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Recension Société

Le spleen du voyageur

À propos de : Juliette Morice, Renoncer aux voyages. Une enquête philosophique, Puf


par Juliette Roussin , le 24 juillet


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Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! Mais au fait, pourquoi voyager ? Et peut-on habiter le monde tout en le parcourant ?

Voyage-t-on jamais pour de bonnes raisons ? Dans Renoncer aux voyages, Juliette Morice, spécialiste de l’histoire des voyages aux XVIe-XVIIIe siècles, nous invite à mettre en perspective les discours qui nous intiment de ne plus voyager – en avion notamment – pour sauver la planète, en les rapportant aux controverses qui, dès la Renaissance, interrogent l’utilité des voyages. Si les manuels sur « l’art de voyager utilement » (p. 12) se multiplient entre les XVIe et XVIIe siècles, les doutes quant au sens et au but des voyages perdurent au sein des Lumières européennes jusqu’à l’avènement du romantisme, pour ressurgir avec virulence face au développement du tourisme de masse. Déclinant les paradoxes et les déceptions du voyage, effectué en imagination autant qu’à l’épreuve de la poussière, de la sueur et des aléas, la philosophe n’en conclut pas pour autant à la futilité, et encore moins à la nocivité, de l’acte de voyager. À travers la lecture des réflexions d’auteurs-voyageurs aussi divers que Montaigne, Chesterton ou Michaux, elle suggère au contraire que le voyage doit se comprendre comme une modalité de l’habiter : on désire voyager pour habiter le monde d’une certaine façon, en s’y mouvant transitoirement, sans s’y enraciner ni – quoique cela soit moins sûr – se l’approprier.

Qu’est-ce qu’un voyage ?

Avant de savoir s’il peut être utile, il faut s’entendre sur ce qu’est un voyage. Or les critères qui permettraient de distinguer le voyage d’autres types de mouvement sont loin d’être évidents. Les critères quantitatifs, ceux de la distance parcourue ou du temps écoulé, se heurtent au « problème de la mesure » (p. 54) : à partir de quelle distance ou de quelle durée peut-on dire qu’on voyage ? Faut-il nécessairement s’éloigner pour voyager ? « Deux conceptions du voyage » (p. 112) s’affrontent, l’une qui l’inscrit dans la continuité et l’associe à la lenteur et la simplicité, l’autre qui, prenant la discontinuité pour critère du voyage, insiste sur l’éloignement et la vitesse.

Le voyage toutefois pourrait se définir par le transport autant que par la destination : ne serait-il pas la véritable fin du voyage ? Juliette Morice remarque que, dans la locomotion, le voyageur accède à une « paradoxale tranquillité » (p. 110) « propice au songe ou à la méditation » (p. 119) : le jeune Marcel contemplant un pan de store bleu dans le train qui l’emmène à Balbec, le passager aérien perdu au milieu des nuages. Montaigne avant eux pense son voyage en Italie comme « mouvement lui-même » (p. 56). Juliette Morice fait ainsi droit à l’hypothèse, d’abord avancée par Diderot, que tous les voyages procèdent du simple « besoin physique de se déplacer » (p. 103), de dépenser son énergie, de ne pas tenir en place. « Mouvements dénués de sens » (p. 106), les voyages se feraient sans raison.

Si l’on peut voyager très près de chez soi, ne faut-il pas préférer aux décevants critères quantitatifs le critère qualitatif de l’étrangeté ou de l’estrangement  ? On voyagerait alors dès qu’on perçoit « un espace comme un ailleurs » (p. 61). Le franchissement de la frontière qu’on associe au voyage serait donc avant tout symbolique : faire le tour de sa chambre peut procurer plus d’émerveillement que le tour du monde à qui sait y voir. Pourtant, on prête d’autres qualités au voyage, qui le ramènent du côté de la durée, de la distance et de l’effort : le voyageur est libre (et non pas confiné dans une chambre) et son voyage est normalement marqué par des actions mémorables, des aventures « dignes d’être racontées » (p. 63). Le rapport constitutif du voyage à la narration d’une part, à la nostalgie d’autre part, affleure ici.

