La notion de racisme colonial est, selon l’historienne E. Sibeud, excessivement européo-centrée, et perpétue la hiérarchie des acteurs, héritée du passé. La nouvelle histoire impériale invite à complexifier le débat en incluant tous les lieux et à penser ensemble racisme et antiracisme.
Le racisme colonial fait partie de ces notions faussement évidentes dont on a du mal à cerner le contenu exact. Il surgit immanquablement dans les débats sur le racisme dont il serait une matrice déterminante, sinon la matrice comme le suggère la pensée décoloniale latino-américaine [1]. Cette hypothèse a été formulée au début des années 1950 par Hannah Arendt et Aimé Césaire, qui ont souligné le rôle décisif de la colonisation dans l’élaboration et la diffusion des idées et des pratiques racistes [2]. Il s’agissait alors d’éviter que la campagne de condamnation internationale du racisme engagée par l’Unesco oublie ou minore ses dimensions coloniales. Dans les années 1960, le racisme colonial est devenu la forme paradigmatique du racisme, par sa brutalité, son caractère systématique, mais aussi, à l’inverse, parce que le mouvement de décolonisation semblait le vouer à une fin inéluctable. Il a ainsi été évoqué pour démontrer l’existence du racisme institutionnel [3]. Adossées à cette histoire militante, les invocations actuelles du racisme colonial donnent cependant la fâcheuse impression d’une rhétorique tournant désormais à vide, comme si la dimension paradigmatique autorisait à revenir encore et toujours au même récit tronqué mettant en vedette les seuls Occidentaux. Elles sont en outre en décalage évident avec le renouveau des recherches sur la colonisation depuis les années 1990 qui invite au contraire à écrire une histoire multivoque et multi-sites des empires coloniaux et des sociétés coloniales qui en faisaient partie.
Les réquisitoires contre le racisme colonial sont bien rôdés. Ils continuent en France à vitupérer Jules Ferry et son fameux discours de 1885 sur les races soi-disant supérieures et celles qui leur seraient inférieures, sans se soucier d’identifier d’autres acteurs ou actrices. Ce dialogue en trompe-l’œil est une façon de perpétuer un antiracisme de surplomb qui tourne le dos aux demandes actuelles d’élargissement des perspectives pour faire une place à ceux et celles qui sont les cibles du racisme, mais certainement pas ses victimes passives. La notion de racisme colonial fait ainsi barrage au débat en se revendiquant d’un récit historique pauvre et en retard sur la recherche. Il est pourtant possible de proposer une histoire inclusive beaucoup plus stimulante [4]. Elle est inclusive parce qu’elle choisit avec la nouvelle histoire impériale de faire une place à tous les acteurs et toutes les actrices, mais aussi parce qu’elle relie les pratiques et les usages du racisme et de l’antiracisme, en situation coloniale et dans d’autres contextes, contre l’hypothèse fausse que l’antiracisme serait un « produit d’exportation » des sociétés occidentales vers le reste du monde. Notre proposition est empirique et théorique. À partir d’une brève analyse de la mobilisation antiraciste organisée en 1918 en Afrique de l’ouest par Blaise Diagne, député du Sénégal, on dégagera les lignes de force des recherches sur la colonisation des trois dernières décennies pour montrer ce qu’elles sont en mesure d’apporter à cette histoire inclusive du racisme et de l’antiracisme.
