Le château de Villers-Cotterêts, dont le pouvoir actuel veut faire la Cité internationale de la langue française, servit longtemps de dépôt de mendicité, puis de maison de retraite entre 1889 et 2014, accueillant des vieillards indésirables. Il en reste d’éloquents “fichiers disciplinaires”.
Priorité patrimoniale du président Macron, la Cité internationale de la langue française dispose déjà d’un site internet qui rappelle longuement l’histoire de son écrin architectural : le château de Villers-Cotterêts (dans l’Aisne). On y parle beaucoup de François Ier, de chasse et de fastes, mais une seule ligne suffit à rappeler que le château, transformé au XIXe siècle en « dépôt de mendicité pour les indigents du département de la Seine », devint ensuite une maison de retraite de 1889 à 2014. C’est cette histoire peu connue et si souvent négligée que présente le beau livre de Mathilde Rossigneux-Méheust, plongée dans l’envers des Trente Glorieuses, à la recherche des vieillards aux mauvais comportements. Réflexion sur les principes et pratiques du fichage, le livre est aussi une évocation sensible des parcours de « vieillesses irrégulières » et une contribution à l’histoire des personnes âgées dans la France des « Trente Glorieuses » et de la protection sociale naissante.
La discipline à l’hospice
Comme toujours dans la précieuse collection « À la source » des éditions La Découverte, le point de départ est une archive : le fichier des sortants « à ne pas reprendre » tenu par l’administration de la maison de retraite de Villers-Cotterêts entre 1956 et 1980. Un peu plus de trois cent fiches bristol, petit format, perdues au milieu d’une masse considérable de documents, lesquels éclairent d’autres aspects de la vie des pensionnaires : le château est grand, l’espace de stockage ne manquait pas, et les renseignements administratifs (en cours de classement par les archivistes du Centre d’action sociale de la Ville de Paris) ont ainsi pu échapper aux tris et destructions qui vouent le plus souvent de telles existences de papier au « néant de l’oubli » (selon le mot d’Alain Corbin).
Le fichier « à ne pas reprendre » sur lequel se concentre l’enquête de Mathilde Rossigneux-Méheust n’a pas de nom. Regroupant des informations sur un peu moins d’un quart des résidents de la maison de retraite, il tient lieu de « casier disciplinaire ». On y découvre sur la petite surface du bristol l’identité du pensionnaire, quelques renseignements nominatifs, le nombre de rapports de punition dont il a fait l’objet, d’éventuelles (et peu prolixes) indications complémentaires. Au même titre que les registres de punitions, auquel il fait explicitement écho, ce fichier témoigne de l’emprise disciplinaire de l’institution hospitalière sur ses usagers. Comme d’autres outils de fichage, qui se construisent et prospèrent alors dans le domaine policier ou dans la gestion administrative des étrangers, il délimite la catégorie des « indésirables » (le terme est employé, au moins ponctuellement, dans la correspondance du directeur de l’hospice de Villers-Cotterêts dans les années 1950). Et c’est d’abord dans cette historiographie du contrôle social, profondément renouvelée, que s’inscrit cet ouvrage [1].
Toute une part de l’enquête consiste à comprendre la genèse et les usages d’un tel fichier, qui avait probablement pour fonction immédiate l’identification des mauvais pensionnaires dont on voulait se débarrasser (ou qu’on pouvait refuser de reprendre s’ils étaient partis). Ce qui complique les choses, c’est que la maison de retraite de Villers-Cotterêts n’était guère attractive : non seulement elle souffrait de la mauvaise réputation longtemps associée au dépôt de mendicité dont elle avait pris la suite, mais surtout elle était géographiquement éloignée de la capitale, dont provenait la plupart de ses pensionnaires. La difficulté à remplir les lits, le risque de fermeture de l’institution, expliquent les expériences menées à la fin des années 1950 pour attirer de nouveaux publics, notamment parmi les internés des hôpitaux psychiatriques susceptibles de bénéficier d’une « réadaptation sociale ». Peut-être cet élargissement de l’accueil explique-t-il la volonté de resserrer le contrôle disciplinaire et la mise en place d’un « fichier disciplinaire » qui perdure jusqu’aux années 1970, même s’il semble de moins en moins utilisé : les pratiques de fichage survivent souvent aux raisons qui leur ont donné naissance. En tout cas, elles donnent du fil à retordre aux pensionnaires, et du grain à moudre aux historien.ne.s.
Les apaches ont vieilli sans s’assagir
Au-delà de la compréhension des mécanismes disciplinaires, la partie la plus émouvante du livre retrace des parcours de vie : « L’enquête a consisté à s’emparer des effets de loupe créés par le fichier sur des populations que l’historiographie connaît mal pour observer de près des trajectoires irrégulières » (p. 10). Ainsi découvre-t-on Ernest, né en 1887 dans une famille de marchands de vin d’Aubervilliers. Orphelin de père, condamné à plusieurs reprises pour proxénétisme, il fait partie de ces jeunes délinquants de la Belle Époque – les « apaches » selon le discours médiatique – voués à faire leur service militaire dans les épouvantables bataillons d’Afrique. À peine en est-il libéré (sans certificat de bonne conduite) qu’il est à nouveau condamné pour port d’arme prohibé. Incorporé dans l’armée française en août 1914, affecté dans les territoires coloniaux, il déserte et disparaît, avant qu’on ne retrouve sa trace dans les archives hospitalières, malade et vieillissant. Arrivé en 1939 à Villers-Cotterêts, Ernest survit aux conditions de vie de la Deuxième Guerre mondiale à l’hospice (et à la « dénutrition intense » déplorée par un médecin dès 1941). Mais il n’échappe pas au resserrement de la surveillance disciplinaire dans les années 1950 : alcoolique notoire, régulièrement signalé pour « son état répugnant de saleté », il finit par être renvoyé de l’hospice à l’âge de 69 ans, muni d’un dernier repas et d’un « billet de chemin de fer gratuit pour Paris » (il meurt trois ans plus tard, atteint de « sénilité », à l’hospice de Nanterre).
