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Essai Société

Les Gilets jaunes et les exigences de la représentation politique


par Rémi Lefebvre , le 10 septembre 2019


Le rejet de toute représentation, qui a été sa force, a conduit le mouvement des Gilets Jaunes à s’absenter des élections européennes, et à l’essoufflement. Cette dynamique de désintermédiation de la politique n’est pas propre à la France : elle ronge l’ensemble des démocraties occidentales.

Les Gilets jaunes ont été largement absents de la séquence des élections européennes. Alors qu’ils ont dominé l’agenda politique et médiatique pendant six mois et fortement déstabilisé le pouvoir en place, ils ont très peu marqué la campagne électorale dont l’issue a consolidé la position de La République en Marche et confirmé le séisme électoral de 2017. Le mouvement produira sans nul doute des effets structurels de politisation et de socialisation et il n’est pas exclu qu’il connaisse un rebond, mais à court terme il semble s’être liquéfié et dissous. L’ordre électoral et la politique instituée ont repris leur droit et réimposé leurs codes. Cette restauration était prévisible. Mais cette situation renvoie aussi aux contradictions et aux apories du mouvement qu’un retour sur les derniers mois passés permet d’analyser.

Les Gilets jaunes participent de la dynamique socio-politique actuelle de désintermédiation (dont le macronisme est l’expression inversée). Le mouvement s’est développé hors des structures organisées (partis et syndicats), discréditées et peu représentatives, et cette subversion des cadres traditionnels a été une condition de possibilité tant de son développement que de son succès. Le mouvement est parvenu à se structurer sans s’appuyer sur une organisation. Au fil des semaines, dès lors que la volonté d’être plus qu’un mouvement protestataire ponctuel a été affirmée, des aspirations à la formalisation ont émergé. Elles sont néanmoins apparues rapidement contradictoires et, rejetant la représentation sous toutes ses formes (incarnation, entrée dans l’arène électorale, mise en organisation), le mouvement s’est essoufflé dans la durée. Les Gilets Jaunes révèlent à la fois la décomposition des canaux politiques traditionnels, mais aussi la nécessité de médiations et la contrainte indépassable de la représentation dans les règles du cadre démocratique dominant dont la légitimité est pourtant de plus en plus fragile.

On reviendra dans un premier temps sur la dynamique de désintermédiation politique, et on analysera comment le mouvement a pu se développer hors des structures existantes tout en s’organisant. On montrera ensuite pourquoi sa démobilisation tient pour partie à son incapacité à formaliser une stratégie et à son rejet de toute forme de médiation représentative.

Un processus multiforme de désintermédiation politique

En quelques mois, La République en Marche et les Gilets jaunes ont été deux manifestations du processus à l’œuvre de désintermédiation politique. Tout semble a priori opposer ces deux émergences socio-politiques : leurs mots d’ordre, leur style, leur géographie sociale ou les propriétés sociales de leurs participants. Les deux mouvements sont idéologiquement et sociologiquement opposés. Ils sont pourtant les deux faces d’une même pièce, celle de l’affaiblissement de l’ordre partisan et des organisations traditionnelles. Ils participent de l’affirmation de la « démocratie du public » qui s’affranchit des corps intermédiaires et des élites traditionnelles [1]. Ces mouvements ne sont pas le produit de traditions organisationnelles ou de cultures politiques ou de filiations intellectuelles préétablies, mais ont surgi en fonction d’une conjoncture et d’une actualité précises, d’une logique de situation, en apparence ex nihilo [2]. À quelques mois de distance, ils ont subverti et déstabilisé le système politique : par le haut pour le mouvement d’Emmanuel Macron, plus élitaire, par le bas pour les Gilets jaunes, plus proche d’une base populaire (aux contours complexes et variables selon les configurations territoriales). Ils ont fait effraction dans la « vieille politique » et le « vieux monde » des organisations dont ils ont cassé les codes dominants. On retrouve dans les deux cas un rejet de la « vieille politique » et une aspiration à la déprofessionnalisation de la politique qui participent d’une tendance commune au « dégagisme ». Mouvements improbables à bien des égards, ils ont dérouté les grilles d’analyse des observateurs et les acteurs dominants qui ne les avaient pas anticipés et ont suscité une pléthore d’interprétations, tant ils déstabilisent les routines analytiques des chercheurs [3]. Les deux mouvements se sont aussi structurés sous des formes assez proches (de manière horizontale et à partir des réseaux sociaux, sans structure préétablie), mais aussi très différenciées (personnalisation très forte autour d’un leader d’un côté, refus de tout leadership et mise en cause du principe même de représentation de l’autre). Ne disposant pas du tout des mêmes ressources initiales, ils ont tous les deux « hackés » et court-circuité les acteurs représentatifs traditionnels du système politique.