Un vin d’honneur à Conakry en 1918
Député du Sénégal depuis 1914, Diagne est nommé Commissaire au recrutement des troupes africaines début 1918. Il est chargé de lever 57 000 hommes dans les colonies françaises en Afrique de l’ouest et c’est un défi : elles ont été embrasées en 1916-1917 par une révolte contre la conscription qui a été durement réprimée [5]. Sa tournée de cinq mois est un succès éclatant et lui permet de recruter 77 000 soldats. Diagne propose une politique d’ouverture de la citoyenneté aux élites colonisées, et il l’incarne comme député des quatre Communes du Sénégal dont tous les habitants sont citoyens, statut qui leur a longtemps été contesté par l’administration coloniale, mais qu’il a fait confirmer par deux lois en 1915 et 1916 [6]. Sa tournée et les palabres qui la ponctuent sont organisés par l’administration locale suivant le protocole habituel auquel il ajoute une dimension explicitement antiraciste. Il a emmené avec lui les quatre seuls officiers ouest-africains que compte l’armée française et les premiers soldats ouest-africains en permission qu’il charge de relayer l’action de la tournée, au grand émoi de l’administration coloniale. Il compose ainsi une scénographie en noir et blanc qui n’est pas inédite – tous les cortèges administratifs affichent leurs relais locaux –, mais qui proclame que l’égalité entre les Européens et les élites africaines est possible et même, qu’elle doit devenir un rouage central de la colonisation.
Élaborée pour le public ouest-africain, cette scénographie est également enregistrée dans des albums photographiques destinés au public métropolitain [7]. On a choisi dans l’un d’entre eux cette photographie des participants au vin d’honneur offert à Diagne par la ville de Conakry, capitale de la Guinée française :
Blaise Diagne est au centre de l’image, entre le gouverneur de la Guinée et le gouverneur général de l’Afrique occidentale française. Debout derrière lui, un soldat blanc assure sa sécurité arme à la main et incarne sa préséance. Les convives sont blancs, à l’exception des quelques notables guinéens assis à la table de droite et des officiers et soldats noirs dispersés au milieu des Européens. Un de ces officiers bavarde avec une jeune femme européenne (tous deux sont debout, derrière Diagne), mais cet échange ne suffit pas à lever les règles ségrégatives qui organisent la vie quotidienne dans une ville comme Conakry, créée par la colonisation et d’emblée découpée en zones d’habitat séparées. Les autres femmes européennes sont toutes assises à la table de gauche à laquelle aucun Africain n’a pris place. Une photographie du même album le confirme. Elle montre les Européens arrivant au vin d’honneur et se saluant mutuellement, sans un regard pour les notables guinéens, mais non sans être passés sous des arches de feuilles de palmier à la gloire de Diagne.
La mise en scène photographiée est à la fois réelle et utopique. Le représentant de la principale maison de commerce de Conakry a refusé de participer à la délégation chargée d’accueillir Diagne pour ne pas avoir à « serrer la main d’un nègre » [8]. À la demande de Diagne, son mandat au conseil d’administration de la colonie ne sera pas renouvelé. Diagne s’est aussi fait donner le pouvoir d’écarter immédiatement les administrateurs européens les plus contestés et il l’utilise. Cette inversion du rapport de force ne suffit pas cependant à desserrer la surveillance policière dont il fait l’objet dès qu’il est au Sénégal, qui pèse plus brutalement encore sur ses partisans et qui s’exacerbe après sa tournée. Ceci suggère que l’administration et les Européens se sont bel et bien sentis menacés. Ils ont été malgré eux les objets de la fiction photographique inventée par la mission : une colonisation qui admet la possibilité de l’égalité entre les Européens et les élites locales ralliées à la colonisation, tout en reprenant le langage de la race utilisé par l’administration ou par l’armée qui présente depuis 1910 l’Afrique occidentale française comme un réservoir de « races guerrières » susceptibles de voler au secours de la métropole.
Les albums de la mission Diagne n’ont jamais atteint leur public métropolitain. Ils sont restés entre les mains d’un des relais de Diagne, Galandou Diouf, maire de Rufisque à partir de 1919, puis député du Sénégal entre 1934 et 1941, et ils sont entrés aux Archives nationales avec les papiers de celui-ci. Leur diffusion en France a d’abord buté sur la censure de guerre, puis sur la forte polarisation du début des années 1920 lorsque la vogue de l’art ou du bal nègre attise en réaction une négrophobie explicite, produit dérivé de la racialisation qui s’est cristallisée autour des travailleurs coloniaux [9]. Il faut néanmoins relier ces albums aux autres initiatives du moment pour faire entendre des voix noires contre le racisme, lors des congrès panafricains organisés par W.E.B. Du Bois avec le soutien de Diagne entre 1919 et 1921, ou auprès des nouvelles institutions internationales à Genève.
