En affirmant la fécondité du structuralisme pour penser les relations de parenté ou la différence entre les sexes, Françoise Héritier a profondément renouvelé les méthodes de l’anthropologie. Elle a aussi montré que l’engagement scientifique allait de pair avec une implication dans la cité.
À l’instar de Claude Lévi-Strauss, à qui elle succéda au Collège de France et à la direction du Laboratoire d’anthropologie sociale, Françoise Héritier devint ethnologue par un concours de coïncidences fortuites. Licenciée en histoire et géographie, sa démarche ne pouvait pas être néanmoins plus classique. Car, envoyée par Lévi-Strauss dans la région du Haute-Volta pour y conduire une étude sur les habitants d’une zone où le Gouvernement général de l’A-OF (l’Afrique Occidentale française) voulait construire un barrage, elle y commença un terrain exotique qui allait durer 7 ans au total et qui infléchira à jamais les élaborations théoriques en anthropologie. Lieux d’une « transmutation psychologique » incontournable pour un ethnologue, ses terrains ont été pour Françoise Héritier une source à laquelle elle s’est toujours laissée conduire, suivant la suggestion de Lévi-Strauss. Ils ont été multiples : des Bobo aux Mossi en passant par les Dogon, avant de s’installer chez les Samo du Burkina Faso auxquels elle est à juste titre associée.
Les lois de l’esprit et la structure dans les choses
C’est dans les données ethnographiques samo qu’elle a su repérer, concentrés et distincts comme les feuilles d’un oignon, les différents thèmes qu’elle a étudiés tout au long de sa vie, et que l’on peut résumer par les belles catégories verbales dans lesquelles elle les a exprimés : l’exercice de la parenté, la valence différentielle des sexes, la logique des humeurs, les butoirs de la pensée, entre autres.
La réflexion comparée et systématique de F. Héritier a produit un renouvellement profond de la méthode structurale, méthode dont elle s’est toujours réclamée et qu’elle a défendue comme une citadelle imprenable, mais dont elle a aussi montré toute la propension à s’adapter aux matériaux pris en compte dans l’analyse.
Ce renouvellement se fonde sur l’idée que « la structure est déjà dans les choses », et notamment dans ce que, toujours et partout, les hommes ont considéré comme étant le support principal de leur vie matérielle et intellectuelle : le corps et ses humeurs. C’est cette inflexion « substantielle » qui caractérise, dans la continuité avec son maître, le structuralisme de F. Héritier.
Une première réflexion s’impose. L’idée d’une structure dans les choses semblerait démentie par le fait que celles-ci ne font que reproduire, comme l’a établi Lévi-Strauss, les mêmes principes qui président à l’activité de l’esprit : les oppositions, leur mise en corrélation, la synthèse, etc. En d’autres termes, la notion de structure serait-elle ramenée par F. Héritier à la réalité empirique ? En cherchant la structure dans les choses, renoncerions-nous à l’étude de leur infrastructure inconsciente ? Pour aller au bout de ces questions, c’est inévitablement dans le structuralisme même qu’il faut chercher les réponses.
Précisons avant tout que l’agencement structural postulé par F. Héritier ne relève pas de la nature des faits observés. Qu’il s’agisse de la parenté, de la prohibition de l’inceste ou des « fluides corporels », leur fonction pratique n’implique pas une logique différente de celle d’autres objets, les mythes par exemple, dont on sait qu’ils sont plus pensés que vécus. Ils sont tous soumis aux mêmes opérations de l’esprit.
