et très peu de cas où des législations superflues et réellement dommageables sont prises trop tôt », p. 69). Ce constat appelle un correctif « to move policy making on environmental matters toward greater balance » (« pour faire en sorte que la législation environnementale soit prise avec davantage d’équilibre », p. 70), et le principe de précaution en est une parfaite illustration. Steel défend cette idée avec de nouveaux arguments, notamment en montrant que l’induction historique sur laquelle elle repose (puisqu’il y a eu de nombreux cas X, alors il y aura des cas X dans le futur) est valable, et que les cas de précaution excessive ont été rares ou peu dommageables.
Steel aborde d’autres questions difficiles, comme la définition de l’incertitude scientifique que le principe de précaution utilise, ou la place des valeurs sociales et politiques en science. Il faut noter finalement que la position défendue par Steel demeure assez générale : il ne défend pas tant une formulation précise du principe de précaution qu’une famille d’interprétations. L’appliquer dans un cas réel demandera au lecteur d’opérer certains jugements de valeur.
De façon générale, Steel tient sa promesse en défendant un principe de précaution qui évite les écueils des interprétations faible et forte. L’ouvrage discute une gamme impressionnante de travaux académiques sur le principe de précaution et fait le lien intéressant avec des travaux plus généraux en philosophie des sciences, en éthique et en épistémologie. L’argumentation de Steel est claire et sa lecture est aisée (les développements techniques formels sont par exemple placés en appendice).
Bien que l’ouvrage affronte résolument plusieurs problèmes classiques posés par le principe de précaution, on le referme avec le sentiment que certaines « grandes questions » restaient ouvertes. Tout d’abord, l’ouvrage aurait gagné à situer le principe de précaution de façon plus large dans la théorie de la décision. Par exemple, un concept classique en théorie de la décision est l’aversion au risque : devant choisir entre perdre 1 euro à coup sûr et avoir une chance sur deux de perdre 10 000 euros ou de gagner 10 000 euros, quelqu’un préférant la première offre sera qualifiée d’averse au risque (son espérance de gain est plus faible, mais elle est sûre de ne pas perdre gros). Or si on interprète la perte de 10 000 euros comme une catastrophe, et si le principe de précaution s’interprète comme cherchant à éviter la catastrophe, il semble intuitivement qu’il conduise à choisir la première offre, c’est-à-dire l’aversion au risque. On regrettera que Steel ne discute pas de ce genre de relation avec la théorie de la décision. De façon plus générale, le principe de précaution peut-il se concevoir dans la continuité d’autres règles de décision ? Appliquer le principe de précaution est-il compatible avec une certaine forme de rationalité ?
Une autre limite de l’ouvrage porte sur le domaine d’application du principe de précaution. Avec un argument d’induction historique qui a été indiqué plus haut, Steel justifie le principe de précaution pour des catastrophes dans le domaine de la santé et de l’environnement, au niveau de la législation ou de la réglementation. Or, à diverses reprises, il applique le principe de précaution à un domaine bien plus grand (par exemple, je peux appliquer le principe de précaution à mon niveau personnel et décider de porter un casque à vélo parce que je sais que je surestime mes capacités à faire du vélo de manière sûre). Si le principe de précaution peut (ou doit) s’appliquer de façon plus large que dans des lois ayant pour but d’éviter des catastrophes pour la santé ou l’environnement, Steel n’en fournit pas de justification. Or il s’agit d’une question pressante dans le monde actuel : quelle est la portée maximum que peut légitimement avoir un tel principe ? Peut-il s’appliquer par exemple dans le domaine économique pour éviter des crises financières, ou dans le domaine de la diplomatie (par l’utilisation de la guerre préventive) ? Il pourrait y avoir le risque que les exigences de précaution soient trop envahissantes, ce qui motive à nouveau que soit précisée la place de ce principe dans le cadre plus général de la théorie de la décision.
En dépit de ces critiques, Daniel Steel propose un ouvrage très intéressant et convaincant, que les philosophes des sciences, les théories de la décision, les juristes et les écologistes, intéressés par les questions fondamentales, gagneront à discuter.
par , le 25 juillet 2016
Thomas Boyer-Kassem, « Le principe de précaution est-il bien raisonnable ? », La Vie des idées , 25 juillet 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-principe-de-precaution-est-il-bien-raisonnable
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[1] Pour des synthèses des discussions académiques sur le principe de précaution, on pourra consulter Marko Ahtensuu, Per Sandin, « The Precautionary Principle », in Sabine Roeser, Rafaela Hillerbrand, Per Sandin, Martin Peterson (éds.), Handbook of Risk Theory, Springer, 2012, et Andy Stirling, « The Precautionary Principle », in Jan Kyrre Berg Olsen, Stig Andur Pedersen, Vincent F. Hendricks (éds.), Blackwell Companion to the Philosophy of Technology, Oxford : Blackwell, 2009.