La photographie prise au vin d’honneur de Conakry n’a donc pas réformé la politique coloniale française, comme l’espéraient Diagne et ceux qui se sont engagés à son appel. Elle souligne cependant la centralité de la question de la race en situation coloniale et, plus encore, sa complexité et son instabilité relative liées à ses usages multiples et contradictoires. Si elle a eu moins de succès que l’image délibérément raciste de la publicité Banania, elle n’en constitue pas moins une riposte visuelle qui nous en apprend davantage sur la diversité des usages de la race dans les sociétés coloniales.
Du racisme à la race, les apports de la nouvelle histoire impériale
La nouvelle histoire impériale s’intéresse depuis les années 1990 à ces usages divergents. Elle repose sur un ensemble de choix méthodologiques partagés : aborder les sociétés coloniales et les empires dans lesquels elles s’insèrent comme des formations socio-politiques et culturelles en production continue et contingente ; donc partir des acteurs et des actrices à l’intérieur de ces formations en leur reconnaissant une capacité d’initiative et d’action , évidemment variable et toujours distribuée de façon très asymétrique ; enfin, dépasser les oppositions binaires classiques entre colonisateurs et colonisés, métropoles et colonies, pour examiner au contraire les circulations entre les lieux et entre les groupes, les interactions, les imbrications et les discordances [10]. Il s’agit d’écrire ainsi une histoire plurivoque du fait colonial, animée par des échanges structurels ou accidentels à plusieurs échelles dont l’échelle impériale, en évitant les récits qui se contentent d’analyser les projets et les discours métropolitains sans aller voir comment ils se traduisaient en pratique dans des sociétés qui n’avaient pas renoncé à leur autonomie.
La notion de racisme colonial pose problème à cet égard parce qu’elle est étroitement associée à une vision par le haut et depuis les métropoles. Les idées et les imaginaires racistes, souvent réduits sans autre forme de procès à leurs versions occidentales, sont ses objets de prédilection. Projetés sur les sociétés colonisées, ils y seraient automatiquement devenus de redoutables instruments de domination matérielle et symbolique. D’où un raisonnement circulaire sans fin où la pensée raciste occidentale produit la colonisation qui produit à son tour le racisme. Ce récit déterministe est en réalité très pauvre. Il n’a rien à dire de la plupart des acteurs et des actrices, de leurs pratiques ou de leurs visions du monde [11]. Il permet surtout de reconduire l’idée fausse que l’antiracisme comme le racisme seraient d’abord l’affaire des Occidentaux, seuls capables de combattre le second après l’avoir inventé. Il s’agit donc d’un conservatisme drapé dans un antiracisme lui-aussi occidentalo-centré.
La nouvelle histoire impériale s’est émancipée de cette approche ethnocentrique en étudiant de façon précise les constructions politiques et sociales de la race dans les empires coloniaux. Comme les recherches en histoire sociale des sciences, elle souligne que le succès du concept de race tient en grande partie à sa polysémie et aux usages contradictoires que celle-ci autorise. Confiscation par une minorité étrangère du pouvoir, sous toutes ses formes mais presque jamais dans son intégralité, la colonisation se caractérise par l’instauration, puis le maintien obsessionnel d’une distance politique, économique, sociale et culturelle entre cette minorité et tous les autres groupes en présence. La race comme concept élastique et la racialisation comme mode d’élaboration de catégories socio-politiques, ont été mises au service de cette distanciation entre dominants et dominés. Celle-ci n’est cependant jamais produite par les seuls pouvoirs coloniaux, elle dépend également des positionnements, des logiques et des stratégies de ceux et celles qu’il s’agit de tenir à distance et qui ont leurs propres raisons de refuser des contacts contraints et asymétriques. Cette logique interactive vient régulièrement compliquer les projets de tous les acteurs et actrices en présence et ce sont ces dynamiques raciales et racistes en partie imprévisibles que la nouvelle histoire impériale étudie.