L’évènement en voyage est paradoxalement à la fois « souhaité et redouté » (id.). Anticipé en imagination, il est mis en récit une fois le voyage achevé. Le voyageur ne serait-il donc mû que par la perspective de pouvoir raconter son voyage ? On sait que la fiabilité de la relation, le risque d’inexactitude, d’exagération et d’affabulation sont une préoccupation constante des philosophes des Lumières ; au-delà, Juliette Morice montre comment la propension au mensonge des voyageurs tient à une « attente collective » (p. 228) à l’endroit du voyage, qu’on escompte toujours exotique, surprenant, inédit. Que dire des voyages où il ne se passe rien ? Sont-ils vraiment des voyages ? Inversement, la parole et l’imaginaire suffisent peut-être à faire voyager. Soupçonné de n’avoir jamais embarqué dans le Transsibérien, Cendrars rétorque : « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ! » (p. 233)

Le voyage comme obstacle épistémologique

Dans la controverse sur l’utilité des voyages qui occupe les Européens entre le XVIe et le XVIIIe siècle, le parti de la vanité des voyages fait valoir que ceux-ci exposent à la mort et à la corruption morale, et qu’ils ne servent à rien sinon à nourrir l’infatuation de ceux qui en sont revenus. Pour les philosophes, le plus grand échec du voyage tient à sa relation manquée à la connaissance. La dispute se rejoue ainsi sur le plan scientifique : le voyage peut-il offrir un « “bon” point de vue sur le monde » (p. 69) ? Quand les voyageurs ne sont pas accusés d’être mus par une vaine curiosité, on leur reproche de ne pas savoir « où regarder » (p. 67), faute de méthode. De retour de Russie, Diderot écrit :

Il faut un long séjour pour connaître avec un peu d’exactitude les phénomènes les plus communs ; et le voyageur qui, à chaque tour de roue, jette une note sur ses tablettes, ne se doute pas qu’il écrit un mensonge  ; c’est pourtant ce qu’il fait. » (cité p. 227)

Le problème de l’affabulation serait donc au fond un problème d’incapacité à voir. C’est pour tenter de s’en prémunir que Rousseau développe dans l’Émile son propre art de voyager utilement : son élève ne voyagera pas « pour voir du pays » (cité p. 75), mû par une fascination naïve pour la différence ou l’étranger comme tels. Par l’observation et la comparaison méthodique des pays, des mœurs et des gouvernements, il devra parvenir à une connaissance générale de l’humain. Aux antipodes des récits enjolivés de ses contemporains, l’approche de Rousseau est « antiexotique », souligne Juliette Morice : l’enjeu du voyage n’est pas de « faire l’expérience du divers en tant que tel », mais « au contraire [d’]en faire abstraction », de « retrancher les différences » (id.) pour arriver au commun.

On bute ici sur le « problème constitutif du voyage : comment accéder à la connaissance de l’autre ? » (p. 195) Prétendre le résoudre en réduisant les différences au même, comme le fait Rousseau, n’est-ce pas finalement méconnaître, se rendre aveugle à la spécificité de l’autre – pays, gouvernement ou humain ? Occasion rêvée de connaissance, le voyage nous expose finalement à l’impossibilité de « connaître un objet comme inconnu » (p. 199). Impossibilité sur laquelle médite Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques face à « l’étrangeté » des Mundé, également décevante dans son impénétrabilité ou sa réductibilité au connu. La connaissance d’une culture étrangère par le voyageur est rendue tout aussi impossible par la situation de celui-ci : observateur extérieur, il modifie ce qu’il observe puisque, par sa présence, il force à ce qu’on le lui donne à voir. Tel Michel Leiris dans L’Afrique fantôme, toujours habité d’un soupçon de contrefaçon face aux rites auxquels il assiste, le voyageur se révèle un touriste comme les autres.

Mais alors, pourquoi voyager ? S’il est naïf de croire que l’on connaîtra mieux une culture ou un pays en s’y rendant, peut-être vaudrait-il mieux rester chez soi. Le plaisir que nous y prenons est-il une raison suffisante pour partir en voyage ? Une typologie des voyageurs et des ressorts du voyage se dégage peu à peu de l’ouvrage.

