La sacralité de la vache et l’interdiction religieuse de la consommation de bœuf ont toujours constitué, depuis leur invention tardive à l’époque médiévale, de puissants moteurs de fédération de la communauté hindoue. Elles continuent aujourd’hui à être instrumentalisées par l’extrême droite nationaliste, comme en témoigne la vague de lynchages qui frappe le pays.
Depuis 2010, au moins 63 lynchages provoquant 28 morts liés au « terrorisme de la vache » (« cow-terrorism ») ont été recensés par la presse indienne anglophone [1]. Ces attaques sont commises par des groupes de protecteurs de la vache sacrée, les « Gau Rakshaks », et visent spécifiquement les segments de la population supposés consommer du bœuf. 51 % des lynchages ont frappé la minorité musulmane et 8 % des Dalits (les castes les plus basses, considérées intouchables), et dans 21 % des cas la religion et la caste des victimes ne sont pas connues. Comment comprendre l’émergence de ces violences sur le sous-continent ? Quelles tensions sociales et politiques ces attaques mettent-elles au jour ?
Aux origines d’un tabou alimentaire
La vache, appelée « Gau mata » (la vache mère) lorsque les hindous font référence à sa sacralité, est l’objet d’un tabou alimentaire, dans un souci de pureté rituelle. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans The Myth of the Holy Cow (2009), l’historien D. N. Jha rappelle que la vache n’était pas considérée comme sacrée pour les peuples nomades qui se sont installés en Inde au cours du deuxième millénaire avant notre ère et ont fondé la culture brahmanique, que nous appelons aujourd’hui l’hindouisme. Ils en consomment alors la viande et utilisent l’animal dans les sacrifices rituels. Si dans les écrits védiques (datant d’entre le XVe et le Ve siècle avant Jésus-Christ), le sacrifice animal est rejeté, la consommation de vache n’est pas alors considérée comme un péché.
C’est au cours des premiers siècles de notre ère que la consommation de la vache devient un interdit religieux, d’abord pour les plus hautes castes, les brahmanes, avant de se diffuser aux castes plus basses. La vache se transforme en un objet de dévotion, en même temps qu’elle est valorisée économiquement par les populations sédentarisées, pour sa production laitière et sa fonction de tractage dans les travaux agricoles. Cette dimension matérialiste ne suffit néanmoins pas à rendre compte du statut sacré auquel a été élevée la vache.
Pour le leader Dalit et théoricien social Ambedkar (1948), cette sacralité s’est imposée dans la lutte pour la suprématie du brahmanisme sur le bouddhisme, ce dernier étant dominant sur le sous-continent indien depuis le règne d’Ashoka au troisième siècle avant notre ère. Cette théorie voit l’imposition du tabou alimentaire de la vache et l’adoption du végétarisme comme un moyen pour les brahmanes d’apparaître plus vertueux que les bouddhistes. L’explication est analogue à celle de Weber (2015 [2003]) dans Hindouisme et bouddhisme lorsqu’il évoque la concurrence du brahmanisme avec d’autres « doctrines de salut », telles que le bouddhisme et le jainisme. La restauration de la domination de l’hindouisme est liée à une surenchère de l’ascèse, des contraintes de la vie quotidienne pour atteindre le salut. Plus avant, la proposition d’Ambedkar associe aussi la source de l’intouchabilité avec le fait de manger du bœuf. Les intouchables seraient en effet originellement des « hommes brisés », des bouddhistes vaincus dans les conflits tribaux face aux brahmanes et refusant de se convertir au brahmanisme, en particulier en abandonnant la consommation de bœuf.
Ces théories historiques sont cohérentes avec la définition de la religion chez Durkheim qui repose sur une partition du monde entre le sacré et le profane. La sacralité de la vache permet ainsi aux brahmanes de se distinguer et de s’opposer aux profanes mangeurs de bœuf. La théorie d’Ambedkar peut également être mise en regard avec le travail de Mary Douglas (1966), pour qui les tabous alimentaires contribuent à sauvegarder l’ordre social. La domination culturelle hindoue est ainsi fondée sur un système symbolique, où la souillure, ici la consommation de la vache, menace l’ordre culturel hindou. La sacralité de la vache distingue donc les hindous des autres communautés du sous-continent.
