Alors que les courants néo-conservateurs bouleversent la vie politique japonaise et le sens de l’alliance avec les Etats-Unis, les intellectuels renouvellent la question des responsabilités du Japon dans la « guerre d’Asie pacifique ».
Alors que les courants néo-conservateurs bouleversent la vie politique japonaise et le sens de l’alliance avec les Etats-Unis, les intellectuels renouvellent la question des responsabilités du Japon dans la « guerre d’Asie pacifique ».
Les intellectuels et les hommes politiques japonais s’intéressent à nouveau à la « guerre d’Asie pacifique », comme les historiens appellent aujourd’hui la période qui s’ouvre avec l’invasion japonaise de la Manchourie en 1937 et qui se clôt en 1945. De nombreux livres et dossiers de revues, commémorant respectivement la défaite de 1945 et les 70 ans du début de la guerre avec la Chine (1937), viennent apporter leur contribution à un débat qui revient régulièrement dans le Japon d’après-guerre, mais qui a beaucoup évolué depuis une dizaine d’années.
Pour mieux saisir cette évolution récente et ses enjeux politiques, commençons par rappeler les termes du débat tel qu’il fut mené après 1945. Dès les années 1950, des historiens comme Ienaga Saburô combattirent les tentatives pour réhabiliter la période impériale et s’appliquèrent à diffuser une vision de l’histoire établie lors du procès de Tokyo [1]. S’il adhérait à la thèse du « complot contre la paix [2] » retenue par le tribunal, Ienaga faisait cependant remarquer que l’impact de ce procès sur la société japonaise était profondément ambigu : le procès ayant été imposé et conduit par les pays vainqueurs, la condamnation du Japon fut perçue comme venant de l’extérieur, et le débat qui s’ensuivit fut réduit à la seule question de la légitimité des juges. L’enjeu fondamental du procès de Tokyo – celui de la responsabilité du Japon dans la guerre et les atrocités qui y furent commises – fut obscurci par les soupçons qu’il s’agissait d’une « justice de vainqueurs » qui ne fut jamais vraiment débattue au sein de la société [3].
Les craintes de Ienaga s’étaient révélées justifiées. Les critiques du procès de Tokyo, venant jusque dans les années 1970 essentiellement des milieux de droite, passaient sous silence les actes incriminés et se focalisaient sur le procès lui-même. Pour mettre en doute sa légitimité, ils reprenaient les arguments avancés par la défense pendant le procès et résumés dans le jugement séparé du juge indien Radhabinod Pal, qui comparait la doctrine du Japon vis-à-vis de la Chine à celle appliquée par les Etats-Unis sur le continent américain (la doctrine Monroe). Quant aux atrocités commises par l’armée japonaise, le juge Pal les comparait à l’usage de la bombe atomique et aux bombardements incendiaires des grandes villes japonaises. Enfin, il rappelait que le verdict condamnait le Japon pour le fait même d’avoir déclenché la guerre – alors qu’un des pays représentés au tribunal, l’Union soviétique, avait lui-même violé le pacte de non-agression (signé en avril 1941) en attaquant en août 1945 les forces japonaises en Manchourie.
A cette ligne de défense s’ajoutait un argument juridique plus technique, selon lequel les condamnés auraient été jugés pour des crimes qui n’avaient pas été prévus par le droit international. Les charges retenues contre les accusés, et en particulier celle de « crime contre la paix » relèveraient donc d’une législation ex post facto. Le véritable tort du Japon, concluait le juge Pal, aurait consisté non dans les crimes de guerre mais dans le fait de s’attaquer aux colonies des puissances occidentales.
Les critiques du procès de Tokyo contestaient également la lecture des événements historiques qui avaient conduit à la guerre. Celle-ci n’aurait pas été le résultat d’une conspiration de quelques-uns, comme l’avait affirmé le tribunal, mais d’un enchaînement de décisions prises par des gouvernements consécutifs en réaction à ce qu’ils percevaient comme des menaces contre la sécurité nationale. Ces décisions auraient été légitimes du point de vue d’un droit international reposant sur la souveraineté des nations, car la sécurité du Japon avait été menacée, et cela doublement : de l’extérieur, par le chaos et l’agitation nationaliste et communiste qui menaçaient les intérêts japonais en Chine, mais aussi de l’intérieur, par les actes de révolte et de subversion soutenus par l’Union soviétique.