Soulignons ensuite qu’il n’y a pas de contradiction entre l’existence de structures dans les choses (in objecto, pourrait-on dire) et dans les systèmes de représentation (in intellectu). L’adoption de procédures analytiques de type structural oblige, parfois même de manière inconsciente, à tisser le lien entre ces deux aspects majeurs des phénomènes sociaux qu’à la suite de Lévi-Strauss nous avons l’habitude d’appeler le « sensible » et l’ « intelligible ». F. Héritier a donné bien des exemples de cette démarche, confirmant par ailleurs que le structuralisme est une méthode de connaissance et d’analyse dont les postulats, appliqués spécifiquement pour la première fois en anthropologie entre les années 1940 et 1960, ont toujours existé puisqu’ils sont inhérents à toute procédure scientifique – c’est ce que Lévi-Strauss a rappelé en 2005 lors d’une conférence sur le poète catalan Raymond Lulle.
Un seul exemple de cette structuration préexistante suffira. Aucune analyse structurale des mythes amérindiens au moyen de la formule canonique lévi-straussienne n’aurait été possible si ces mythes ne s’étaient pas déjà parlés entre eux. Quand il explique avoir choisi le mythe d’Œdipe comme premier exemple de cette analyse en raison des « analogies remarquables qui semblent exister entre certains aspects de la pensée grecque archaïque et celle des Indiens pueblo », Lévi-Strauss lui-même se hâte de préciser qu’il l’a interprété « à l’américaine » [1], c’est-à-dire suivant les catégories par lesquelles les Amérindiens conçoivent leurs mythes. Si le terrain a donc joué un rôle si important pour Lévi-Strauss, la question est à nouveau de savoir où se place la notion de structure et de quoi elle est chargée.
C’est bien là la clef pour comprendre la portée novatrice de la pensée de F. Héritier. Alors qu’en parlant de structure, Lévi-Strauss s’attache surtout aux aspects formels des phénomènes sociaux, F. Héritier tend à circonscrire différemment la notion. Conçue comme étant déjà dans les choses, la structure qu’elle saisit est d’autant plus abstraite (voire potentielle) qu’elle est manifestée par les « évidences élémentaires » des cultures observées, par des faits non sécables qui relèvent de l’ordre biologique (le corps) et du monde naturel (les régularités du cosmos). Par exemple, on ne peut pas ne pas tenir compte du fait que les parents précèdent les enfants ou que toutes les sociétés humaines ont élaboré des cérémonies visant à célébrer le renouvellement périodique du temps. On rejoint ainsi ce principe de l’analyse structurale qui consiste à chercher le même type de formalisation dans des contenus différents.
F. Héritier recherche ces propriétés formelles dans les « couples antithétiques » de valeur universelle que Gérald Holton a commencé à inventorier [2]. Ce cheminement ne la ramène pas pour autant dans le cadre d’une « physiologie descriptive » à la manière de l’anthropologue structural-fonctionnaliste anglais Radcliffe-Brown [3]. Pour elle, les contrastes comme froid/chaud, sec/humide, supérieur/inférieur ne s’ajoutent pas linéairement les uns aux autres mais, en se classant sous l’opposition conceptuelle essentielle identique/différent, ils composent des systèmes de représentation arbitraires dont elle a montré, pour la première fois, la logique sous-jacente dans des espaces sociaux différents. Comme elle l’explique,
avec un même « alphabet symbolique universel », ancré dans cette nature biologique commune, chaque société élabore en fait des « phrases » culturelles singulières et qui lui sont propres. [4]
Cette démarche oriente l’analyse structurale dans deux directions complémentaires : la recherche d’invariants et la composition des différences (qui inévitablement se ressemblent !) au sein d’un même système de transformation. L’abstrait et le concret sont ainsi strictement entremêlés, le progrès de l’un ne pouvant être mesuré que par celui de l’autre. S’il est vrai qu’après Lévi-Strauss on ne peut plus confondre les deux notions de « structure sociale » et de « relations sociales », car ces dernières « sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale elle-même » [5], il s’ensuit que les relations sociales ont déjà une structure et que nous ne pouvons l’appréhender que par la construction de modèles (objet véritable de l’analyse structurale). Or c’est précisément à ce niveau que F. Héritier a marqué le progrès le plus durable dans la discipline, car, en traitant à la suite de Durkheim les faits sociaux comme des choses, elle a décelé le caractère structurant, dans les relations de parenté, de la valence différentielle des sexes et de la mécanique des « fluides corporels ». Les conséquences de cette constante attention pour les phénomènes de structure sont remarquables.
