À travers une enquête ethnographique dans un abattoir, Séverin Muller explore le nouveau modèle sanitaire fondé sur la traçabilité et l’autocontrôle. Il montre les contraintes que fait peser ce modèle sur les ouvriers, les cadres et les vétérinaires, groupes qui doivent tous redéfinir leurs pratiques de travail, à mesure que s’exacerbent les tensions entre impératif de profit et préservation de la santé publique.
Outre le compte rendu d’Antoine de Raymond, on peut consulter aussi la lecture d’Isabelle Astier, Une chaîne d’indifférence.
Recensé : Séverin Muller, À l’abattoir. Travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, Paris, MSH, Versailles, Quae, 2008. 300 p., 29 €.
L’ouvrage de Séverin Muller offre un éclairage original sur les enjeux de la mise en place du modèle sanitaire fondé sur l’HACCP [1] : ce système est « avant tout un protocole d’assurance qualité qui consiste à faire l’analyse systémique des différentes opérations de transformation des produits alimentaires pour mieux les maîtriser, en vue de leur amélioration » (p. 80). Du point de vue de S. Muller, l’HACCP correspond à une réponse managériale (visant la fiabilité des procédés dans une perspective de performance économique) à des problèmes de santé publique, en mettant en exergue les tensions que ce modèle fait peser sur le travail, les organisations et leurs relations avec leur environnement. Aussi ce livre, fondé sur une enquête ethnographique de longue durée au sein de tous les services d’une entreprise d’abattage de bovins, va au delà d’une mise en visibilité du travail dans un lieu clos et largement méconnu du public, même si cela constitue une de ses qualités. Le matériau très riche tiré de cette « observation participante transversale » offre en effet un regard neuf sur le travail ouvrier et ses contraintes dans la société actuelle et décrit de manière clinique le processus de transformation des animaux en produit viande. Mais cette recherche ne se limite pas à cela. Conduite dans le contexte post « crise de la vache folle », elle met en relation deux ensembles de phénomènes : une histoire de l’ordre sanitaire et celle d’un secteur professionnel, celui des abattoirs, phénomènes dont elle s’efforce de penser la constitution dans un même mouvement.
La thèse principale de l’auteur, retravaillée tout au long du livre, est que l’émergence du modèle sanitaire fondé sur l’HACCP, la traçabilité et l’autocontrôle (par les industriels, qui implique donc une forme de retrait de l’État), en focalisant la gestion des risques sur des méthodes managériales et un formalisme de la preuve écrite, transforme profondément le travail de groupes tels que les ouvriers, les cadres et la direction de l’entreprise, et les vétérinaires de l’administration, ainsi que les relations entre ces groupes. En particulier, les tensions entre les impératifs de rentabilité et de sécurité sanitaire tendent à s’exacerber, générant ainsi de nouvelles contraintes sur le travail ouvrier d’abattage et de découpe. La mise en place de la traçabilité accentue les effets d’imprévisibilité et les ruptures dans le travail (par opposition à la logique industrielle de continuité du travail à la chaîne), ce qui se traduit (dans l’entreprise étudiée par l’auteur) par un recours accru au travail intérimaire et une précarisation de l’emploi. En l’absence de redéfinition des tâches et des postes, les ouvriers doivent supporter seuls ces nouvelles contraintes et développent de manière informelle un « jeu collectif qui consiste à réduire ou au contraire accélérer le rythme de travail en fonction des situations et des contraintes dictées par le produit » (p. 161). L’ambivalence de la traçabilité, outil de spécification commerciale aussi bien que contrainte légale, fait que l’on passe d’une production de masse indifférenciée à une production sériée en fonction de la demande des clients (p. 163). En dehors du travail d’abattage et de découpe, la mise en œuvre de la traçabilité est mobilisée par le service qualité pour monter en puissance au sein de l’entreprise et gagner en légitimité, tandis que le service commercial, très marqué par une tradition d’oralité et de secret dans les négociations avec les clients, se voit fortement déstabilisé. De la même manière, le renforcement des contraintes sanitaires conduit paradoxalement à un rapport de force structurellement favorable à l’entreprise face à l’inspection vétérinaire, la logique de production de preuves écrites de l’entreprise étant systématiquement favorisée par rapport à la logique d’autorité statutaire des vétérinaires dans un cadre judiciaire. Ainsi, la profession de vétérinaire, marquée par un modèle historique de compétence fondée sur l’inspection visuelle des animaux et des carcasses, se trouve elle aussi mise en question par le modèle de l’HACCP [2].