D’autre part, faisant face au protectionnisme économique des Etats-Unis et des puissances européennes à partir des années 1920, le Japon aurait été contrait de constituer une « sphère de co-prospérité asiatique » ; en ceci, les responsables japonais ne faisaient que suivre la tendance générale de l’époque, qui substituait une politique des blocs économiques au libre-échange mondial. Le malheur du Japon des années 1930 aurait donc été de ne pas avoir eu le temps de se doter de son propre empire colonial. Confronté aux restrictions à l’accès aux ressources naturelles imposées par les puissances occidentales, le pays aurait été obligé de s’intéresser aux ressources pétrolières des pays d’Asie du Sud-est, en particulier à celles de l’Indonésie. C’est donc le protectionnisme occidental qui aurait poussé le pays à l’affrontement et, in fine, à l’attaque de Pearl Harbour [4].
Si la plupart des intellectuels de gauche réfutaient en bloc cette ligne de défense, ils étaient tentés de faire de l’histoire et du procès de Tokyo un usage essentiellement politique : il s’agissait pour eux, non seulement de condamner la barbarie, mais aussi d’asseoir le régime démocratique d’après-guerre sur une vision non équivoque de l’époque précédente. Une des publications emblématiques de ce courant de pensée fut celle de Maruyama Masao, Aspects de la psychologie des dirigeants militaires (1949) [5] ; en analysant les procès-verbaux du procès, Maruyama voulait montrer que, contrairement aux condamnés du procès de Nuremberg, les accusés japonais avaient tenté de nier leur responsabilité individuelle. Leur attitude était, à ses yeux, révélatrice d’une culture d’irresponsabilité généralisée et témoignerait de l’« immaturité » du sujet politique au Japon. En brouillant les frontières du privé et du public, cette culture politique aurait fait le lit du totalitarisme. Inversement, en rétablissant clairement les responsabilités individuelles, le procès de Tôkyô fut l’acte fondateur d’un nouveau régime démocratique, de sorte que la défense du procès est devenue inséparable de la défense de la nouvelle constitution – démocratique et pacifiste – du pays.
Ce débat a connu d’importantes évolutions ces dernières années, évolutions dont la revue Gedai Shisô (La pensée aujourd’hui) se fait l’écho dans un grand dossier sur le procès de Tokyo, publié dans le numéro d’août 2007. On ne peut plus aujourd’hui assimiler les critiques du procès aux tentatives pour réhabiliter la conduite du Japon avant et pendant la guerre. Tout d’abord parce que de nombreux travaux historiques, au Japon comme aux Etats-Unis, ont mis en lumière les faiblesses procédurales et les biais politiques à l’œuvre dans le travail du tribunal. Comme le rappelle l’historien Hawaya Kentarô [6], l’un des plus grands experts de la question, les chercheurs s’accordent désormais à dire que les autorités américaines ont introduit un certain nombre d’objectifs politiques dans les préparations et le déroulement du procès. Ainsi la Charte de Tokyo, qui formalisa les compétences du tribunal, fut préparée par l’International Prosecution Section, un organe dit international mais en réalité aux ordres des autorités américaines d’occupation. Les dix autres pays participants, qui fournirent chacun un juge, étaient arrivés très tard dans le processus de préparation et n’avaient pratiquement pas pesé sur son déroulement. L’accusation fut conduite par une seule équipe, dirigée par un procureur américain, Joseph B. Keenan, qui travaillait en étroite collaboration avec le chef des autorités d’occupation, le général Mac Arthur.
Beaucoup plus long que celui de Nuremberg – le jugement ne fut rendu qu’en novembre 1948 –, le procès de Tokyo fut aussi nettement marqué par les priorités de la Guerre froide. Soucieux de rétablir l’ordre et l’économie dans un pays dorénavant envisagé comme un rempart contre le communisme international, le procureur américain mit hors de cause l’Empereur mais aussi un certain nombre d’inculpés issus du monde économique et de la haute administration [7].