Cartographie des voyageurs

Face aux obstacles que pose le voyage à la quête de connaissance, certains soutiennent qu’on voyage mieux sans se déplacer. Juliette Morice remarque qu’il n’est pas si paradoxal que Kant le cosmopolite n’ait jamais quitté Königsberg. La sédentarité du philosophe est l’aboutissement de l’exigence de connaissance méthodique : la lecture systématique d’ouvrages sur les cultures étrangères fait voyager bien plus efficacement que les notes partielles qu’on prendrait sur place « à chaque tour de roue ». Kant n’est pas le seul voyageur immobile. Pétrarque voyage par imagination, Édouard Glissant, « par procuration » (p. 94) : dans l’incapacité de se rendre à l’Île de Pâques, il tire pourtant un livre de voyage des notes et photos qu’y collecte pour lui sa femme. Mais on ne voyage pas sans faire l’épreuve directe du monde, y compris dans sa matérialité repoussante, souligne Montaigne. Bougainville s’agace quant à lui de l’immobilité confortable et surplombante des philosophes qui dénient « la faculté de voir et de penser » aux voyageurs mêmes dont ils reprennent les observations (cité p. 230).

Avec l’avènement du romantisme, la quête de connaissance change d’objet : c’est soi que l’on cherche à travers le voyage, ou plutôt ce lieu qui correspondra enfin à l’état intérieur du sujet. Juliette Morice relève la liaison du voyage avec la mélancolie, décrite par Starobinski comme « relation malheureuse à l’espace » (p. 45) : la recherche du lieu adéquat n’est que l’autre nom d’une fuite hors de soi. « Il me semble que je serai toujours bien là où je ne suis pas », écrit Baudelaire dans « Anywhere Out of the World » (cité. p. 237). Sur ce plan encore, le voyage semble voué à l’échec. On tombe toujours sur soi au bout du voyage, et l’on n’est jamais bien nulle part. Sénèque rapporte ainsi le mouvement des voyages à notre « inquiétude naturelle » (p. 161), et suggère que le sage, maître de lui-même et « partout chez lui » (p. 167), se passe aisément de voyager.

Reste alors, pour ne pas renoncer aux voyages, l’invocation du plaisir qu’ils procurent. Montaigne incarne cette figure du voyageur curieux et inconstant, qui se plaît à voyager pour « frotter et limer [sa] cervelle contre celle d’autrui » (cité. p. 56), errer à l’aventure, faire l’expérience du changement. Juliette Morice voit en Montaigne une alternative à l’éthique stoïcienne de l’immobilité : voyager, c’est apprendre à trouver son « assiette » (p. 128), comme un cavalier sur sa monture. Déséquilibré d’abord par une langue et des usages nouveaux, le voyageur s’adapte en intégrant ces « choses étrangères » (cité p. 127) à son expérience ; il accède à la stabilité dans le mouvement.

Tourisme et nostalgie

Le touriste est-il alors la version contemporaine du voyageur curieux, ou plutôt sa perversion, mi-ogre mi-philistin ? Juliette Morice revient sur le lieu commun qui veut que le touriste soit un mauvais voyageur. Sans aventure, inauthentique, consumériste, destructeur, populaire, le tourisme est tout ce qui reste du voyage quand celui-ci devient impossible. Le « fantasme de possession du monde » (p. 77) qui anime le touriste le conduit à collectionner les sites et à accumuler les photos, quand il ne cède pas, comme les amoureux du Pont des Arts ou Chateaubriand au Parthénon, à la tentation du vandalisme. Toujours il s’agit de dire : « j’étais là » (p. 181). La philosophe nous rappelle avec malice que « le touriste est toujours l’autre » (p. 177) : à l’affût des endroits « non touristiques » (p. 185) pour une expérience plus authentique, lui aussi se fuit lui-même. Sans minorer les effets sociaux et écologiques pernicieux du tourisme de masse, Juliette Morice souligne toutefois que l’idée d’une différence de nature entre voyage et tourisme relève du mythe. Il n’y a pas de « vérité du voyage » (p. 191) qui n’aurait été donnée à connaître qu’aux grands explorateurs et demeurerait inaccessible aux touristes aujourd’hui, condamnés à évoluer dans un espace quadrillé. Caractéristique de cette mythologie douteuse de la découverte est à cet égard cette phrase de Baudrillard :

À une période où il existait encore des barbares et des sauvages à découvrir succède une époque où, la Terre devenant une boule, le voyage s’achève et le tourisme commence, c’est-à-dire l’ère où l’on ne peut que faire le tour d’un monde déjà connu. » (cité p. 44)