Le nationalisme, entre protection de la vache et stigmatisation des minorités
Au XIXe siècle, les mouvements nationalistes hindous de résistance à l’Empire britannique ont mobilisé la vache comme un symbole majeur dans la construction de l’imaginaire national. Celui-ci s’appuie notamment sur la révolte des Cipayes de 1857, premier soulèvement populaire contre les Britanniques, dont un des éléments déclencheurs repose sur la mutinerie de soldats indiens qui refusent d’utiliser la graisse de bœuf imposée par l’administration coloniale pour les cartouches des fusils.
À partir des années 1870, un mouvement de protection de la vache émerge, qui, démarré dans le Pendjab, s’étend au Nord, puis progressivement à l’ensemble de l’Inde. La première association de défense des vaches (« Gaurakshini sabha ») est formée en 1882 et s’oppose à l’abattage des vaches. Le mouvement est soutenu par l’Arya Samaj, une organisation réformatrice hindoue créée en 1875 et qui s’engage dans un prosélytisme hindou. L’organisation promeut ainsi une « réaction de défense » de l’hindouisme et cherche à sauvegarder la communauté hindoue qu’elle estime menacée, face à l’influence de l’Islam sur le sous-continent et au christianisme diffusé par les missionnaires [2].
La vache sacrée constitue alors un des rares symboles partagés par tous les hindous, et devient un symbole unificateur promouvant l’hindouisme en tant qu’identité culturelle. Dès lors, en mobilisant la vache sacrée, les mouvements nationalistes hindous cherchent à affirmer la culture hindoue comme culture nationale, tout en stigmatisant les mangeurs de bœuf. Ces derniers sont en effet issus des minorités religieuses, en particulier de la minorité musulmane. Si l’utilisation de la vache sacrée renforce le mythe nationaliste hindou, elle est aussi liée à un sentiment antimusulman. Dans le nationalisme hindou, autant les hindous sont unifiés par la protection des vaches, autant les musulmans sont pointés du doigt pour les abattre. Le symbole de la vache sacrée alimente des émeutes intercommunautaires entre hindous et musulmans, l’une des plus importantes étant celle de 1893, à la veille du festival religieux musulman de « Bakri-id » au cours duquel ont lieu des sacrifices animaux.
Le mouvement de protection de la vache est politiquement proche des nationalistes hindous et de l’idéologie nationaliste extrémiste nommée « Hindutva », dont une des organisations est le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), créé en 1925. Mais plusieurs membres du Congrès, dominant alors le champ politique indien, le soutiennent également. C’est notamment le cas de Mohandas Karamchad Gandhi, la figure politique indienne la plus influente à partir de 1915. Ce dernier, après avoir brièvement défendu l’alimentation carnée pour renforcer les Indiens dans leur lutte contre l’Empire colonial, fait aussi du végétarisme un élément de protestation dans la lutte pour l’indépendance [3].
Dans l’Inde indépendante, le mouvement de protection de la vache mobilise l’outil législatif. C’est en 1955 qu’un membre de la chambre basse du Parlement indien, Seth Govind Das, propose une première loi pour interdire l’abattage de vache dans tout le pays. Le Premier ministre d’alors, Jawarhalal Nehru, s’oppose à cette loi. En 1966, un réseau d’organisations hindoues organise une manifestation à Delhi pour l’interdiction de l’abattage de la vache, mais Indira Gandhi devenue Première ministre s’oppose à cette demande [4]. La Constitution de 1950 définit en outre explicitement que l’interdiction de l’abattage de « vaches et veaux et d’autres bétails laitiers » relève des États et non du niveau fédéral.