Penser d’un même mouvement une activité économique et un ordre sanitaire permet à l’auteur de dépasser les apories d’une approche de l’entreprise comme acteur stratégique autonome (cf. p. 227 et sq.). L’entreprise apparaît ici comme d’emblée immergée dans un environnement, environnement qui joue non pas comme une contrainte externe mais qui est retravaillé, réinterprété de manière endogène au sein de l’entreprise qui, par là, contribue aussi à constituer cet environnement. Ainsi, l’auteur montre les liens entre l’abattoir et le groupe de distribution auquel il est rattaché, liens ambivalents si l’en est, le groupe de distribution étant à la fois un partenaire privilégié, très prescripteur à l’égard de l’abattoir, et un concurrent des autres clients de l’entreprise. De la même manière, viennent chaque jour dans l’abattoir des « tâcherons » qui, juridiquement, ne sont pas salariés de l’entreprise mais travaillent néanmoins pour elle. De même, ces inspecteurs des services vétérinaires, agents de l’administration dont la présence quotidienne et le rôle au sein de l’abattoir ne se limite pas à une dimension de contrôle et de sanction, mais qui contribuent à la capacité de l’entreprise à gérer les impératifs sanitaires. Cette analyse des « contours flous » de l’entreprise permet au final de pointer les failles du modèle actuel de gestion des risques sanitaires, qui repose sur un paradigme de l’entreprise comme acteur cohérent et autonome qu’il s’agit de « mettre en transparence », afin d’identifier le lieu de défaillances éventuelles. S. Muller appréhende au contraire l’entreprise comme une entité traversée par des tensions internes (entre ses différents services par exemple) et s’inscrivant dans un environnement fait d’acteurs hétérogènes (clients – eux-mêmes concurrents –, fournisseurs, administration, etc.) aux horizons d’attente différenciés, ce qui élimine une approche en termes de respect/ non respect des règles, ou encore la dichotomie entre « travail prescrit » et « travail réel » : « Le personnel est soumis à une pluralité de normes qui se chevauchent et s’opposent dans un même espace ». [Ceci] « conduit à s’interroger sur les comportements « déviants » et sur le notion de défaillance dans un système où, selon les points de vue, un même comportement est admis ou prohibé » (p. 234).
À cet égard, il faut noter qu’on a une impression de dissymétrie entre la partie consacrée au « travail ouvrier » et les autres parties du livre. Alors que dans le reste du livre, la construction et la mise en œuvre des règles apparaissent comme relativement ouvertes, car prises dans des jeux de pouvoirs entre acteurs différenciés, souvent renégociées ou réinterprétées en fonction du contexte ou du partenaire auquel on s’adresse, dans le cas de la description des transformations du travail au sein du hall d’abattage et de l’atelier de découpe les règles liées à la traçabilité semblent peser de manière unilatérale comme des contraintes externes, auquel les ouvriers n’ont d’autre choix que de s’adapter ou s’ajuster. Mais, s’il s’agit dans ce cas précis de contraintes, quelle est cette entité externe qui les produit ? On peut se demander s’il s’agit du législateur (comme semble l’indiquer l’auteur), des clients de l’entreprise ou de la direction de l’entreprise elle-même, ou bien des trois à la fois. En effet, même si l’auteur n’utilise pas ce mot, on a l’impression que la traçabilité a été l’occasion d’une « flexibilisation » du travail. Aussi, est-ce que c’est la traçabilité en soi qui produit les effets observés, ou la traçabilité telle qu’elle a été mise en œuvre ? Dans un autre passage du livre (p. 203 et sq.) on voit que l’entreprise décide volontairement de mettre en place un « progiciel » dans l’ensemble de ses services pour gérer la mise en œuvre de la traçabilité dans l’entreprise. On voit alors que la traçabilité peut apparaître non seulement comme une contrainte, mais comme un outil pour transformer l’organisation, et faire l’objet d’interprétation et d’usages différenciés : « Chacun des trois services prétend agir dans l’intérêt de l’entreprise, et c’est sans doute le cas, mais chacun interprète cet intérêt commun en fonction de contraintes et de préoccupations propres » (p. 201). Ceci n’est pas qu’un point de détail et souligne le fait que l’ouvrage aurait