La République en Marche et les Gilets Jaunes sont ainsi le produit tout autant que les ferments d’une dynamique de désintermédiation de la politique qui n’est pas propre à la France, mais ronge l’ensemble des démocraties occidentales. Ils portent les intérêts de groupes sociaux qui ne se sentaient plus représentés, invisibilisés ou déniés. Les médiations traditionnelles sont court-circuitées par des organisations ou des mouvements qui surgissent et les déstabilisent en utilisant les réseaux sociaux, les plateformes et des formes à la fois horizontales et verticales de mobilisation. Ils traduisent ainsi chacun à leur manière la décomposition des organisations politiques et l’affaiblissement de leur ancrage social.

Mais là où la République en Marche a réussi son entrée en politique et à s’intégrer dans le système institutionnel (tout comme dans le Mouvement 5 Étoiles, d’une tout autre manière en Italie), confortant certaines de ses tendances (présidentialisation et ultra-personnalisation [4]), le mouvement des Gilets jaunes s’est essoufflé (tout en bénéficiant d’un soutien élevé et persistant de l’opinion publique), en partie parce qu’il n’a pas su donner un débouché politique à la mobilisation. La difficulté à structurer le mouvement ou l’échec des listes aux élections européennes sont emblématiques de ce processus. Le mouvement a révélé la décomposition sociale de partis en apesanteur sociale et l’inadaptation des syndicats aux transformations du monde du travail. Ils ont démontré aussi la capacité de s’organiser hors des structures de représentation. Mais cet aspect s’est retourné en faiblesse et a mis en échec la durabilité du mouvement et ses « débouchés » politiques.

Une mobilisation en dehors des partis et syndicats

Un mouvement social « auto-organisé » qui émerge et se développe en dehors des canaux traditionnels de la contestation et de la représentation sociale n’est pas un phénomène nouveau. Pensons aux « coordinations dans les années 1980 ». Ces dernières étaient cependant strictement corrélées et confinées à un milieu professionnel salarié et ont été largement animées par des militants de la « gauche syndicale » venant en particulier de la CFDT. Elles avaient désigné des interlocuteurs pour négocier avec le gouvernement. Le mouvement de Gilets jaunes est beaucoup plus large et rassemble une fraction importante de primo-engagés. Il est emblématique de ce que le sociologue Albert Ogien appelle les « pratiques politiques autonomes » qui se développe à l’écart des institutions traditionnelles de la démocratie représentative : rassemblements, parti plateformes, nouveaux partis, comme Momentum en GB, le Tea Party aux États-Unis, le Mouvement Cinq étoiles, les Indignés… qui ne cherchent pas tous la conquête du pouvoir d’État, mais instaurent des contre-pouvoirs démocratiques et sont facteurs de changement social [5]. Le modus operandi classique des mobilisations initiées par les organisations traditionnelles est le suivant : les organisations lancent un appel, fixent une date, un lieu, prépare l’acheminement des mobilisés avec des autocars et cherchent à attirer l’attention des médias et des gouvernants. L’action collective des gilets jaunes n’est pas totalement en rupture : il y a bien eu un appel à mobilisation le 17 novembre 2018, préparé de longue date. Mais la dynamique a été globalement spontanée, décentralisée, au départ essentiellement locale (le mouvement s’est rapidement nationalisé à travers les chaînes d’information en continu et les montées à la capitale le samedi). Le mode de mobilisation qui perturbe les grilles d’analyse classique est ici moléculaire, sans centre ni leader, et n’est cadré ni par un parti ou par une organisation syndicale. Le mouvement a réussi à imposer son vocabulaire et ses symboles et points de ralliement, des gilets jaunes aux ronds-points.