Dans cet esprit, les États de l’Uttar Pradesh, le Bihar, le Rajashtan et le Madhya Pradesh ont interdit l’abattage dès les années 1950. Depuis, tous les États indiens à l’exception de ceux du Nord-Est, du Kerala et du Bengale Occidental ont interdit l’abattage de la vache, cette interdiction portant également sur les taureaux, buffles et bufflesses dans certains États du Nord-Ouest, voire dans certains cas sur la possession et la consommation de leur chair [5]. Ces législations n’empêchent cependant parfois pas l’existence d’abattoirs illégaux et d’un marché noir, toléré par la police moyennant le paiement de pots-de-vin.
Une production et une consommation socialement marquée du bœuf
Qu’ils soient légaux ou illégaux, les abattoirs restent moralement réprimés par les hindous. Ce jugement négatif conduit parfois à des persécutions, qui sont en fait en partie liées à l’origine sociale des bouchers, majoritairement des musulmans issus de la communauté des Qureshi (Ahmad, 2014). Par ailleurs, dans le système des castes, la fonction villageoise traditionnelle des basses castes est l’équarrissage. Suivant les configurations locales, ce travail est pris en charge par les Dalits ou les populations tribales, comme le relate H. S. Shekhar dans un récit de l’organisation villageoise dans le Jharkhand (État de l’Est de l’Inde) :
Les Santhals (caste Adivasi) ne jettent pas seulement l’animal mort au bhagar (endroit où les carcasses sont entreposées). Ils utilisent tout ce qui peut l’être de l’animal mort. La peau est utilisée pour faire des tambours et d’autres objets. Si la carcasse est fraiche, la chair est découpée pour être mangée, surtout la chair de la croupe. Ceux qui apprécient les intestins les prennent aussi. Le reste de la carcasse est laissée pour les vautours. [6]
Dans le même temps, la société indienne est aussi décrite comme étant affectée par des processus de « modernisation » et de « globalisation » alimentaire qui devraient abolir ces fonctions traditionnelles, et conduire à consommer davantage de viande, y compris de bœuf (Pingali et Khwaja, 2004). Cependant, un examen attentif des données de budget des ménages limite cette vision. Si entre le début des années 1980 et 2012, la proportion de ménages consommant de la viande a augmenté de 10 points (passant de 32,3 % à 42,7 %), la proportion de ménages déclarant consommer de la viande de bœuf est restée stable, entre 6,2 % et 7,5 % (Figure).
Les différences géographiques sont cependant importantes : les États qui n’ont pas imposé d’interdiction d’abattage sont ceux où la consommation de bœuf est plus élevée (le Kerala, le Bengale Occidental et les États du Nord-Est) et où elle est moins clivante socialement.
Par ailleurs, on observe une corrélation faible mais positive entre la consommation de viande et le niveau de richesse, mais celle-ci n’est pas vérifiée dans le cas du bœuf, viande traditionnellement consommée par les ménages pauvres car elle est source de protéines à bas prix. La répartition des mangeurs de viande dans la population n’est pas non plus uniforme en fonction de la religion et de la caste, en particulier en ce qui concerne le bœuf. Alors que seuls 0,6 % des ménages hindous de castes moyennes et hautes [7]en consomment, cette proportion s’élève à 4,2 % parmi les Dalits, 26,5 % pour les chrétiens et 42 % pour les musulmans. Le bœuf reste donc très clairement marqué comme une viande pour les pauvres, les Dalits et les minorités religieuses, à l’exception de quelques centres métropolitains où elle est alors consommée à l’extérieur du ménage par les classes supérieures, et peut devenir un signe de modernité (Dolphijn, 2006).
La consommation de bœuf est associée à un statut social bas dans la hiérarchie des castes pour les hindous au point que, lorsque les basses castes cherchent à s’élever socialement, elles en abandonnent sa consommation. Cela peut se comprendre dans le cadre de ce que Srinivas (1952) a appelé la sanskritisation, c’est-à-dire la stratégie d’élévation sociale par l’adoption de pratiques culturelles (y compris des pratiques alimentaires) propres aux castes les plus élevées dans la hiérarchie de la pureté rituelle, et pas seulement par l’amélioration du statut socio-économique. C’est peut-être une des raisons de la diminution de la part de consommateurs parmi les Dalits depuis 1983, passant de 6,8 % à 4,2 % (alors qu’elle a augmenté de 34,2 % à 42 % pour les musulmans dans le même temps). Le modèle alimentaire végétarien des hautes castes apparaît alors comme le référentiel culturel dominant.