Circulation des fluides et systèmes de parenté
Tout d’abord, en agissant l’une sur l’autre, ces deux dimensions permettent de montrer que les choix dans la parenté relèvent moins de la nécessité de l’échange que du souci de cohérence dans la circulation des fluides – dans le corps et entre les corps – selon des parcours aptes à garantir la construction du social. Mais à part la « question de l’échange », dont les configurations lévi-straussiennes impliquées (l’atome de parenté et le rôle de l’oncle maternel, notamment) ont été confirmées par les données ethnographiques discutées par F. Héritier ces dernières années (du mariage arabe au système matrilinéaire des Na de Chine), c’est sur deux plans de la théorie structurale de la parenté qu’elle a atteint des résultats majeurs : l’analyse des systèmes terminologiques et, grâce aussi à l’utilisation de l’informatique, celle des structures semi-complexes de l’alliance.
F. Héritier a « substantialisé » – pour ainsi dire – les systèmes terminologiques en les croisant avec les humeurs et les trois données incontournables de tout système de parenté : 1. l’antériorité des parents par rapport aux enfants ; 2. la nécessité de la rencontre entre les deux sexes pour pouvoir procréer ; 3. l’impossibilité d’inverser l’ordre naturel des naissances. F. Héritier a pu montrer, entre autres, que la combinatoire de ces éléments de base relève d’une double dimension : historique – ce qui leurs donne une certaine flexibilité – et atemporelle. D’où l’intérêt, plutôt que de répertorier toutes les combinaisons qui se sont effectivement réalisées, de comprendre pourquoi certaines d’entre elles – dans les systèmes de parenté par exemple – ne demeurent qu’au niveau virtuel. La comparaison entre les systèmes terminologiques de parenté confirme à nouveau que la structure est déjà dans les choses. Chacun d’eux est porteur d’une vision du monde, il nous parle des relations entre les sexes et les générations, et il le fait par des combinaisons différentes des mêmes éléments biologiques de base.
Les analyses de F. Héritier sur les structures semi-complexes de l’alliance chez les Samo du Burkina Faso ont apporté, quant à elles, une contribution décisive à la compréhension du fonctionnement des structures élémentaires (celles dans lesquelles les conjoints sont prescrits), mais surtout ont poussé vers la recherche de constantes dans les structures complexes (celles dans lesquelles est interdit d’épouser des individus définis par leur position généalogique). On est aujourd’hui en mesure de faire avancer sensiblement la réflexion sur le système matrimonial occidental moderne, y compris des grandes villes, en montrant l’existence de régularités dans le choix du conjoint. À contre-courant de la tendance actuelle à se débarrasser des acquis théoriques de la discipline – en pensant ainsi la faire progresser alors que l’on ne revient souvent qu’à une situation pré-structurale (empirico-inductive notamment) –, les travaux de F. Héritier sur les structures semi-complexes de l’alliance ont ouvert des perspectives durables dans les études sur la parenté. Il suffit d’évoquer le constat de Philippe Descola [6] concernant les types de mariage que pratiquent les collectifs caractéristiques des 4 schèmes d’identification des rapports entre les humains et les non-humains dont il a élaboré la théorie dans Par-delà nature et culture : alors que l’animisme et le totémisme sont sans conteste du côté des structures élémentaires, l’analogisme et le naturalisme relèvent respectivement des structures semi-complexes et complexes.