Révélé par l’historiographie la plus récente, cet impact de la Guerre froide sur le procès de Tokyo permet en même temps d’éclairer le débat qui s’ensuivit : contrairement à ce qu’on a pu affirmer par le passé, la posture révisionniste était finalement assez marginale au sein du Parti Libéral Démocrate, le parti conservateur qui domine la vie politique japonaise depuis le milieu des années 1950. Bien plus qu’une justice du vainqueurs et une vengeance pour Pearl-Harbor, comme l’avait affirmé les critiques traditionnelles, le procès de Tokyo fut le lieu d’un compromis où, comme le souligne l’historien Marukawa Tetsushi [8] dans sa contribution au dossier de Gendai shisô, le vainqueur put inscrire le vaincu dans un ordre international dominé par les Etats-Unis, en lui offrant en échange la mise hors de cause de l’empereur. Ainsi, le traité de San Francisco qui rendait au Japon sa souveraineté prévoyait la reconnaissance par le gouvernement japonais du procès de Tokyo et, simultanément, le traité de sécurité qui fut signé à cette occasion installait durablement des bases américaines sur son territoire. Restant fidèle à ce qui fut appelé la « doctrine Yoshida [9] » , le Parti Libéral Démocrate y trouva largement son compte : à l’abri de la menace communiste, il put se consacrer au développement de l’économie du pays et asseoir ainsi sa domination politique.
Comme le rappelle l’historien chinois Cheng Kai [10], le procès de Tokyo régla le conflit entre le Japon et les Etats-Unis, mais il ne portait en lui aucune perspective de réconciliation avec les pays asiatiques qui avaient pourtant souffert le plus pendant la guerre. Car le compromis trouvé reflétait l’avènement d’un ordre international nouveau, fondé sur la lutte contre l’ennemi communiste représenté désormais par la Chine et l’Union Soviétique. Ainsi, c’est non seulement le procès de Tokyo, mais aussi la mémoire des crimes de guerre qui devint un enjeu de la Guerre froide. Cheng Kai rappelle ainsi l’existence d’un autre procès, quelque peu oublié aujourd’hui. Tandis que la Chine de Chiang Kai-Shek siégeait au tribunal militaire de Tokyo [11], la Chine communiste intenta un procès « alternatif », à l’encontre de soldats japonais emprisonnés par l’Union soviétique et livrés à la Chine en 1950 [12]. La nouvelle administration chinoise fit subir à ces soldats un véritable programme de rééducation, les confrontant aux victimes et les obligeant à confesser leurs crimes publiquement. La plupart des prisonniers furent rapatriés au Japon sans avoir été jugés, seuls 45 d’entre eux ayant été jugés et condamnés à des peines allant de huit à vingt ans. De retour au Japon, nombre de ces anciens prisonniers œuvrèrent pour la réconciliation sino-japonaise, notamment au sein de l’Association des rapatriés de Chine (Chûkiren) créé en 1957, et rappelèrent les crimes de guerre commis en Chine. L’année même de sa création, l’association publia ainsi le premier recueil de témoignages de criminels de guerre [13]. Vivement attaquées par les associations d’anciens combattants, ces témoignages furent aussi assez mal accueillis par l’opinion publique, qui y voyait la main de la propagande communiste.
La fin de la Guerre froide ouvra-t-elle la voie à un consensus national sur la question de la responsabilité japonaise sur la guerre ? Certains signes d’apaisement permettent de le penser, comme le rapprochement récent entre Oe Kensaburô, intellectuel phare de la gauche et prix Nobel de littérature, et Umehara Takeshi, figure emblématique de la droite et l’un des chantres de l’antimarxisme, au sein d’une association pour la défense de la constitution pacifique. Cependant, ce rapprochement révèle en même temps de nouvelles lignes de fracture au sein d’une droite qui a perdu son ennemi fédérateur, le communisme. Comme le rappelle le philosophe Takahashi Tetsuya [14] dans la revue Gendai shisô, les critiques du procès de Tokyo ont toujours vécu dans une certaine contradiction interne. Car c’est précisément ce procès qui a permis de sauver la dynastie impériale après la défaite, en concentrant toute la responsabilité sur un groupe de militaires : d’après l’un des mythes les mieux conservés dans le Japon d’après-guerre, l’empereur et son peuple auraient été manipulés par une clique de militaires emmenée par le général Tôjô.