Cette domination culturelle nourrit cependant aussi une résistance alimentaire, par l’organisation de « beef fests ». Ainsi, le Kerala, avec une majorité communiste, a ouvert sa session parlementaire du 8 juin 2017 par un petit-déjeuner de « beef fry ». À l’IIT Madras, l’une des écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses du pays, l’association des étudiants Dalits a aussi organisé un repas en juillet qui a divisé le campus, un participant ayant été physiquement agressé. Objet de tension, la viande de bœuf n’en est cependant pas moins aussi un vecteur de construction et d’affirmation de l’identité des groupes marginaux, face à l’idéologie hindoue dominante. Le bœuf participe donc aussi à la manifestation d’un projet contre-culturel.
Entre modération et radicalisme politique pour les nationalistes hindous
Certains États contrôlés par le Bharatiya Janata Party (BJP), tels que le Gujarat, l’Haryana et l’Uttar Pradesh (dans le Nord de l’Inde) ont renforcé leurs législations contre l’abattage de vaches au cours des dernières années. Dans le Gujarat, l’abattage peut maintenant conduire à la prison à vie. Dans l’Haryana, les peines d’emprisonnement s’échelonnent de trois à dix ans, avec une amende pouvant aller jusqu’à 1 lakh (100 000 roupies, soit plus de 1300 euros), tout en interdisant la commercialisation de bœuf. Dans l’Uttar Pradesh, le nouveau ministre en chef Yogi Adityanath, à peine élu au printemps 2017, a fait fermer tous les abattoirs illégaux dans l’État et a mis en place un service d’ambulance dédiée aux vaches accidentées sur la route. Au Maharashtra, dirigé par le Shiv Sena, un parti nationaliste marathi, une loi rentrée en vigueur la même année renforce également les peines pour l’abattage de vaches, et étend l’interdiction de l’abattage aux taureaux. Régulièrement, des personnalités politiques du BJP et de ses affiliés prennent position pour des peines allant jusqu’à la peine de mort [8].
Au niveau fédéral, la campagne électorale en 2014 de Narendra Modi, depuis devenu Premier Ministre, a été marquée par sa dénonciation de la « Révolution Rose » (« Pink Revolution ») soutenue selon lui par le Congrès. Le terme fait référence à la « Révolution Verte » (« Green Revolution ») et à la « Révolution Blanche » (« White Revolution »), des programmes gouvernementaux des années 1960 et 1970 menés afin de moderniser la production agricole et la production laitière. En mai 2017, le gouvernement a interdit la vente de bétail sur les marchés bovins pour leur abattage. Cette loi a cependant été jugée inconstitutionnelle par la Cour Suprême en août de la même année.
C’est dans ce contexte de nouvelles législations que se déroule actuellement la vague de lynchages en Inde. Notons que 97 % de ceux signalés dans la presse anglophone depuis 2010 ont eu lieu après 2014, ce qui correspond à l’arrivée du BJP au pouvoir fédéral. On note d’ailleurs que les États avec le nombre de lynchages les plus importants sont ceux contrôlés par le BJP et ayant les législations anti-bœuf les plus contraignantes. Les « Gau Rakshaks » ont leur propre organisation, le Bhartiya Gau Raksha Dal (BGDR), créé en 2012. Officiellement, cette organisation nationaliste hindoue ne soutient que la création de refuges de vaches (« Gaushalas ») et n’est affiliée à aucun parti. Dans les faits, la proximité politique et idéologique entre le Gau Raksha Dal et la famille nationaliste hindoue « Sangh Parivar » dont fait partie le BJP interroge.