La valence différentielle des sexes
Venons-en à un autre des leviers de l’anthropologie de F. Héritier : la valence différentielle des sexes. Celle-ci explique, en s’y ajoutant comme une corde qui les lie ensemble, le fonctionnement des 3 piliers constitutifs du tripode social selon Lévi-Strauss : la règle de la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches et une forme reconnue d’union sexuelle. Ainsi, en posant la différence sexuée au fondement de toute pensée, Françoise Héritier a-t-elle pu dévoiler l’ « illusion naturaliste » dont les sociétés humaines se parent dans la tentative de légitimer, de manière plus ou moins consciente, la domination masculine. La question est délicate et l’enjeu important car l’observation primale de la différence irréductible des sexes pourrait laisser croire à une « transcription universelle et unique, sous une forme canonique qui légitime les rapports des sexes, de fait considérés comme d’ordre naturel parce qu’ils sont les mêmes pour tout le monde » [7]. L’illusion naturaliste serait corroborée par des systèmes de représentation dont la spontanéité se manifeste tout d’abord au niveau du langage, qu’il s’agisse des notions populaires sur la grossesse ou sur l’allaitement, ou des conceptions des biologistes selon lesquelles, encore de nos jours, la vie résulte de la fécondation d’une matière « inerte » qui est l’ovule par le principe « actif » contenu dans le spermatozoïde. Mais en réalité, en explorant la manière dont la valence différentielle des sexes se manifeste dans les différentes sociétés humaines, on découvre qu’il n’y a pas un « paradigme unique », car, pour le dire encore avec Françoise Héritier :
les caractères observés dans le monde naturel sont décomposés, atomisés en unités conceptuelles et recomposés dans des associations syntagmatiques qui varient selon les sociétés. [8]
Que l’on pense à la manière dont les Samo conçoivent la production du sperme, à partir de la substance épaisse, gluante et de couleur rougeâtre contenue dans les os.
Un autre point de méthode est ici à signaler. La réflexion entamée sur la valence différentielle des sexes, le corps et ses humeurs, si elle pousse à se tourner vers les sciences de la vie, n’en confirme pas moins la fécondité des découvertes de la linguistique structurale. La réflexion de F. Héritier s’inscrit en effet, implicitement, dans la ligne de pensée initiée par Joseph Bédier, qui a découvert le premier dans les Fabliaux, l’existence de constantes (une partie « fixe, organique et immuable »). Cette ligne de pensée a été reprise par le formalisme de Vladimir Propp, et finalement par l’analyse structurale des mythes de Lévi-Strauss : cette dernière a marqué un tournant décisif justement lorsqu’elle a commencé à décomposer les récits mythiques dans des unités minimales irréductibles (les mythèmes) et à les recomposer selon les ressources de la partition musicale.
Le modèle linguistique, qui a imprégné à travers le structuralisme lévi-straussien une grande partie de la pensée anthropologique contemporaine, est également à l’origine de l’idée de « chaîne de concepts associés » élaborée par F. Héritier. À proprement parler, on retrouve la source de cette idée à la fois dans la décomposition en unités minimales que l’on vient d’évoquer et que nous devons tous à la notion de phonème de Troubetzkoy, et dans l’aspect paradigmatique du langage (notamment, les « séries mnémoniques virtuelles » mises au jour par Ferdinand de Saussure [9], séries qui ont leur siège dans la mémoire et qui peuvent être activées à tout moment). C’est bien du fait que ces chaînes de concepts communiquent entre elles par contiguïté sémantique (relevant de leur association paradigmatique dans l’architecture de l’esprit) qu’elles peuvent être divisées en segments, ce qui fournit la matière première dont l’anthropologue se sert pour construire ses modèles. Que l’on pense à la manière différente dont les mêmes éléments se combinent, partout dans le monde, lors des fêtes du Nouvel An.