Juliette Morice montre que le thème de la fin des voyages se décline sous « deux formes de nostalgie » (p. 28) : la nostalgie d’une expérience non déformée de l’espace et du mouvement, avant l’accélération des moyens de transport — comme si la lenteur était porteuse de vérité et de valeur ; la nostalgie d’un monde sans limites connues — comme si la sphéricité de la terre signifiait « l’épuisement du monde » (p. 16). Dès la fin du XVIe siècle, les échanges et la communication entre les différentes parties de la terre apparaissent comme les instruments de l’unification du monde, ou, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss quatre siècles plus tard, de sa contamination. Les « vrais voyages » (p. 191) ont toujours été révolus.

Ce lien constitutif du voyage avec la nostalgie se manifeste aussi dans l’anticipation permanente qui rythme les mouvements du voyageur. Anticipation du retour : on voyage pour « se constituer une réserve de souvenirs » (p. 144), une « réserve d’images » (p. 180). Mais aussi, anticipation de la reconnaissance : on voyage pour « revoir, reconnaître, vérifier, repasser là où d’autres sont passés » (p. 18). Ainsi des touristes qui traversent les musées en ne voyant les œuvres qu’à travers l’écran de leur appareil photo. Davantage qu’une découverte ou un dépaysement, le voyage est l’occasion de « retrouvailles » (p. 210), avec l’imaginaire collectif comme avec sa propre imagination.

Renoncer aujourd’hui

Si beaucoup avant nous ont donc renoncé aux voyages, la perspective contemporaine de la fin des voyages s’inscrit néanmoins dans l’horizon spécifique des dérèglements climatiques et de la menace qu’ils représentent pour l’habitabilité de la Terre. À plusieurs points de l’ouvrage, Juliette Morice s’interroge sur l’opportunité morale de limiter nos déplacements aériens ou de rendre certains sites inaccessibles pour les préserver de la destruction. Sans répondre directement à ces questions, la philosophe insiste sur la liberté qui s’actualise dans le voyage. L’avion, ce « triomphe [contre] la pesanteur » (p. 124), en est lui-même un symbole : ne permet-il pas aux humains de s’envoler  ? Comme la montgolfière avant lui, il donne la mesure de « la puissance de l’homme » comme de « sa petitesse devant l’immensité du monde » (p. 125).

Dès lors, limiter nos trajets aériens s’apparente non seulement à « une autopunition » (p. 47), mais aussi au désaveu d’une part de notre humanité. En nous infligeant le châtiment que mérite à nos yeux notre hubris, nous renoncerions aussi à « une forme de grandeur prométhéenne, proprement humaine » (p. 126). La liberté dont Juliette Morice fait l’éloge n’est pas uniquement celle qui résulte de la maîtrise technique. Elle est celle du mouvement lui-même, qui nous porte à habiter la terre :

Habiter le monde requiert de pouvoir s’y mouvoir, et non pas de prendre racine en un lieu stable ou d’élire tel lieu comme point de référence. (p. 241)

La raison du voyage tiendrait alors dans ce désir humain d’habiter le monde en en faisant le tour. Il n’est pas certain pourtant que ce constat suffise à résoudre le dilemme du voyageur contemporain face aux ravages qu’il cause ni à prendre la pleine mesure du caractère inédit d’un tel dilemme dans l’histoire humaine. L’éclairage jeté par les réflexions de la Renaissance et des Lumières européennes sur l’utilité des voyages révèle en ce sens surtout la vaste zone d’ombre morale et politique dans laquelle nous laisse la crise écologique actuelle. Selon une étude de la Travel Foundation, le tourisme mondial pourrait consommer 66% du budget carbone de l’humanité d’ici à 2100 si son développement n’est pas réglementé. Pour habiter la terre, il nous faudra en tout état de cause renoncer à voyager, du moins selon les modalités de la liberté que le siècle passé a mises en œuvre. Dans ce beau livre, Juliette Morice nous aide aussi à comprendre que l’avenir du voyage sera, comme toujours, à imaginer.

Juliette Morice, Renoncer aux voyages. Une enquête philosophique, Paris, Puf, 2024, 247 p., 20€.

par Juliette Roussin, le 24 juillet

Pour citer cet article :

Juliette Roussin, « Le spleen du voyageur », La Vie des idées , 24 juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-spleen-du-voyageur

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