Une « ringardisation » des répertoires d’action traditionnels s’opère par là même. Le pouvoir est dérouté face à un mouvement sur lequel il n’a pas prise et qui refuse de produire des interlocuteurs pour négocier. Le jeu représentatif traditionnel est fondé sur une division du travail entre partis et syndicats : la défense des intérêts catégoriels revient aux syndicats et la tâche d’articuler ces revendications en propositions politiques par la médiation des institutions politiques incombe aux partis. Le modèle des « pratiques politiques autonomes » trouble ce jeu établi et largement épuisé. Le mouvement a agi comme un révélateur de l’effritement des organisations politiques : dévitalisées et trop repliées sur leurs jeux ou enjeux propres, elles ne pèsent plus dans le débat public et ne parviennent plus à définir l’agenda public. La protestation sociale passe par d’autres canaux.

L’incompréhension des syndicats (et tout particulièrement la CGT) est à ce titre éloquente. Ils sont d’abord passés complètement à côté du mouvement qu’ils ne comprennent pas sans doute parce le mouvement est créé hors des entreprises, qu’il prospère dans des déserts syndicaux et que sa sociologie est hétérogène. Un cadre lyonnais de la CGT lors de son congrès de mai 2019 exprime a posteriori ce désarroi : « Pour la première fois, un mouvement puissant a éclaté auquel on n’est pour rien » (Le Monde, le 19 mai 2019). La CGT l’assimile hâtivement et stratégiquement à l’extrême droite et pense à un feu de paille. Sous l’effet notamment de la professionnalisation du travail syndical, les responsables syndicaux sont de plus en plus en décalage par rapport à des aspirations pourtant proches du cœur de leur travail revendicatif, défendues par nombre de travailleurs pauvres, de retraités modestes ou de jeunes intérimaires [6]. Comme l’a montré le sociologue du syndicalisme Karel Yon [7], des facteurs conjoncturels jouent aussi : les syndicats centrés sur des enjeux propres à leurs champs au moment de l’émergence du mouvement (les affaires à FO qui ont conduit à la démission de Pascal Pavageau, les élections professionnelles…). La CGT cherche ensuite à se rapprocher du mouvement. Mi-décembre, des manœuvres d’approche sont tentées, mais le mot d’ordre commun de grève n’est pas un succès.

Les partis politiques n’ont quant à eux aucune prise sur le mouvement. Le Monde repère dans une enquête fouillée (le 6 février 2019) portant sur les principaux groupes Facebook du mouvement que les « discours et argumentaires des partis politiques traditionnels ne tiennent qu’une place marginale, voire anecdotique ». Le Rassemblement national ou La France insoumise sont très peu implantés dans la France des villes moyennes ou périurbaines. Les travaux sur l’implantation électorale de l’extrême droite dans ces territoires montrent qu’elle n’est indexée sur aucune réelle implantation militante. Rappelons que le RN ne possède qu’une vingtaine de permanences sur toute la France [8] !

Les partis ne représentent pas la France « des petits moyens » [9] qui sont le cœur sociologique du mouvement. Les profonds sentiments d’injustice que le mouvement a exprimés ne sont plus portées, exprimées, politisées par les organisations de gauche traditionnelles, y compris les plus radicales comme la France Insoumise. Alors que les Gilets jaunes valident plutôt les mots d’ordre dégagistes de Jean-Luc Mélenchon (la « révolte citoyenne » contre les élites, l’auto-organisation du peuple), son mouvement s’est révélé incapable de s’approprier le mouvement. La France Insoumise est essentiellement ancrée sociologiquement dans la fonction publique, les diplômés déclassés ou la « France des quartiers » (un tiers des députés de la LFI ont été élus en Seine-Saint-Denis), autant de segments peu présents chez les Gilets jaunes mobilisés. Dans un vieux langage de la science politique, les Gilets jaunes démontrent que la fonction tribunitienne n’est plus remplie par aucune organisation. Jadis exercée par le parti communiste, elle permettait de porter la protestation sociale et de l’organiser, mais aussi de la canaliser. Faute de cette régulation, le mouvement des Gilets Jaunes a revêtu un caractère relativement incontrôlable et n’a pas pu domestiquer la violence en son sein.