F. Héritier a introduit un changement de méthode important : elle montre comment la logique qui préside au fonctionnement de cette armature invariante de la pensée légitime la comparaison entre des ensembles non contigus dans l’espace-temps (des Nuer aux Nambikwara, des Grecs d’Aristote aux Siciliens). Les concepts qui forment les chaînes étant associés à des séries particulières de possibilités d’utilisation, on peut postuler ce qui suit :
lorsqu’est actualisé tel possible dans telle série conceptuelle, cela empêche ou autorise d’autres associations d’advenir. [10]
Le rapprochement de la combustion des moines bouddhistes dans leur ascèse pour parvenir à l’état de bienheureux et de celle des femmes alcooliques en Europe et aux États-Unis au XVIIe siècle est à ce propos exemplaire, car elles relèvent de la même logique de consommation du corps de l’intérieur.
Ancrée dans la matérialité des substances, la logique symbolique ne perd pas pour autant l’autonomie dont son caractère universel témoigne. Le symbolique est de toute évidence une donnée constitutive du fait social. C’est pour cela qu’il se conjugue si strictement à l’émergence et au maintien de la prohibition de l’inceste. La valence différentielle des sexes (ainsi que leur identité) est structurellement impliquée dans l’interdiction à deux consanguins de même sexe de partager le même partenaire : c’est l’inceste du deuxième type découvert par F. Héritier [11]. En faisant se toucher indirectement les humeurs de ces deux consanguins, leur partenaire de l’autre sexe transforme leur consubstantialité, donnée par la nature, en un cumul d’identique incestueux. Cette duplication symbolique du même par l’autre est corrélée, par inversion logique, à la duplication de l’autre en soi, et notamment à la fabrication d’individus de sexe masculin par les femmes.
Prohibition de l’inceste et manipulation symbolique
À la valence différentielle se lie le principe d’équivalence des germains de même sexe, comme en témoigne précisément la manipulation subie par la prohibition de l’inceste du deuxième type dans le cas le plus exemplaire, l’interdit des deux sœurs.
Nous en discuterons pour souligner l’importance de cette manipulation sur laquelle nous avons nous-mêmes insisté dans nos travaux sur la parenté spirituelle [12]. Davantage que l’interdit, ce qui qualifie la relation d’un homme avec deux sœurs, du point de vue structural, est qu’elle n’est pas anodine. Quand il n’est pas refusé, le cumul d’identique est recherché ou bien il fait l’objet de manipulations symboliques, ce qu’illustrent aussi bien les cas amérindiens qu’européens, ainsi que les récits de l’Ancien Testament. F. Héritier a mis en valeur dans d’autres aires culturelles non seulement le caractère spécifique de l’interdit concernant les relations sexuelles d’un homme avec deux sœurs, mais aussi l’impossibilité d’épouser la belle-sœur après le divorce ou la mort de sa propre femme. Elle voit une confirmation éclairante de cet inceste du deuxième type non seulement dans les mœurs des mondes éloignés mais aussi dans la législation européenne, et notamment française, qui interdisait ce mariage jusqu’en 1914, et dans le droit canon, qui prévoyait la demande d’une dispense (abolie en 1986) pour que ce mariage puisse se faire [13].