L’organisation, composée de milices, permet en fait une sous-traitance de l’imposition culturelle du nationalisme hindou que promeut la « Sangh Parivar ». Alors que la Cour Suprême a indiqué aux États qu’ils devaient prendre des mesures sévères contre les lynchages et que les victimes devaient être indemnisées, Mohan Bhagwat, chef du RSS, a soutenu les Gau Rakshaks, en déclarant que la protection des vaches était un enjeu primordial et qu’ils ne devaient pas s’inquiéter des déclarations de condamnations de violence. Au Maharashtra, les postes de « Honorary Animal Welfare Officer », chargés de contrôler l’application de la nouvelle loi sont accordés à des membres du BGDR. En Haryana, les Gau Rakshaks sont devenus des contrôleurs des camions sur l’autoroute entre Chandigarh et New Delhi, et travaillent en lien avec la police. En Uttar Pradesh, l’organisation extrémiste Hindu Yuva Vahini, créée en 2002 par Yogi Adityanath continue d’entretenir des liens avec son créateur depuis son élection.
Christophe Jaffrelot souligne que cet appui donné au « vigilantisme » (pratique consistant à se rendre justice soi-même) est constitutif de l’idéologie de l’ « Hindutva », laquelle cherche à transformer la société de l’intérieur et ne veut pas que l’État prévale sur l’ordre social. Cette séparation des rôles, entre renforcement législatif et violences ciblées, permet à l’État de garder la face, tout en imposant son projet nationaliste hindou, en terrorisant les minorités et en polarisant la société.
Les lynchages rentrent donc dans le cadre de la « stratégie instrumentaliste » explicitée par Christophe Jaffrelot (1993), à savoir la mobilisation d’un des rares symboles religieux vénérés par tous les hindous à des fins politiques. Ils permettent ainsi de maintenir actif le mouvement nationaliste hindou en créant la perception d’une menace exogène, qui maintient un sentiment de vulnérabilité pour une partie de la majorité hindoue. Ils sont aussi le signe d’une nouvelle phase de radicalisation de la droite nationaliste hindoue [9].
Distinctions rituelles et distinctions socioéconomiques
Les « Gau Rakshaks », recrutés jeunes, sont souvent membres d’autres organisations hindoues. L’une des particularités des lynchages, par rapport aux autres violences menées au nom de l’Hindutva, est que le mouvement nationaliste ne touche pas ici essentiellement les catégories urbaines, mais aussi et surtout le monde rural. Localisées, les attaques ne circulent pas moins à large échelle, grâce à des vidéos Youtube prises sur les réseaux sociaux qui créent un climat de peur aussi efficace que celui créé par les pogroms anti-musulmans, comme au Gujarat en 2002.
Dans plusieurs cas de lynchages pour lesquels nous disposons de rapports de chercheurs, de journalistes, voire de militants, les victimes des lynchages semblent souvent, sinon prospères, du moins relativement plus aisées que la moyenne locale. Le premier lynchage à avoir été massivement médiatisé est celui de Dadri, dans le village de Bissari en 2015, où une foule a attaqué une famille musulmane au moment de l’Aïd, en l’accusant (à tort) de vouloir consommer de la viande de veau. La famille Akhlaque, dont le père est décédé dans l’attaque et le fils a été grièvement blessé, fait partie d’une des familles les plus prospères du village, y compris par rapport aux Rajputs pourtant dominants localement (Janhastakshep, 2015). Dans le cas du lynchage de quatre Dalits à Una en juillet 2016, le journaliste Sudipto Mondal évoque « la fierté Dalit » de la communauté des Sarvaiyas, visée par l’événement. Dans ce cas, précis, la relative réussite économique des Dalits, ainsi que leur militantisme anti-caste, permet de situer le contexte de ces agressions. Piyush, l’oncle des victimes, rapporte :
Notre communauté accepte de faire n’importe quel travail, que ce soit d’enlever la peau des animaux morts, de travailler dans les champs ou de conduire des taxis à Mumbai. Les Patels et les Darbars [les castes dominantes locales] ne feront jamais ces boulots. Ils recrutent toujours quelqu’un. Les propriétaires agraires ont eu quelques années difficiles (sécheresse en 2013 et inondation en 2015). Une grosse partie du bétail est mort et les seules personnes qui en ont bénéficié sont des gens de notre communauté. Et puis, beaucoup de nos jeunes sont partis travailler à Surat pour travailler comme ouvriers dans l’industrie du diamant. Beaucoup des Sarvaiyas vont bien. Les castes dominantes ne peuvent pas supporter notre réussite.