La majorité parlementaire En Marche quant à elle a largement démontré qu’elle était hors sol. Les 300 députés macronistes n’ont que de faibles prises sur leurs territoires locaux d’élection et ont été souvent bien plus des cibles que des médiateurs. La séquence a montré qu’En Marche paie le prix de l’absence d’un véritable parti sur lequel s’appuyer. La quasi-totalité des partis d’opposition ont cherché à s’approprier le mouvement selon des modalités et angles différents (Les Républicains y ont vu d’abord la validation de leur rhétorique anti-impôts…), mais sans réel succès. La démarche de faire rentrer à toute force le mouvement dans les catégories interprétatives de la politique et des schèmes partisans s’est révélée un échec. L’assemblage social hétérogène du mouvement n’était sans doute pas « récupérable » par les partis. François Dubet le rappelle : les organisations partisanes sont l’héritage du « régime de classes sociales » [10]. Les classes offraient une représentation unifiée et stable des inégalités et forgeaient des identités collectives. Les partis se greffaient (partiellement) sur ces identités et les entretenaient. Ils donnaient aux dominés une forme de dignité en les intégrant. Les Gilets Jaunes témoignent d’une forme d’individualisation du mécontentement social qui rend problématique son agrégation en revendications plus articulées, même si François Dubet sous-estime à tort selon nous la dimension collective et politique du mouvement.

Cette absence générale de prises partisanes sur le mouvement, ce sentiment que le mouvement échappe à tous les cadres de la politique représentative ont alimenté la perception qu’une crise politique se jouait. Le mouvement s’est révélé de fait a-partisan et/ou anti-partisan. Selon l’enquête réalisée par une équipe de politistes de Grenoble (Le Monde, 26 janvier 2019), 60 % des interrogés ne se situent pas sur l’axe gauche droite et 8 % ni à gauche ni à droite (niveaux de désaffiliation bien plus élevés que dans la population française globale). Une immense défiance à l’égard des organisations politiques et du mécanisme représentatif qui en est au principe ressort des matériaux collectés par les chercheurs. La critique des partis va de pair avec une conception a-conflictuelle et consensuelle de la politique, la croyance que les intérêts de chacun peuvent être respectés et une représentation moniste et idéalisée du « peuple » qui n’est pas pensé comme traversée par des conflits de classes. La défiance se porte sur les élites politiques et de la politique professionnelle (« le peuple contre les gouvernants » [11]), guère sur le patronat qui a été peu ciblé. Là encore, l’hétérogénéité sociale du mouvement et sa diversité idéologique sont un obstacle à toute politisation conflictuelle. Comme l’écrit Samuel Hayat [12], « le mouvement des Gilets jaunes s’oppose aux technocrates, mais il en reprend largement la conception péjorative de la politique partisane et la manière de penser l’action publique. Le citoyennisme est le pendant démocratique du macronisme qui nous disent tous les deux qu’il faut en finir avec les idéologies : l’un comme l’autre réduisent la politique à une suite de problèmes à résoudre, de questions auxquelles répondre ».

Une action collective pourtant organisée

Les Gilets jaunes ne sont pas pour autant un mouvement social sauvage, qui rejette toute forme d’intermédiation. Si le mouvement a fait l’économie d’une organisation, il a structuré son action, articulant habilement et de manière multi-centrée le territorial et le virtuel, les luttes de proximité des ronds-points et les réseaux sociaux, les actions en province et les manifestations parisiennes. Un travail de médiation politique et sociale a bien été produit sans organisation et sans représentation dans ses formes habituelles.