peut-être gagné à une réflexion sur la façon dont est mobilisée une règle de droit par les acteurs, au-delà de la question des injonctions contradictoires engendrée par l’enchevêtrement dans un même espace d’une pluralité de règles. En effet, si toute règle nécessite un important travail interprétatif, si ses effets dépendent des conditions concrètes de sa mise en œuvre, on ne peut la considérer d’emblée comme une injonction à faire, comme une contrainte exogène, mais il faut plutôt la considérer comme une référence pour l’action. Mais alors, réciproquement, à partir de quand et à quelles conditions peut-on considérer qu’une règle ou un ensemble de règle joue effectivement comme une contrainte pour des acteurs, et le cas échéant lesquels ? Et, in fine, qu’est-ce qu’ « une bonne » règle de droit ? [3]
Les remarques ci-dessus constituent moins une critique qu’une prolongation du débat auquel contribue l’auteur, et qui ouvre selon moi vers une « anthropologie politique » du sanitaire : « anthropologie », parce que l’auteur montre que tout ordre sanitaire repose sur une conception de ce que les hommes sont, de leurs relations et de leurs capacités d’action ; « politique » ensuite parce l’institution d’un ordre sanitaire (i) transforme ou conforte des rapports de pouvoir entre groupes sociaux et (ii) consacre des valeurs et des représentations. Dans le cas présent, S. Muller met en avant le fait que la mise en œuvre de l’HACCP tend à favoriser une sorte de formalisme de la preuve écrite, pour évacuer les compétences des acteurs, notamment celles des ouvriers et des vétérinaires. Ce résultat est en un sens paradoxal, car la traçabilité suppose pour bien fonctionner (en principe tout au moins), une vigilance du citoyen [4]. Le regard critique porté dans cet ouvrage sur le nouveau modèle de gestion des risques à partir d’une observation du travail complète et éclaire utilement la littérature scientifique sur la construction et la mise en place du nouveau modèle de gestion des risques du point de vue des institutions. Dans une conclusion éclairante, l’auteur avance la notion de « préservation » des populations et souligne le caractère très problématique de l’assimilation qui tend à se diffuser actuellement dans de nombreux secteurs d’activités entre des méthodes managériales de gestion des risques fondées sur le principe de fiabilité et visant la performance économique d’une part, et la question politique des risques collectifs d’autre part.
Antoine de Raymond, « Le travail à la découpe »,
La Vie des idées
, 30 janvier 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-travail-a-la-decoupe
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[2] C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics ont de leur côté entamé un travail de procéduralisation de l’activité de vétérinaire, cf. Laure Bonnaud et Jérôme Coppalle, « La production de la sécurité sanitaire au quotidien : l’inspection des services vétérinaires en abattoir », Sociologie du travail, 50, p. 15-30, 2008.
[3] De ce point de vue, on peut aussi regretter que l’auteur n’aborde pas la question de la qualité des produits. En effet, l’un des enjeux de l’importation du modèle d’inspiration anglo-saxonne de gestion des risques décrit par l’auteur est la disjonction des aspects sanitaires et de qualité des produits, qui va à l’encontre de la tradition française de régulation des marchés. Plus généralement, on ne voit pas les effets de l’introduction du nouveau modèle sanitaire dans la sphère marchande. Or à partir du moment où on passe à une logique de normes privées dans le domaine sanitaire, la concurrence s’étend à ce domaine et ces normes deviennent une « variable stratégique » pour les entreprises, qui cherchent à imposer leurs propres normes aux autres acteurs du marché, dans le but notamment de leur faire supporter les coûts du contrôle sanitaire. Les enjeux sanitaires sont donc aussi des enjeux de définition de ce qu’est la concurrence et de pouvoir sur le marché.
[4] Cf. Didier Torny, « La traçabilité comme technique de gouvernement des hommes et des choses », Politix, vol. 11 (44), 1998, pp. 51-75. Cet auteur ajoute que « ce n’est que par un travail attentif d’attention et de vérification, composantes complémentaires de la vigilance, que la traçabilité peut remplir son rôle » (p. 67-68).