Un autre cas, concernant le cumul d’identiques dans le couple frère/frère, non seulement confirme le principe d’équivalence des germains de même sexe et la possibilité de manipulation de l’inceste du deuxième type, mais ouvre vers un des champs d’analyse sur lequel F. Héritier s’est davantage engagée ces dernières années : les nouvelles techniques de procréation. Il s’agit de l’insémination artificielle avec donneur. Contrairement aux dispositions de la loi française, selon lesquelles l’inséminateur doit être totalement inconnu, il arrive parfois que des couples amènent avec eux « leur » donneur pour leur propre usage, alors que normalement celui-ci n’est sollicité que pour alimenter la banque du sperme. Dans les dispositions officielles, il y a certainement quelque chose qui relève, sous le couvert de l’anonymat, du refus de l’inceste : la peur d’une rencontre des humeurs des deux consanguins dans la même femme. Mais il faut aussi comprendre les raisons de ceux qui refusent le donneur inconnu en proposant leur propre donneur. Le donneur inconnu peut être perçu comme une figure dangereuse de l’étranger absolu. Comme l’a remarqué F. Héritier :
on ne trouve pas de sociétés où on prenne comme figure principale valorisée le mariage avec l’étranger absolu. Ce mariage, même s’il apparaît souvent comme fondateur, et il apparaît comme tel y compris dans les sociétés arabes où le mariage valorisé est le mariage au plus près, est un mariage exceptionnel. [14]
Au contraire, le meilleur inséminateur remplaçant le mari est souvent, du point de vue populaire, quelqu’un qui aurait vraiment pu être ce mari et ce père. Ce modèle d’insémination artificielle « faite maison » est tout à fait cohérent avec l’inceste du deuxième type : les humeurs des consanguins ne courent pas le risque de se rencontrer dans la même matrice, puisque le sperme du mari n’est censé avoir aucune valeur active. Du point de vue symbolique, l’insémination artificielle équivaut à prendre la place d’un mort : le meilleur inséminateur est alors, selon les possibilités du couple demandeur, le frère, le cousin germain ou encore un ami intime du mari. La logique à l’œuvre apparente les nouvelles techniques aux solutions archaïques, comme en Italie du Sud où, en cas d’infécondité de l’homme, à l’abri d’un sanctuaire lors de certains pèlerinages, on avait recours à son frère ou à son compère. Dans un certain sens, les deux cas se rejoignent : d’une part, l’horizon sacré justifie la possibilité de résoudre dans un cadre orgiaque collectif les problèmes de stérilité ; d’autre part, les centres pour la procréation médicalement assistée instaurent entre les parents une relation aseptique, hors de toute implication psychologique et de toute conjonction charnelle. Alors que le point de vue normatif des institutions nous en éloigne, les conceptions populaires rapprochent les nouveaux modes de procréation ainsi que les nouvelles formes de parenté (des familles recomposées au PACS) de solutions élaborées dans les sociétés « exotiques » ou dans notre propre passé [15].
L’anthropologue dans la Cité
La vocation de l’anthropologie à « composer les mondes » explique également la qualité de l’engagement politique de Françoise Héritier. C’est bien comme une « anthropologue dans la Cité » [16] que F. Héritier se conçoit. À son propos, il faut parler d’ « une pensée en mouvement », car cette expression traduit bien sa capacité à déplacer rapidement le regard et à surprendre ses interlocuteurs par l’originalité d’une réflexion in vivo. Cette expression traduit aussi sa faculté à suivre les mouvements de la pensée afin de découvrir la manière dont celle-ci se structure dans les choses. On comprend ainsi que Françoise Héritier, toutes les fois qu’elle s’engagea personnellement pour une cause civique — de la violence aux problèmes de la recherche en passant par le sida — ait conçu son engagement au prisme de la discipline, et fait de la cause en question un objet anthropologique. Ce geste permet de l’aborder de manière plus efficace du point de vue politique et social, en montrant la vraie vocation de l’anthropologie, non seulement vis-à-vis des autres disciplines dans le domaine des sciences humaines, mais encore par rapport aux sujets investis par ses analyses.
La véritable dimension éthique de l’anthropologie consiste précisément non pas à chercher auprès des groupes ethniques des systèmes de valeur censés pouvoir devenir de nouvelles vérités révélées, mais à remonter, grâce aux traits différentiels de leurs cultures, aux principes qui fondent l’identité humaine. Entrée comme beaucoup d’entre nous presque par hasard dans cette aventure de l’esprit qu’est l’anthropologie, F. Héritier n’en est jamais plus sortie. Sa vie et son œuvre témoignent d’un courage et d’une générosité intellectuels dont les nouvelles générations ne manqueront pas de relever les défis.
– 1981 L’Exercice de la parenté, Paris, Gallimard.
– 1984 Leçon inaugurale, faite le 25 février 1983, Collège de France, chaire d’étude comparée des sociétés africaines, Paris, Collège de France.