Le mouvement démontre une nouvelle fois le potentiel de mobilisation qu’offre Internet et sa capacité à élargir l’accès à la parole publique. Les réseaux sociaux et leur viralité ont tenu lieu d’organisation. Ils tendent à fonctionner comme des vecteurs et ascenseurs contestataires puissants qui ont permis de relier des gens inconnus dans une forme d’immédiateté et d’agréger soutiens et mots d’ordre. Facebook s’est vite imposé comme le rond-point des ronds-points et une forme d’« AG » permanente et éclatée du mouvement. Tout en donnant un caractère non hiérarchique, les réseaux ont généré des phénomènes de leadership localisés puis nationaux qu’il ne faut pas négliger. Une forme de réintermédiation numérique s’opère. Via les réseaux sociaux, le mouvement a aussi produit et porté sa propre communication hors des canaux médiatiques traditionnels en imposant progressivement son langage et ses codes sur les plateaux de télévision, devenus friands de figures profanes et anonymes. Facebook, Twitter, Whatsapp… semblent avoir réduit l’avantage structurel que les élites ou sur les organisations traditionnelles ont sur les citoyens ou les populations dominées, à savoir le monopole des opinions, le contrôle de l’agenda, de l’ordre du jour, de ce dont on parle, de « ce qui se passe » et de ce qui est important.

Le mouvement a rempli une autre fonction sans organisation. Un travail d’élaboration d’une ligne politique s’est peu à peu déployé, certes de manière éclatée, mais qui a conduit à un élargissement de la cause initiale (l’opposition de la taxe carbone, détonateur de la mobilisation) et à une montée en généralité. Les Gilets jaunes ont permis un partage de souffrances sociales, rendues publiques, encouragé l’expression de récits individuels de misères, mais ce rôle purement expressif a été progressivement dépassé par la transmutation de misères individuelles en une cause collective qui s’est dégagée même si elle est restée confuse. Les Gilets jaunes ont été souvent analysés principalement comme l’expression négative d’une protestation ou de « passions tristes » pour reprendre l’expression assez méprisante de François Dubet. Mais cette analyse ne rend pas justice au travail politique produit, quoique de manière désordonnée.

Des principes de justice sociale, de dignité, de reconnaissance ont été construits très au-delà des revendications ponctuelles initiales. Une liste de 42 revendications relativement cohérente est publiée le 28 novembre [13]. Les Gilets jaunes ont de fait réussi à interconnecter une série d’inégalités à partir d’une question de pouvoir d’achat liée à la taxe essence. Si les revendications ont été évolutives, souvent contradictoires et non priorisées, formant une liste à la Prévert [14], ils ont réussi à mettre la justice sociale au cœur du débat public. L’enquête de Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion à Dieppe montre qu’un socle de revendications fait l’unanimité autour d’un agenda de justice sociale. La revalorisation du SMIC, le rétablissement de l’ISF, l’augmentation des retraites suscite un accord de 90 % des personnes interrogées (Le Monde, 28 décembre 2018).

Outre cette fonction de structuration de l’opinion, le mouvement a assumé une autre fonction que les partis et organisations politiques remplissent de moins en moins : celle de sociabilité, de solidarité et de socialisation [15]. Les enquêtes ou les médias ont documenté la convivialité des ronds-points et la fraternité et l’entraide qui les animaient. Les Gilets jaunes ont révélé la solitude et le désœuvrement, notamment des femmes seules très présentes dans le mouvement, mais aussi l’aspiration à l’échange, aux coups de main, à la réciprocité. Autant de valeurs qui tendent à disparaître des partis de gauche dont la sociabilité s’étiole et qui sont de moins en moins des lieux de vie et d’interconnaissance. Ces échanges et ces relations sociales ont aussi été le creuset d’un processus de politisation et d’apprentissage de la politique.