Des maisons de redressement aux hospices en passant par les Bat’ d’Af’ et les prisons ? Si ce genre de parcours biographique à l’ombre des institutions disciplinaires n’est pas tout à fait isolé, il ne faut pas se laisser piéger par une approche misérabiliste et fataliste de la pauvreté, rappelle Mathilde Rossigneux-Méheust : « la plupart des fichés ont commencé leur vie dans la plus grande légitimité sociale », et les « multiples éclipses biographiques » (p. 248) qui nous empêchent d’observer les sinuosités et les ruptures de leur parcours doivent nous inciter à la prudence dans l’analyse des déclassements.
Le fichage des « indésirables » obéit de toute façon à des logiques variables, irréductibles à un seul critère. En cette époque qui se préoccupe beaucoup des dégâts de l’alcoolisme, on y trouve en grand nombre « buveurs et buveuses » – celles et ceux qui s’enivrent sans bruit bénéficiant d’une certaine tolérance, à la différence des « tapageurs ». Si l’administration se préoccupe des « fous et demi-fous », elle recense plus généralement les mécontent.e.s, considérant la moindre expression d’une revendication comme la promesse d’un problème à venir. « Il se trouve malheureusement parmi eux, malgré leur passé plus que modeste, des insatisfaits par principe », déplore le directeur en 1959 (p. 171).
Notons encore la question complexe des relations amoureuses et conjugales au sein d’une institution qui peine à reconnaître la valeur des liens interpersonnels. La maison de retraite n’est pas insensible aux demandes des couples pour obtenir des chambres familiales (et pour échapper ainsi aux dortoirs à la triste réputation). Elle se méfie cependant des tensions et coups d’éclat qui peuvent jaillir du quotidien précaire des mariés en maison de retraite.
Vieillir au temps des Trente Glorieuses
Si les accidents de vie expliquent beaucoup des misères individuelles consignées dans les fiches bristol, Mathilde Rossigneux-Méheust montre que ces histoires particulières s’inscrivent dans un contexte bien particulier : « La génération qui arrive en maison de retraite de la fin des années 1950 aux années 1970 est une génération meurtrie, particulièrement dans les classes populaires. Elle a, pour les hommes, combattu en 1914, connu la Grande Dépression, fait l’épreuve de l’Occupation, avant de vieillir aux portes de l’indigence » (p. 70). Et la vie est rendue encore plus dure par la crise du logement, si terrible au début des années 1950, tandis que la protection sociale naissante s’applique mal aux plus âgés. La misère des vieillards est un enjeu politique qui bénéficie d’un certain retentissement médiatique dès le début des années 1970 (et qui a laissé de vifs souvenirs jusqu’à nos jours, l’image de la pauvreté restant souvent associée à l’âge avancé, alors même que les statistiques démontrent le contraire, la misère du XXIe siècle frappant plus souvent et durement les jeunes).
Puisqu’elle avait consacré sa thèse aux hospices du XIXe siècle [2], Mathilde Rossigneux-Méheust sait mesurer les progrès accomplis. Elle signale ainsi les efforts destinés à « humaniser » le séjour des pensionnaires. Pour détourner les vieillards de l’alcoolisme, un directeur parvient ainsi à équiper le foyer de fauteuils, d’une bibliothèque enrichie, de plantes vertes et surtout d’un poste de télévision (dès l’automne 1955). Pas de quoi régler tous les problèmes, mais assez pour nuancer les souvenirs d’une institution qui n’est pas exclusivement vécue ni racontée sous ses atours répressifs. Le livre s’achève d’ailleurs, de manière significative, par une pétition envoyée en 1982, « au nom de tous les pensionnaires », afin d’éviter la fermeture d’une maison de retraite « au grand air », en pleine forêt : « nous nous sommes faits des amis en ville et cela nous ennuierait de les quitter », écrivent les signataires (p. 243). Comprendre les liens qui se tissent ainsi entre l’intérieur et l’extérieur, entre des pensionnaires venus de région parisienne et des riverains ancrés en Picardie, voilà un beau défi pour de nouvelles recherches.
Mathilde Rossigneux-Méheust, Vieillesses irrégulières, Paris, La Découverte, collection « À la source », 2022, 286 p., 20 €.
Arnaud-Dominique Houte, « Les apaches à l’hospice »,
La Vie des idées
, 20 avril 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-apaches-a-l-hospice
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[1] Mathilde Rossigneux-Méheust a participé activement aux travaux du GRID (groupe de recherche sur les institutions disciplinaires) qui a contribué à faire émerger, chez les historiens du social et du culturel, une sensibilité accrue aux formes du contrôle social. Voir notamment le numéro du Mouvement Social, n° 279, avril 2022, consacré aux « liens familiaux à l’épreuve des institutions disciplinaires ».
[2] Mathilde Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2018.