Ainsi, la frustration économique des castes dominantes locales par rapport aux basses castes et aux musulmans permet de situer le contexte dans lequel les cibles des agressions sont désignées, les lynchages sanctionnant une ascension économique, certes relative, mais menaçant le sentiment de supériorité sociale des castes dominantes. Le message adressé aux victimes est alors tout autant de ne pas manger de bœuf, que de garder sa place au bas de la hiérarchie sociale. Cette analyse se retrouve dans les rapports de crimes commis envers les Dalits, comme dans le récit détaillé d’Anand Teltumbde (2010) dans The Persistence of Caste (initialement publié sous le titre Khairlanji. A Strange and Bitter Crop). Statistiquement, à partir d’une analyse de l’enregistrement des infractions commises envers les minorités Dalits et tribales, Smriti Sharma (2015) a montré que les délits violents sont positivement corrélés à l’écart de niveau de vie entre les basses et les hautes castes au niveau du district. En clair, lorsque l’écart diminue, c’est-à-dire lorsque les basses castes ont un niveau de vie plus élevé (tout en étant toujours inférieur à celui des hautes castes), le niveau de criminalité augmente.
Signe de cette anxiété économique, l’une des castes dominantes mentionnée par Piyush, celle des Patels, demande des quotas de réservation dans l’administration et dans l’éducation publique, suivant le système de discrimination positive existant pour les castes défavorisées. Victime du syndrome de la « neo-middle class » au sens où sa position économique n’est pas à son niveau espéré en tant que « classe aspirante », la caste des Patels a pourtant un niveau socio-économique clairement au-dessus des basses castes (Deshpande et Ramachandran, 2017).
Le lien entre appartenance religieuse, statut rituel et consommation de bœuf n’est donc pas suffisant pour comprendre les lynchages. Ils s’inscrivent aussi dans un contexte où les aspirations socioéconomiques bouleversent la logique des statuts. La réussite économique d’une fraction des minorités religieuses menace l’affirmation de l’hindouisme comme culture dominante, de même que l’ascension socioéconomique de certains membres des basses castes remet en cause la légitimité de l’ordre hiérarchique de la caste fondé sur la pureté rituelle.
Une stratégie politique en question
Si les lynchages constituent une stratégie dans la continuité du mouvement nationaliste de l’Hindutva, on peut s’interroger sur sa capacité à mobiliser à moyen et long terme. Deux facteurs sont pour cela à prendre en compte, d’une part d’un point de vue politique, et d’autre part d’un point de vue économique.
Le mouvement nationaliste trouve d’abord des limites dans le champ politique. En stigmatisant les minorités, celles-ci se mobilisent également politiquement, voire se fédèrent. Les lynchages d’Una au Gujarat en juillet 2016 ont donné lieu à une marche à travers le Gujarat à l’été 2016, avec pour mot d’ordre la demande de terres agricoles pour les Dalits, économiquement forcés de pratiquer l’équarrissage faute d’autres ressources. Le mouvement a fédéré différentes figures Dalits, notamment des membres de la famille de Rohith Vermula, le doctorant Dalit qui s’était suicidé quelques mois auparavant à l’Université d’Hyderabad, donnant lieu à un mouvement étudiant dénonçant les inégalités scolaires entre castes.