On sait aujourd’hui que l’empereur remercia en personne le général Mac Arthur pour son attitude au cours du procès. On sait aussi, grâce à un mémento datant de 1988, signé par le chef de l’agence impériale, Tomita Tomohiko, et publié en 2006 par le quotidien Nikkei, que l’empereur avait continué à se rendre au sanctuaire Yasukuni [15] après la guerre, mais qu’il avait interrompu cette tradition après que le sanctuaire eut accueilli les âmes de condamnés à mort lors du procès de Tôkyô, jugeant une telle visite « déplacée ». A la lumière de ces faits historiques, on comprend mieux la signification des visites quasi-officielles rendues au temple par l’ancien Premier ministre Koizumi. Ces visites révèlent l’ampleur des tendances révisionnistes au sein de la droite japonaise : au-delà de la question du procès de Tokyo et de sa légitimité, c’est le conservatisme issu de la doctrine Yoshida qui s’y est vu mis en cause.
Ce nouveau révisionnisme est néanmoins loin d’être cohérent. Un personnage comme Kobayashi Yoshinori, l’auteur de bandes dessinées à succès – notamment du best-seller Sensô-ron (Sur la guerre), paru en 1998 et suivi de plusieurs titres dont les tirages se comptent en millions – n’a de cesse de dénoncer « l’impérialisme américain » dont son pays aurait été victime alors qu’il n’aspirait à rien d’autre qu’à libérer les peuples d’Asie du joug occidental. En même temps, la volonté affichée par Koizumi et son successeur, Abe Shinzo, de rendre au Japon le statut de puissance militaire n’est en rien une remise en cause de la domination américaine : bien au contraire, elle suit fidèlement l’évolution de la politique étrangère des Etats-Unis. Sakurada Jun [16], un jeune intellectuel de droite, écrivait ainsi en 2005 que les libéraux japonais, qui avaient placé le pacifisme au cœur de leur credo démocratique devraient s’inspirer aujourd’hui des néo-conservateurs américains et œuvrer pour diffuser la démocratie. C’est donc pour assister les Etats-Unis dans leurs efforts de démocratisation du monde que le Japon doit assumer, dit Sakurada, une politique étrangère plus agressive et se doter de tous les attributs d’un Etat-nation souverain.
Cette analyse traduit le tournant néo-conservateur d’une frange de la droite japonaise, fascinée par l’hyper-puissance militaire américaine, et qui a vu chez Koizumi et chez Abe l’occasion de se débarrasser des vieux oripeaux de la droite traditionnelle fidèle à la doctrine Yoshida. Devant cette évolution, la droite japonaise libérale et conservatrice réagit en se saisissant d’un dossier qu’elle avait longtemps considéré comme réglé, celui du procès de Tokyo et des crimes de guerre commis par le Japon – et découvre à nouveau les crimes de guerre et la question de la responsabilité.
C’est le sens qu’il faut donner à l’initiative du quotidien Yomiuri, appartenant au groupe de presse du même nom et proche de la droite japonaise, qui a lancé en 2005 une série d’articles sur la question de la responsabilité japonaise dans la guerre [17]. Le directeur du journal, Watanabe Tsuneo, qui connu lui-même la guerre comme soldat de l’armée impériale, justifie cette initiative en livrant une critique du procès de Tokyo finalement, malgré leur sensibilité politique différente, très proche de celle de Ienaga Saburô : si la mémoire de la guerre et la question de la responsabilité japonaise provoquent toujours la polémique au sein de la société japonaise, c’est que le tribunal de Tokyo ne représentaient que les puissances alliées et que la justice japonaise n’a jamais tenté d’établir elle-même la responsabilité des acteurs concernés. En conséquence, il est facile pour tous ceux qui le souhaitent de rejeter le procès comme un « jugement de vainqueurs ». En publiant les articles, Yomiuri voulait précisément inciter les Japonais à se pencher sur leur passé de leur propre initiative, sans avoir à répondre aux pressions extérieurs.