Les dilemmes stratégiques du mouvement

Cette auto-organisation a été efficace, mais la question de la durabilité du mouvement et celle, subséquente, de sa mise en organisation se sont rapidement posées. Le jeu représentatif a été subverti, mais il impose aussi ses règles. Les forces du mouvement (sa souplesse, son informalité, son horizontalité…) sont aussi ses faiblesses (absence d’horizon stratégique clair, de lisibilité…). Dès lors que le mouvement se veut autre chose qu’une protestation ponctuelle (ce qui est induit par la montée en généralité de ses mots d’ordre), ses apories surgissent. À partir de février 2019, la fracture a été de plus en plus forte entre la stratégie de la rue et celle des urnes, la deuxième impliquant la formalisation d’une organisation dans la perspective des élections européennes de mai. Devenir ou ne pas devenir une organisation (pas forcément liée au jeu électoral) : telle a été une des questions centrales qui a agité le mouvement. Un dilemme l’a rapidement gagné : entrer dans le jeu représentatif (électoral notamment ou dans le champ des organisations du mouvement social) pour durer et peser, avoir un « débouché », au risque de la normalisation et de l’institutionnalisation, ou maintenir une forme du mouvement non organisé ou sans logique de représentation conforme à son style et garant de son efficacité jusque-là. Pour le dire autrement et résumer une alternative classique des mouvements émergents : prendre parti au risque d’être pris par la politique partisane. Nuit Debout quelques années plus tôt a été traversé par les mêmes interrogations et dilemmes. Les mobilisés sont-ils si réfractaires à toute organisation ? On peut en douter. L’enquête de Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion à Dieppe montre que 91 % des enquêtés souhaitent se structurer en un mouvement organisé et durable, et que 80 % pensent qu’il faut des porte-parole pour les représenter. La question pratique du « comment » est plus problématique…

Diverses « structures » de coordination nationale des gilets jaunes se sont constituées autour de trois légitimités principales : celle des réseaux, celle des plateaux télé et celle du terrain, mais le mouvement n’a pas stabilisé de règles organisationnelles. Malgré les nombreux micro-leaders qu’il a générés, le mouvement n’a pas de représentants officiels et se dérobe aux injonctions des gouvernants qui l’incitent à les produire. Propulsés par leur influence sur les réseaux, les leaders revendiquent le fait de ne pas en être et sont contestés s’ils le sont trop. Toute tentative pour trouver des porte-parole a échoué. Une partie du mouvement annonce fin novembre la création d’une délégation de huit communicants à l’issue d’une consultation de 30 000 personnes sur Internet. Mais « ces messagers » qui ne sont pas conçus comme « des décisionnaires » sont d’emblée désavoués. Un représentant aurait sans doute nui à l’identification large dont on a bénéficié le mouvement, mais l’absence de leaders reconnus a aussi eu un effet négatif : le sens du mouvement a été qualifié depuis l’extérieur. Faute de porte-parole, on l’a fait parler… beaucoup et souvent pour le desservir.

Un rassemblement de gilets jaunes des plateaux télé se constitue autour d’Hayk Shahinyan, le « Collectif du 17 novembre » qui est à l’origine d’un projet de liste éphémère aux élections européennes menée par Ingrid Levavasseur, mais le projet avorte rapidement. D’autres projets de liste (une dizaine) sont lancés qui connaissant un sort similaire. Les logiques du jeu électoral mettent sous tension le mouvement. « Dès lors que vous prétendez aux suffrages, vous ne pouvez plus mener le combat des idées, estime en février François Boulo, porte-parole de « gilets jaunes » de Rouen. Car vous rentrez dans des stratégies pour vous faire élire. » (Le Monde, 13 avril 2019). Si Éric Drouet invite les Gilets jaunes à ne pas disperser leurs voix pour peser aux européennes (Le Monde, 13 avril 2019), ils n’ont pas trouvé de traduction politique lors du scrutin. Finalement trois listes se réclamant des Gilets jaunes dirigés se présentent au scrutin européen et font collectivement 1 % des voix.