Par ailleurs, après le meurtre du musulman Junaid Khan dans un train en direction de Faridabad par des milices de Gau Rakshaks en juin 2017, parce qu’il transportait prétendument du bœuf (il s’agissait en fait de viande de buffle, autorisée), un mouvement autour du slogan « Not in my name » s’est formé sur les réseaux sociaux et des manifestations ont eu lieu le 28 juin et le 3 juillet dans la plupart des grandes villes indiennes. Mobilisant notamment les étudiants et probablement plutôt les classes aisées, ces manifestations ont amené le Premier Ministre Narendra Modi à condamner publiquement les lynchages. L’image internationale du leadership indien ne peut en effet risquer d’être écornée par des milices violentes.
C’est sans doute la réalité économique, confrontée à l’idéologie de l’Hindutva, qui met la stratégie politique le plus en difficulté. D’abord, les interdictions d’abattage et les lynchages ont un impact extrêmement négatif sur l’industrie de la viande de bœuf et du cuir, massivement surreprésentées par la communauté musulmane. On peut se poser la question de l’impact de cette politique sur les exportations, alors que le chiffre d’affaires du bœuf est supérieur à celui du riz basmati et que l’Inde est le premier exportateur mondial de viande de bœuf, principalement à destination du Vietnam, de la Malaisie et des pays du Golfe, qui prisent cette viande halal bon marché. Aussi, les grandes marques mondiales du textile ont d’ores et déjà réduit leurs commandes en Inde, le pays étant tout de même le deuxième fournisseur au monde de chaussures et de vêtements en cuir. Le climat politique actuel menace donc clairement ces industries, majoritairement du secteur informel, qui emploient plus de 5 millions de personnes [10].
Mais la particularité de l’industrie de la viande et du cuir en Inde est qu’elle repose en grande partie sur l’abattage des bêtes en fin de vie, qu’elles ne soient plus suffisamment productives de lait ou qu’elles ne puissent plus servir dans les travaux agricoles. Alors qu’une vache peut donner du lait pendant en moyenne 3 à 5 ans, elle peut vivre 15 années de plus. Les interdictions d’abattage compliquent alors l’économie déjà très précaire des paysans, qui se retrouvent soit à nourrir des bêtes non productives, soit à les abandonner ce qui pose des problèmes sur les terres agricoles, soit à les céder gratuitement à des ONG ou au gouvernement, dans les « gaushalas ». Mais si le gouvernement mise sur une industrie de ces bêtes non productives, notamment fondée sur la « cowpathy », par l’utilisation ayurvédique de la bouse et de l’urine de vache, son efficacité thérapeutique et son succès économique restent largement à démontrer. D’un point de vue écologique, on peut par ailleurs s’interroger sur l’impact environnemental de garder un cheptel bovin improductif en vie. La dernière possibilité reste bien entendu de céder le bétail au marché noir, ce qui s’avère de plus en plus compliqué avec la surveillance accrue des milices nationalistes [11].
Loin de résoudre la crise agraire qui traverse le monde rural, la stratégie nationaliste complique donc la situation extrêmement difficile des petits paysans qui ont peu de terres mais possèdent quand même quelques bêtes afin de compléter leurs revenus. Si 45 % des ménages ruraux possèdent des vaches laitières, 71 % d’entre eux n’en possèdent qu’une, et 21 % deux. Pour ces petits propriétaires de cheptel, la vente de lait permet d’obtenir en moyenne 7 % de leur revenu annuel total [12].
C’est donc la sécurité des revenus paysans, l’avenir de l’industrie laitière et plus largement la sécurité alimentaire indienne qui se trouve ainsi menacée. Élu sur la promesse d’une croissance porteuse d’emplois, notamment avec le slogan « Make in India », le BJP se retrouve ainsi face à ses contradictions. Entre promesses d’emplois et jeux d’identités communautaires, la droite indienne semble avoir pour l’instant fait le choix de l’idéologie.
Les lynchages liés à la vache s’inscrivent donc dans une stratégie et une idéologie nationaliste hindoue, en polarisant dans l’espace politique une consommation et une production marquées socialement. En cherchant à imposer un modèle culturel fondé sur celui des castes dominantes hindoues, la droite nationaliste indienne stigmatise les basses castes et les minorités religieuses, tout en risquant de compromettre le développement économique du pays.