Si les articles publiés dans Yomiuri ne vont pas jusqu’à aborder le thème de la colonisation, c’est par ce biais que toute une frange de la gauche japonaise aborde aujourd’hui la question de la responsabilité du Japon à l’égard de ses voisins asiatiques. Le retournement est spectaculaire tant ce thème a été monopolisée par la droite révisionniste ; c’est pour éviter la confusion que Takahashi Tetsuya [18] prend le soin de préciser que c’est dans un tout autre esprit qu’il s’attaque à la vision de l’histoire imposée par le procès de Tokyo : il ne s’agit pas de disculper les responsables politiques et militaires mais de donner la parole aux oubliés du procès : les victimes asiatiques de la politique expansionniste japonaise (qui débuta bien avant la guerre d’Asie pacifique) [19].
Un autre intellectuel de gauche, Ônuma Yasuaki [20], professeur à l’Université de Tokyo, observe que, si le sentiment de culpabilité des Japonais vis-à-vis de leurs anciennes colonies fut aussi faible après 1945, c’est que, contrairement aux puissances coloniales occidentales, le Japon n’avait pas connu de guerre de décolonisation : ses colonies, il les avait perdues au moment de la défaite. Depuis une dizaine d’années, ce passé colonial refait toutefois surface, sous la forme des récits des victimes « oubliées » après la guerre : des esclaves sexuelles de l’armée impériale (désignées au Japon par l’euphémisme de ianfu, « femmes de réconforts »), mais aussi des travailleurs forcés coréens, abandonnés à leur sort sur l’île de Sakhaline après la défaite (voir l’encadré). Pour Ônuma, à la responsabilité de la guerre s’ajoute une responsabilité de l’après-guerre, car les souffrances de nombreuses victimes ne se sont pas arrêtées en 1945 [21].
Un volet peu connu du débat sur la « guerre d’Asie pacifique » concerne les 43 000 Coréens emmenés sur l’île de Sakhaline et obligés de travailler dans les mines dans des conditions de quasi-esclavage. Après la défaite du Japon, ces prisonniers furent « oubliés » par l’accord signé en 1946 par les Etats-Unis et l’Union soviétique, en vertu duquel tous les Japonais restés sur les territoires contrôlés par l’URSS devaient être rapatriés. Avec la guerre de Corée et la division du pays en 1948, il devint impossible de les rapatrier vers la Corée du Sud, d’où la plupart d’entre eux étaient pourtant issus. En 1956, le gouvernement Hatoyama conclut avec l’Union soviétique un accord de retour, mais uniquement pour les Coréens qui avaient épousé une femme japonaise et pour leurs familles. Il fallut attendre les années 1980 pour qu’une association japonaise, l’Association de réflexion sur la responsabilité de l’après-guerre à l’égard de l’Asie (Ajia ni tai suru sengo sekinin o kangaeru kai), grâce au soutien des institutions internationales comme la Croix-Rouge et l’ONU, oblige le gouvernement japonais à prendre ses responsabilités dans le règlement de cette question. Grâce à l’attitude plus conciliante du gouvernement Gorbatchev, un certain nombre de personnes purent alors rentrer en Corée du Sud. En 1994, le Premier ministre socialiste Murayama signa un accord avec la Corée du Sud, où le Japon s’engageait à financer la construction de logements pour les rapatriés dans leur pays d’origine. Le projet fut achevé en 2000.
Aux côtés des revendications coréennes, les actions en justice menées par des victimes chinoises ont, elles aussi, largement influencé le débat japonais. Il s’agit d’anciens travailleurs forcés mais aussi de victimes des expérimentations bactériologiques menées par l’armée japonaise en Manchourie [22]. Pour la revue Sekai, l’anniversaire du début de la guerre avec la Chine doit être l’occasion de débattre de la responsabilité japonaise et de se réconcilier avec un voisin devenu un partenaire incontournable. Kasahara Tokushi [23], connu pour ses travaux historiques sur le déclenchement de ce conflit, rappelle le rôle qu’a joué la marine impériale pour transformer « l’incident du pont de Marco Polo » en une guerre totale : tandis que l’armée de terre se préparait à un affrontement avec l’Union soviétique, les navires de guerre nippons lancèrent une série de bombardements particulièrement meurtriers sur les villes de Shanghai et de Nankin, forçant ainsi la main du gouvernement et précipitant le pays dans la guerre. Ces bombardements – les premiers de cette ampleur pratiqués sur la populations civile – furent « oubliés » lors du procès de Tokyo, tout comme ceux de la ville de Chongqing, les bombardements incendiaires de Tokyo et l’attaque atomique d’Hiroshima et Nagasaki.