Il est matériellement impossible ici de présenter les nombreux travaux inscrits dans cette perspective très féconde [12]. On se contentera de dégager trois apports qui soulignent la dimension paradoxale de la question de la race dans les sociétés coloniales et dans les empires.
Le premier concerne l’omniprésence de cette question. Les travaux d’Ann L. Stoler montrent comment la race est inscrite dans la « chair » même de l’empire via la surveillance de la sexualité et de la vie intime de tous les acteurs et toutes les actrices pour ériger, en partie sur les corps féminins, des frontières raciales qui ne sont pourtant jamais définitives ni hermétiques [13]. Cette porosité et ces modifications conflictuelles rendent la question raciale insoluble.
Deuxième apport : l’institutionnalisation du racisme et la catégorisation raciale restent incomplètes dans la plupart des sociétés coloniales. Les pouvoirs coloniaux ont rarement eu les moyens d’imposer la mesure pivot du racisme institutionnel qu’est l’interdiction formelle du mariage entre les individus assignés à des catégories différentes [14]. L’Afrique du sud a été l’exception qui confirmait cette constante coloniale. Ailleurs, les pouvoirs coloniaux se sont contentés de surveiller autant que possible toutes les femmes, en particulier en ville, zone de ségrégation et de contact simultanément, et de réprouver les unions « à la mode du pays ». Les groupes perçus comme intermédiaires ont dès lors été constitués en problème politique, c’est le cas des métis quel que soit leur nombre, mais aussi des Européens pauvres accusés de saper le prestige de la race blanche et souvent renvoyés d’autorité en métropole pour préserver l’ordre colonial. La question raciale s’est ainsi diffractée dans toutes les sphères de la vie sociale.
D’où le troisième apport : la racialisation doit être envisagée comme le processus multivoque et controversé qu’elle était. Á côté des assignations raciales imposées, pour les métis, les « petits Blancs », ou les tribus dites criminelles en Inde, se sont multipliées les identifications assumées venant recouper tous les autres clivages, juridiques, économiques et sociaux, et accentuant souvent les antagonismes. L’imagerie scolaire occidentale du « tableau des races humaines » est une version bien falote de cette dialectique coloniale explosive. Les nomenclatures administratives et les typologies savantes qui s’empressaient d’enregistrer et de commenter les catégories raciales ou ethniques élaborées de façon plurivoque, mimaient un pouvoir de nommer qu’elles ne détenaient qu’en partie.
Il faut donc renoncer au récit triomphal, ou à l’inverse indigné, du racisme occidental se donnant libre cours dans des colonies transformées en laboratoires à ciel ouvert. Loin d’être des réceptacles passifs, les sociétés coloniales et les empires sont des lieux où la production du racisme et de l’antiracisme est particulièrement active autour du concept de race, polysémique et controversé. La nouvelle histoire impériale figure pour cette raison parmi les premiers domaines de recherche qui se sont affranchis de l’interdit prononcé après la Seconde Guerre mondiale contre le terme même de race, dans l’espoir, très vite déçu, d’éradiquer ainsi le racisme [15]. Et elle apporte ainsi de nombreux éléments pour éclairer non pas le racisme ou l’antiracisme colonial, mais des circulations et des connexions à plusieurs échelles qui soulignent le caractère artificiel de la distinction a priori entre les logiques et pratiques coloniales et celles qui se cristallisent dans d’autres contextes.