– 1990 avec Élisabeth Copet-Rougier (édition et présentation), Les Complexités de l’alliance, Vol. I, Les Systèmes semi-complexes, Montreux, Gordon and Breach Science Publishers ; Paris, Éditions des Archives contemporaines.
– 1994 Les Deux sœurs et leur mère : anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob.
– 1996 De la violence I, séminaire de Françoise Héritier, avec les contributions de Étienne Balibar, Danien Defert, Baber Johansen, et al., Paris, Odile Jacob.
– 1996 Masculin-Féminin I. La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
– 1999 De la violence II, séminaire de Françoise Héritier, avec les contributions de Jackie Assayag, Henri Atlan, Florence Burgat, et al., Paris, Odile Jacob.
– 2002 Masculin-Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob.
– 2004 avec Margarita Xanthakou (dir.), Corps et affects, Paris, Odile Jacob.
– 2008 L’Identique et le différent : entretiens avec Caroline Broué, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube.
– 2009 Une pensée en mouvement, textes réunis par S. D’Onofrio, Paris, Odile Jacob.
– 2010 Retour aux sources, Paris, Galilée.
– 2010 Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Le Pommier.
– 2012 Le Sel de la vie, Paris, Odile Jacob.
– 2013 Sida, un défi anthropologique, textes réunis par S. D’Onofrio, Paris, Les Belles Lettres.
– 2013 Le Goût des mots, Paris, Odile Jacob.
Pour citer cet article :
Salvatore D’Onofrio, « Le structuralisme militant de Françoise Héritier »,
La Vie des idées
, 4 juillet 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-structuralisme-militant-de-Francoise-Heritier
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[1] C. Lévi-Strauss, « La notion de structure en ethnologie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 312.
[2] G. Holton, L’imagination scientifique, Paris, Gallimard, 1981, p. 9, 29-30.
[3] R. Radcliffe-Brown, « On social structure », Journal of the Royal Anthropological Institut, 70, cité par C. Lévi-Strauss, « La notion de structure en ethnologie », in Anthropologie Structurale, op. cit., p. 333 et suiv.
[4] F. Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 22.
[5] C. Lévi-Strauss, « La notion de structure en ethnologie », op. cit., p. 305-306.
[6] P. Descola, « Sur Lévi-Strauss, le structuralisme et l’anthropologie de la nature », Entretien avec Marcel Hénaff, Philosophie (« Claude Lévi-Strauss : langage, signes, symbolisme, nature »), 98, 2008, p. 13.
[7] F. Héritier, Une pensée en mouvement, textes réunis par S. D’Onofrio, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 91.
[9] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1969[1916], p. 170-175.
[10] F. Héritier, Une pensée en mouvement, op. cit., p. 76.
[11] F. Héritier, Les Deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob, 1994.
[12] Voir S. D’Onofrio, L’Esprit de la parenté. Europe et horizon chrétien, Préf. de F. Héritier, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004 et notamment les concepts d’inceste du troisième type et d’atome de parenté spirituelle.
[13] Le point de vue institutionnel apparaît néanmoins surestimé. Car il se trouve qu’au niveau populaire, dans plusieurs régions européennes, un homme resté veuf était presque obligé d’épouser une sœur cadette de l’épouse décédée, surtout s’il y avait des enfants en bas âge : ibid.
[14] F. Héritier, Une pensée en mouvement, op. cit., p. 196.
[15] Cf. S. D’Onofrio, « Babel und Bibel Des nouvelles parentés déjà anciennes », in M. Gross, S. Mathieu, S. Nizard (dir.), Sacrées familles. Changements familiaux, changements religieux, Paris, ERES, pp. 23-40.
[16] Selon l’un des titres du livre d’entretiens Françoise Héritier. L’identique et le différent, entretiens avec Caroline Broué, Paris, Éditions de l’Aube, 2012.