–AHMAD Z., 2014, « Delhi’s Meatscapes : Cultural Politics of Meat in a Globalizing City », IIM Kozhikode Society & Management Review, 3, 1, p. 21‑31.
–AMBEDKAR B., 1948, « The Untouchables : Who Were They and Why They Became Untouchables ? », dans Dr Babasaheb Ambedkar Writings and Speeches.
–DESHPANDE A., RAMACHANDRAN R., 2017, « Dominant or Backward ? Political Economy of Demand for Quotas by Jats, Patels, and Marathas », Economic and Political Weekly, 52, 19, p. 81‑92.
• DOLPHIJN R., 2006, « Capitalism on a Plate : The Politics of Meat Eating in Bangalore, India », Gastronomica, 6, p. 52‑59.
–DOUGLAS M., 1966, Purity and danger : an analysis of concepts of pollution and taboo, New York, ARK Edition, 193 p.
–JAFFRELOT C., 1993, Les nationalistes hindous : idéologie, implantation et mobilisation des années 1920 aux années 1990, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 527 p.
–JHA D.N., 2009, The myth of the holy cow, New Delhi, Navayana.
–OJHA C.C., GABORIEAU M., 1994, « La Montée du prosélytisme dans le sous continent indien : Introduction/ The Rise of Proselytism in the Indian Sub Continent. An Introduction », Archives de sciences sociales des religions, 87, 1, p. 13‑33.
–PINGALI P., KHWAJA Y., 2004, « Globalisation of Indian diets and the transformation of food supply systems », ESA Working Paper, 04‑05, Hyderabad, Agricultural and Development Economics Division. The Food and Agriculture Organization of the United Nations.
–SHARMA S., 2015, « Caste-based crimes and economic status : Evidence from India », Journal of Comparative Economics, 43, 1, p. 204‑226.
–SRINIVAS M.N., 1952, Religion and Society among the Coorgs of South India, Clarendon Press, Oxford.
–TELTUMBDE A., 2010, The Persistence of Caste : The Khairlanji Murders and India’s Hidden Apartheid, London, Zed Books Ltd, 224 p.
–WEBER M. (traduit et présenté par Isabelle Kalinowski et Roland Lardinois), 2015 [2003], Hindouisme et bouddhisme, Paris, Flammarion.
Pour citer cet article :
Mathieu Ferry, « Le terrorisme de la vache »,
La Vie des idées
, 17 novembre 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-terrorisme-de-la-vache
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[2] OJHA C.C., GABORIEAU M., 1994, « La Montée du prosélytisme dans le sous continent indien : Introduction/ The Rise of Proselytism in the Indian Sub Continent. An Introduction », Archives de sciences sociales des religions, 87, 1, p. 13‑33.
[3] KLEIN J.A., 2008, « Afterword : Comparing Vegetarianisms », South Asia : Journal of South Asian Studies, 31, 1, p. 199‑212.
[4] Une archive de 1966 du journal The Hindu est disponible à cette adresse.
[7] Les données du National Sample Survey Office permettent de segmenter les ménages s’ils sont Scheduled Tribes (Adivasis), Scheduled Castes (Dalits), et les autres, que nous nommons ici les castes moyennes et hautes.
[8] Cette position est notamment tenue par Raman Singh, le Chief Minister du Chattisgarh, par le juge Mahesh Chand Sharma siégeant à la plus haute Cour de justice du Rajasthan ou encore par Subramanian Swamy, élu à la Chambre haute (la Rajya Sabha) du Parlement indien.
[9] On pourra consulter l’article de Sylvie Guichard sur les « Populismes indiens ».
[11] Sur cette précarité paysanne et l’impact des interdictions d’abattage, on pourra se référer au récit graphique écrit par William de Tamaris et dessiné par Jörg Maillet, « Sacrées Vaches », paru dans le numéro 39 de la revue XXI.
[12] Calculs à partir de l’enquête Indian Human Development Survey II, 2011-2012.