Pour une histoire multi-sites du racisme et de l’antiracisme
Le premier inconvénient de ce compartimentage est d’imposer une unité factice à des sociétés coloniales en réalité très hétérogènes ; le second de les isoler arbitrairement de toutes les autres, y compris des sociétés métropolitaines auxquelles elles étaient associées. Analyser à nouveau ces liens à partir des échanges et des circulations sur lesquels ils reposaient a été l’un des points de départ de la nouvelle histoire « impériale » qui a ainsi revisité le fonctionnement des empires [16]. Elle a montré comment les identifications raciales en particulier se sont construites en miroir dans le cadre impérial : il faut des sujets à civiliser pour se penser comme sujets « civilisateurs » [17]. La ségrégation importée en France autour des travailleurs coloniaux lors de la Première Guerre mondiale est également un bon exemple de circulation impériale des pratiques. Les cadres impériaux n’étaient cependant pas hermétiques. Encadrer les loisirs des Sud-Africains noirs assignés à des fonctions non combattantes en France a permis aux antiesclavagistes anglais de construire un compromis, impensable auparavant, avec l’influent gouvernement du dominion d’Afrique du sud. Et le succès n’était pas toujours au rendez-vous. Au début du XXe siècle, les Allemands ont échoué à implanter dans leur colonie du Togo le modèle ségrégationniste qui avait relancé la production de coton dans les États du sud des États-Unis après 1865 [18]. Les techniciens africains-américains qu’ils avaient recrutés en Alabama au Tuskegee Institute fondé par Booker T. Washington pour diriger des fermes modèles, se sont retrouvés dans un entre-deux invivable dont ils ont retiré des expériences très différentes de celles prévues dans le plan initial, et les Togolais ont refusé de travailler dans ces fermes.
Pour analyser les expériences des uns et des autres, il est également indispensable de partir de l’imbrication constante entre racisme et antiracisme. Au début du XXe siècle par exemple, les transferts des techniques légales de discrimination comme le literacy test imposé aux sujets britanniques indiens en Afrique du sud en 1897 puis adopté aux États-Unis à l’encontre des immigrants chinois [19], creusent une « ligne de couleur » globale qui accompagne la conversion des puissances occidentales à l’impérialisme, mais cette ligne est immédiatement dénoncée par ceux et celles qui en subissent les effets. La formule est en effet proposée par Du Bois lors du premier congrès panafricain organisé à Londres en 1900. Négliger cette imbrication et les tensions qu’elle produisait, revient à rayer derechef du récit des acteurs comme Du Bois et Diagne qui s’associent brièvement en 1919 pour tenter de peser sur les évolutions de la question raciale précipitées par la guerre. De même, leur rencontre ne doit pas être réduite aux hasards du moment, elle vient se greffer sur des circulations plus amples : celles des élites ouest-africaines anglophones vers les universités noires des États-Unis, mais aussi celles des travailleurs coloniaux à l’intérieur des empires et entre ceux-ci. Tous butent sur la « ligne de couleur » et s’organisent pour la contester, ou au moins l’aménager. La sortie de la Seconde Guerre mondiale est un moment tout aussi complexe d’ajustement des dimensions nationales, impériales et internationales. La France devient alors une des vitrines de l’antiracisme occidental au nom de sa politique coloniale d’assimilation qui peine pourtant à se traduire en droits électoraux. Ce rôle international et la condamnation du racisme dans le préambule de la nouvelle Constitution sont en outre utilisés pour réduire au silence les députés ultramarins qui signalent la persistance des pratiques racistes y compris dans les arènes parlementaires [20] et c’est en partie pour dénoncer cette contradiction que Césaire dresse un réquisitoire contre le racisme colonial dans son Discours sur le colonialisme.
Si la notion de racisme colonial demeure un objet passionnant pour l’histoire intellectuelle, elle n’est plus un outil critique pertinent pour les recherches et les débats actuels, parce qu’elle perpétue subrepticement une perspective occidentalo-centrée hiérarchisant les acteurs et les causes. Autant que les « airs de famille » superficiels, les généalogies tracées à main levée entravent l’identification rigoureuse et, à partir de là, l’étude des configurations raciales successives et connexes [21]. Cloisonner l’histoire du racisme et de l’antiracisme en fonction du statut colonial ou non du lieu concerné, statut par ailleurs révocable et dans l’immense majorité des cas d’ores et déjà révoqué, est une fausse solution. Avec l’histoire globale à laquelle elle contribue activement, la nouvelle histoire impériale nous invite à construire de façon plus ambitieuse une histoire plurivoque et multi-sites du racisme et de l’antiracisme dans toutes leurs expressions, qui passe par les sociétés coloniales et les empires coloniaux sans les isoler arbitrairement [22]. Seule cette histoire inclusive peut éclairer les débats actuels.