Cet échange d’expériences annonce peut-être le début d’un travail de mémoire qui manque tant à l’Asie orientale. Un exemple d’initiatives prises dans ce sens est offert par la revue Sekai, qui a réuni récemment des victimes de guerre chinoises et japonaises dans un dialogue commun [24]. Un autre travail, plus académique, consiste à réunir des historiens des deux pays pour rapprocher leurs visions respectives de l’histoire. Le dossier spécial de Sekai propose ainsi une interview avec Bu Ping [25], le président de l’équipe chinoise d’un groupe de chercheurs sino-japonais créé en octobre 2006 [26]. Selon Bu Ping, « depuis le milieu des années 1990, le discours a beaucoup évolué dans les médias et le monde politique. La question de la responsabilité du Japon dans la guerre a commencé à être considérée comme une affaire classée et le révisionnisme historique s’est installé. Ce discours (…) a conduit même aux tentatives de réécrire l’histoire. Le révisionnisme historique est une affaire qu’il faut prendre au sérieux et qui ne se limite pas à une affaire intérieure au Japon. C’est une affaire qui concerne l’Asie et le monde ».
Tout en invitant à lutter contre les tentatives pour « embellir » l’histoire de la guerre en Chine [27] et en plaidant pour un dialogue entre les peuples, Bu Ping est parfaitement conscient que l’histoire et les historiens sont des instruments dans un jeu diplomatique qui les dépasse. Dans un article récent de la Vie des idées, Zhe Ji montre d’ailleurs bien que la question de la mémoire de la guerre semble instrumentalisée aussi bien au Japon qu’en Chine où le souvenir des atrocités japonaises sert de ciment à une unité nationale chinoise dans le contexte de tensions sociales croissantes [28].
Que le gouvernement japonais d’Abe Shizô, pourtant réputé proche du révisionnisme historique néo-nationaliste, ait consenti à la mise en place d’un groupe d’historiens sino-japonais, est en soi significatif. Loin se s’enfermer dans une nostalgie du passé impérialiste, Abe est conscient de la nécessité de garder toutes les options ouvertes dans un monde de plus en plus incertain. Depuis la fin de la Guerre froide, la vision de l’histoire portée par le procès de Tokyo a perdu son caractère hégémonique dans le débat japonais. D’autre part, profondément divisé entre son anti-américanisme et sa sinophobie, le révisionnisme nationaliste n’est pas en mesure de proposer une vision du passé non ambiguë et un positionnement géostratégique convaincant. La question reste ouverte de savoir si les initiatives de dialogue – qui sont en très grande majorité des initiatives privées – parviendront à contrebalancer le repli nationaliste et à rapprocher le Japon des pays voisins d’Extrême-orient.
par , le 14 décembre 2007
Bernard Thomann, « Le procès de Tokyo et la mémoire nationale. Le retour du débat sur la guerre 1937-1945 », La Vie des idées , 14 décembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-proces-de-Tokyo-et-la-memoire
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[1] Ienaga rédigea notamment des manuels d’histoire. Ces manuels essuient, à partir de 1963, plusieurs demandes successives de modification de la part du ministère de l’Education qui souhaite voir atténuer certaines formulations concernant la guerre. De 1965 à 1997, Ienaga, soutenu par de nombreux historiens, tentera ainsi sans succès de faire condamner le système d’approbation des manuels comme inconstitutionnel.
[2] Une des principales missions du tribunal était de juger, de pair avec les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, la conspiration de 1928, lorsque des officiers de l’armée du Guandong (l’armée japonaise stationnée en Manchourie) firent assassiner le commandant Zhang Zuoling, homme fort de la Manchourie, engageant ainsi un processus qui conduirait à la guerre contre la Chine, l’Union soviétique et les alliées.