Parallèlement, une autre dynamique non électorale de coordination des gilets jaunes tente de s’imposer. Le 30 novembre, un rassemblement de ronds-points de Commercy, petite ville de la Meuse, lance un appel à créer dans toute la France des assemblées populaires, selon des principes proches du municipalisme libertaire. La question démocratique de la représentation du mouvement est au cœur de la première Assemblée des assemblées qui regroupe une centaine de délégations dans cette ville en janvier. Le rejet de la représentation politique est au fondement de cette démarche marquée par le refus de la hiérarchie et de la délégation. La légitimité des délégués de cette assemblée pour parler au nom de tous les « gilets jaunes » est sans cesse remise en cause. « Il y a une telle méfiance, on a peur de trahir et d’être assimilé à ce qu’on combat : ce député à qui on délègue notre vote et qui une fois à l’Assemblée agit sans jamais nous consulter » confie Dominique, 57 ans, venue de Seine-et-Marne. Un animateur des débats s’interroge : « Comment s’organiser pour être le plus démocratique possible ? Vous voyez c’est ce qu’on essaye de faire ce soir et on a beaucoup de mal. La démocratie c’est super difficile ! » (Le Monde, 29 janvier 2019). On lit dans l’appel final : « Nous ne voulons pas de ‘représentants’ qui finiraient forcément à parler à notre place » (…) Si on nomme des représentants et des porte-parole, ça finira par nous rendre passifs. Pire : on aura vite fait de reproduire le système et fonctionner de haut en bas comme les crapules qui nous dirigent ». Ou encore : « ne remettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation et de la récupération ».

L’Assemblée des assemblées se réunit encore deux fois. Environ 700 « gilets jaunes », délégués par 235 groupes de toute la France se réunissent en avril à Saint-Nazaire pour la deuxième Assemblée des assemblées puis en juin à Montceau-Les-Mines. La volonté de structurer le mouvement dans le long terme (« s’ancrer dans la durée ») est réaffirmée, mais de la façon la plus horizontale possible. Mais là encore on observe un enlisement. Cette deuxième dynamique, elle aussi, se grippe…

Le mouvement n’a pas tenu la distance dans le temps, même s’il a bénéficié d’un long et puissant soutien de l’opinion. Le scénario du passage de la sphère sociale à la sphère politique ou électorale a avorté rapidement, marquant la limite du processus de désintermédiation à l’œuvre. Les Gilets jaunes expriment tout à la fois une aspiration à la politique et un rejet de la politique instituée et électorale. L’opposition entre le haut et le bas est au cœur du mouvement qui participe de ce point de vue d’une « situation populiste » (le rejet du leader l’en démarque). Dans ce mouvement, les organisations et médiations n’ont pas leur place parce que leur discrédit est très profond, mais aussi parce qu’il s’appuie sur une conception moniste d’un peuple homogène dont la défense des intérêts irait en quelque sorte de soi. Comme l’a récemment rappelé Yves Mény, « la démocratie telle qu’elle fonctionne est fondée sur la représentation et une suppose une médiation généralisée des rapports sociaux et politiques. Groupes, syndicats, partis rassemblent, structurent, organisent, mobilisent et agissent pour le compte d’individus, de consommateurs, de citoyens qui n’ont pas forcément les qualités, les moyens, la volonté ou la disponibilité de temps nécessaire à l’action individuelle. Ces filtres sont en train de disparaître ou en tout cas traversent une crise profonde » [16]. Les Gilets jaunes sont un révélateur puissant de cette crise, mais aussi des impasses pour en sortir. Une médiation s’est bien produite qui bénéficie notamment des ressources technologiques des réseaux sociaux, mais le refus de la représentation conduit le mouvement dans une forme d’impasse politique et stratégique. Ne pas être ou être devenu un parti ou une organisation : c’est à la fois la force des Gilets jaunes… et leur faiblesse. Marqué par un horizontalisme radical qui s’est accusé avec le temps, le mouvement se condamne à l’impuissance. Il participe d’un mouvement puissant de désaffiliation vis-à-vis des corps intermédiaires et des élites, mais se révèle plombé par l’incapacité de produire de nouvelles médiations qui dépassent le contexte de mobilisation. La politisation du mouvement selon des schèmes classiques aurait sans doute exacerbé les contradictions du mouvement. Les organisations restent sans doute en démocratie représentative, sous condition d’une rénovation radicale de leur modèle, des structures indispensables pour agréger durablement des intérêts collectifs, les défendre et les porter dans le système politique à travers des programmes et des propositions… Révélateur de l’état de désencadrement des catégories populaires, les Gilets jaunes sont un défi pour la gauche : quelles médiations reconstruire avec la société alors que le discrédit des organisations est radical ? En dépit de leurs impasses, les Gilets jaunes auront mis au cœur du débat public la question démocratique. Loin de glisser vers des thématiques xénophobes, l’agenda des Gilets jaunes a évolué, selon une certaine cohérence, de la justice sociale vers la question démocratique, selon un processus assez proche de Nuit Debout (alors que la sociologie des deux mouvements était au départ très différenciée) [17]. Comme si, désormais, la question de la démocratisation des institutions était le préalable à la résolution de la crise sociale...