Emmanuelle Sibeud, « Le racisme à la lumière de la nouvelle histoire impériale »,
La Vie des idées
, 29 septembre 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-racisme-a-la-lumiere-de-la-nouvelle-histoire-imperiale
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Fatima Hurtado Lopez, « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial », Cahiers des Amériques latines, 2009, n° 62, p. 23-33.
[2] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Fayard, « Essais », 1982 [1951] et Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Editions Présence Africaine, 1995 [1955].
[3] Xavier Dunezat et Camille Gourdeau. « Le racisme institutionnel : un concept polyphonique », Migrations Société, vol. 163, no. 1, 2016, p. 13-32.
[4] Ce texte doit beaucoup aux multiples discussions avec tous ceux et toutes celles qui ont contribué au séminaire sur l’histoire sociale des populations noires en France. Que soient remerciés en particulier les collègues qui ont activement participé à cette entreprise collective : Sylvain Pattieu, Audrey Celestine, Tyler Stovall, Sarah Fila-Bakabadio, Armelle Enders, Pauline Peretz, Françoise Lemaire, Violaine Challéard-Fonck et Gilles Le Berre.
[5] Marc Michel, L’appel à l’Afrique. Contributions et réactions à l’effort de guerre en AOF, 1914-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.
[6] Dossier « Quels citoyens pour l’empire ? », Outre-mers, 2019, t. 107, n° 404-405.
[7] Joe Lunn a été l’un des premiers à signaler l’intérêt de ces albums dans L’odyssée des combattants sénégalais, 1914-1918, Paris, L’Harmattan, 2014 [1999].
[8] Archives Nationales du Sénégal, série 17 G, carton 15, « Déplacements et activités du député Diagne », Rapport du gouverneur général au Ministre des colonies, le 29 juin 1918.
[9] Tyler Stovall, « The Color Line behind the Lines : Racial Violence in France during the Great War », The American Historical Review, volume 103, n° 3, juin 1998, p. 737-769.
[10] Stephen Howe, The New Imperial Histories Reader, London & New York, Routledge, 2010.
[11] Et se contente souvent de rediffuser les images de la propagande coloniale assorties de commentaires indignés mais sans consistance.
[12] On renvoie cependant à quelques travaux de qualité en français : Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007 ; Abdellali Hajjat, Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012 ; Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014.
[13] Ann Laura Stoler, La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013 [2002].
[14] George M. Fredrickson, Racisme, une histoire, Paris, Liana Levi, 2003 [2002].
[15] Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013.
[16] Frederick Cooper et Ann L. Stoler, Repenser le colonialism, Paris, Payot, 2013 [1997].
[17] Catherine Hall, Civilizing Subjects. Metropole and Colony in the English Imagination, 1830-1867, Cambridge, Polity, 2002.
[18] Andrew Zimmermann, Alabama in Africa : Booker T. Washington, the German empire, and the Globalization of the New South, Princeton, Princeton University Press, 2010.
[19] Marilyn Lake et Henry Reynolds, Drawing the Global Color Line. White Men’s Countries and the International Challenge of Racial Equality, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
[20] Emily Marker, « Obscuring Race : Franco-African Conversations about Colonial Reform and Racism After World War II and the Making of ’Colorblind’ France, 1945–1950 », French Politics, Culture & Society 33, n° 3, automne 2015, p. 1-23.
[21] Magali Bessone, « Faire l’histoire de la race. Avant-propos », Archives de philosophie, 2018/3, tome 81, p. 453.
[22] En renversant la perspective, le racisme serait toujours et structurellement colonial, la pensée décoloniale latino-américaine ne permet pas cette ouverture. On l’a pour cette raison évoquée de façon marginale ici.