[3] Ienaga Saburô, The Pacific War 1931-1945 : A critical perspective on Japan’s role in World War Two, New York, Pantheon Books, 1978, pp.246-251.
[4] Ces arguments furent notemment rappelés par un des avocats de la défense Takayanagi Kenzô dans un certain nombre de publications dans les premières années après la guerre.
Takayanagi Kenzô, Kyokutô saiban to kokusaihô (Le Tribunal Militaire International pour l’Extrême-Orient et le droit international), Tôkyô, Yûhikaku, 1948.
[5] Maruyama Masao, « Gunkoku shihaisha no seishin keitai », Chôryû, 1949.
[6] Hawaya Kentarô, « Tôkyô saiban to wa nani ka » (Qu’est-ce que le procès de Tôkyô ?), Gendai shisô, Août 2007, pp. 71-85.
[7] Hawaya rappelle néanmoins que ce fut aussi une stratégie délibérée de la part de la défense de faire durer les débats.
[8] Marukawa Tetsushi, « Fukusû no sensô, fukusû no sabaki » (Plusieurs guerres, plusieurs procès), Gendai shisô, Août 2007, pp. 148-164.
[9] Selon la « doctrine Yoshida », du nom du Premier ministre qui amena le Japon à retrouver son indépendance au début des années 1950, la sécurité du Japon devait être garantie par l’alliance militaire avec les Etats-Unis, le seul objectif national étant désormais le développement économique.
[10] Cheng Kai, « Futatsu no sengo to kaizô jiken » (‘Les deux après guerre’ et l’affaire de la rééducation), Gendai shisô, août 2007, pp.138-147.
[11] La Chine envoya un juge qui joua un grand rôle dans le jugement du massacre de Nankin notamment.
[12] Suite à l’intervention soviétique en Manchourie en août 1945, plus de 575 000 Japonais furent internés en Sibérie. Si en 1950, plus de 530 000 avaient été rendus au Japon, en juillet de cette année-là, les Soviétiques envoyèrent 969 prisonniers en Chine pour être jugés par le Tribunal pour les criminels de guerre de la province de Liaoning. 140 soldats supplémentaires, qui avaient rejoint l’armée nationaliste chinoise pour combattre les communistes après la défaite du Japon, furent, eux, envoyés devant le Tribunal des criminels de guerre de la province de Shanxi.
[13] Sankô : Nihonjin no Chûgoku ni okeru sensô hanzai no kokuhaku (Tout tuer, tout brûler, tout piller : confessions de japonais sur les crimes de guerre commis en Chine)
[14] Takahashi Tetsuya, « Mô hitotsu no ‘Tôkyô saiban shikan’ » (Une autre vision de l’histoire du procès de Tôkyô), Gendai shisô, pp. 105-117.
[15] Où sont vénérées les âmes des soldats morts pour la patrie.
[16] Sakurada Jun, « ‘Futsû no kuni’ ni nareba mata deban ga yatte kuru » (Si nous devenions un pays normal, notre tour viendrait aussi), Ronza, juillet 2005.
[17] Ces articles furent publiés l’année suivante sous la forme d’un ouvrage en deux volumes Yomiuri shimbun sensô sekinin kenshô iinkai, Sensô sekinin (2 vol.) (La responsabilité dans la guerre), Tôkyô, Chûô kôron shinsha, 2006.
Le deuxième volume fut l’objet d’une traduction en anglais : James E. Auer (ed.), From Marco Polo Bridge to Pearl Harbor : Who Was Responsible ?, Tokyo, Yomiuri Shinbun, 2006.
[18] Takahashi Tetsuya, op. cit.
[19] Si la conférence du Caire, qui réunit en 1943 la Chine, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, évoqua la « mise en esclavage du peuple coréen », le procès lui-même n’évoqua absolument pas une quelque responsabilité du Japon à l’égard de ses anciennes colonies.
[20] Ônuma Yasuaki, Tôkyô saiban, sensô sekinin, sengo sekinin (Le procès de Tokyo, la responsabilité de la guerre, la responsabilité de l’après-guerre), Tôkyô, Tôshindô, 2007.