par Rémi Lefebvre, le 10 septembre 2019

Aller plus loin

 Ce texte a été traduit en allemand sur la Friedrich-Ebert-Stiftung

Pour citer cet article :

Rémi Lefebvre, « Les Gilets jaunes et les exigences de la représentation politique », La Vie des idées , 10 septembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-Gilets-jaunes-et-les-exigences-de-la-representation-politique

Nota bene :

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Notes

[1Gérard Noiriel fait référence dans de nombreux entretiens au concept de Bernard Manin. Voir notamment Le Monde, le 28 novembre 2018.

[2Il ne faut pas négliger surtout dans le cas de LREM les phénomènes de reconversion et de continuité.

[3Bernard Dolez, Julien Fretel, Rémi Lefebvre, «  Introduction générale. La science politique mise au défi par Emmanuel Macron  » in Bernard Dolez, Julien Fretel, Rémi Lefebvre, dir., L’entreprise Macron, Presses universitaires de Grenoble, 2019 (publication en avril 2019).

[4Les classes dominantes seraient-elles, contrairement à une idée reçue, moins réfractaires à la remise de soi à un leader  ?

[5Notamment «  Le spectre de la démocratie directe  », Libération, 31 janvier 2019.

[6Guillaume Gourgues, Maxime Quijoux, «  Syndicalisme et gilets jaunes  », La Vie des idées , 19 décembre 2018.

[7«  Les syndicats dans la roue des Gilets jaunes  » in AOC, Gilets jaunes. Hypothèses sur un mouvement, La découverte, 2019.

[8Rémi Lefebvre, «  Des partis en apesanteur sociale  ?  » in Igor Martinache, Frédéric Sawicki, dir., La fin des partis  ?, Puf/ La vie des idées, à paraître, 2020.

[9Isabelle Coutant, «  Les ‘petits-moyens’ prennent la parole  » in Le fond de l’air est jaune, Seuil, 2019.

[10Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme, Éditions du Seuil, 2019.

[11De ce point de vue, les gilets jaunes marquent un glissement du «  populisme  » du champ politique vers le champ social.

[12«  L’économie morale et le pouvoir  » in Le fond de l’air est jaune, Seuil, 2019.

[13Patrick Farbiaz, Les Gilets jaunes. Documents et textes, Éditions du Croquant, 2019.

[14Le rejet de la dépense publique et de la fiscalité coexiste de manière problématique avec la revendication d’une intervention de l’État.

[15Laurent Jeanpierre, In girum. Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, «  Cahiers libres  », 2019.

[16Yves Mény, Imparfaites démocraties, Presses de sciences Po, 2019, p. 232.

[17La mise en crise des modalités de la représentation politique et la formulation de nouvelles demandes démocratiques s’expliquent sans doute par l’évolution de la sociologie du mouvement comme le montrent les travaux en cours de Magali Della Sudda à Sciences PO Bordeaux.

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