[21] L’Etat japonais a ainsi fini par reconnaître sa responsabilité pour la mise en place des bordels de campagnes (utilisant des « femmes de réconfort » (ianfu), en grande majorité coréennes), en créant un fonds de réparation et de soutien aux victimes. Cette prise de conscience fut provoquée par les preuves apportées en 1992 par l’historien Yoshimi Yoshiaki
Yoshimi Yoshiaki, Confort Women, New-York, Columbia University Press, 2002.
[22] Ueda Minoru, « Saikin heiki to sonraku shakai - Chûgoku Sekkôshô Giushi Sôsanson no jirei » (Armes bactériologiques et sociétés villageoises- L’exemple du village de Chongshan dans la municipalité de Yi’u du département de Zhejiang en Chine), in Miichi Masatoshi, Saito Osamu, Wakimura Kohei, Iijima Wataru (hen), Shippei Kaihatsu teikoku iryô, (Maladies, développement et médecine impériale), Tôkyô, Tôkyô daigaku shuppankai, 2001, pp. 269-305.
[23] Kasahara Tokushi, « Kaigun ga kakudai saseta nitchû sensô » (Une guerre sino-japonaise qui fut amplifiée par la marine), Tokushû : Rokôkyô jiken nanajû nen (Dossier spécial : les 70 ans de l’incident du pont de Marco polo) Sekai, août 2007, pp. 223-232.
[24] « Rentai shite ‘Senryaku bakugeki no shisô’ ni sakarau » (Lutter solidairement contre l’"esprit des bombardements stratégiques), Tokushû : Rokôkyô jiken nanajû nen (Dossier spécial : les 70 ans de l’incident du pont de Marco polo), Sekai, août 2007, pp. 233-242.
[25] Bu Ping, « Rekishi ninshiki no kyôyû no tame ni nani ga mitomerarete iru ka » (Que faut-il pour acquerir une conscience historique commune ?), Tokushû : Rokôkyô jiken nanajû nen (Dossier spécial : les 70 ans de l’incident du pont de Marco polo), Sekai, août 2007, pp.207-210.
[26] De telles recherches conjointes avaient déjà été entamées et ont même donné lieu à des publications. On peut citer l’initiative du journaliste du quotidien Asahi, Funabashi Yôichi, animateur du Groupe de travail sur la réconciliation historique (Rekishi wakai wâkushoppu), et le Comité pour un matériau commun pour l’histoire au Japon, en Chine et en Corée du Sud (Nicchûkan 3-koku kyôtsû rekishi kyôzai iinkai).
Funabashi Yôichi (ed.) Nihon no sensô sekinin o dô kangaeru no ka (Comment penser la responsabilité du Japon dans la guerre), Tôkyô, Asahi shinbunsha, 2001.
Nicchûkan 3-koku kyôtsû rekishi kyôzai iinkai (ed..), Mirai o hikaru rekishi : Higashi Ajia 3-goku no kingendai-shi (L’histoire ouvre le futur : Histoire moderne et contemporaine des trois pays de l’Asie orientale), Tôkyô, Kôbunken, 2005.
[27] Ces tentatives sont bien réelles. Par exemple la Société pour la rédaction d’un nouveau manuel d’histoire, créée en 1997, veut rompre avec la vision « automutilatrice » (jigyaku shikan) de l’histoire du Japon et propose de supprimer des formules telles « guerre d’agression » (Shinryaku sensô) de tous les passages évoquant la guerre contre la Chine, ainsi que l’expression « le grand massacre de Nankin » (Nankin daigyaku) – laquelle tend d’ailleurs à s’effacer déjà, au profit de l’euphémisme « affaire de Nankin » (Nankin jihen), suite à la demande faite par le Ministère de l’Education en 1999. Pour plus de détails, voir Pierre Lavelle, « La Société pour la rédaction de nouveaux manuels d’histoire : Renouveau ou déclin du nationalisme ? », CIPANGO, Cahier d’Etude Japonaise, n.10, 2003, pp.7-88.
[28] Zhe Ji, « Les deux révisionnismes. La mémoire de la guerre et la relation sino-japonaise », La Vie des Idées, septembre 2005, n.5, pp. 49-59.