Recensé :
Antonio Negri et Giuseppe Cocco, GlobAL. Luttes et biopouvoir à l’heure de la mondialisation : le cas exemplaire de l’Amérique latine, Paris, Editions Amsterdam, 2007, 218 p., traduit de l’italien par Jeanne Revel.
Dans son dernier essai écrit en collaboration avec Giuseppe Cocco, sociologue de l’université fédérale de Rio de Janeiro, Antonio Negri applique à l’Amérique latine les thèses présentées dans Empire et Multitudes, parus respectivement en 2000 et 2004. Se voulant « à la fois méthode de recherche et volonté de lutte », l’ouvrage s’apparente plutôt à la seconde catégorie et doit être lu pour ce qu’il est : une analyse idéologique et non académique de la réalité latino-américaine. Celle-ci se fonde sur les concepts familiers de Negri (« Empire », « multitude », « travail vivant »), ainsi que sur les axiomes à partir desquels il développe sa pensée : le rôle moteur des luttes sociales dans l’évolution du capital, l’exode comme figure de la résistance prolétarienne, la politique du biopouvoir.
L’ouvrage de Negri et Cocco est une charge nettement dirigée contre les tenants de la gauche modérée (tendance Michelle Bachelet) dans l’Amérique latine actuelle. Ils affirment que ceux-ci se trompent en continuant à jouer la carte du développement et de la souveraineté nationale, alors même que l’heure est à un autre type de développement, produit par la globalisation, fondé sur l’interdépendance et la généralisation du travail immatériel. Dans les politiques de développement mises en œuvre en Amérique latine, les auteurs distinguent le « cépalisme » et le « national-développementisme » , auxquelles ils reprochent d’avoir perpétué les formes existantes de domination sociale et d’avoir empêché – y compris par la répression d’Etat – l’émancipation des forces nouvelles. Ces courants auraient mystifié les citoyens en présentant le sous-développement comme le produit de causes exogènes au lieu de résoudre les blocages inhérents aux sociétés latino-américaines. Ils n’auraient été en somme que les habits neufs d’un Etat qualifié de « patriarcal et raciste », ce qui amène les auteurs à consacrer tout un chapitre à cette question. Après avoir présenté la situation actuelle et les prémices de leur raisonnement (les prétendus obstacles au développement, le fondement du biopouvoir), ils reprennent l’analyse historique des trois séquences considérées : l’étape dite du développementisme (1930 à 1968), celle du national-développementisme (1968 à 1985) et celle du néo-libéralisme (1985 à 2001).
Le principal problème que pose cette critique du développementisme latino-américain est qu’elle présente une vision réifiée du processus, passant sous silence les contextes dans lesquels ces politiques ont été élaborées ainsi que les conflits qu’elles ont engendrés, notamment au sein des élites. A cet égard, on peut difficilement mettre sur un même plan la politique de Perón ou de Vargas, qui s’appuie sur un verrouillage étatique des syndicats et des corporations, le « développementisme » beaucoup plus démocratique des années 1950 (Frondizi, Kubitschek, Betancourt) et les politiques de « développement national », beaucoup plus libérales, mise en œuvre par les juntes chilienne et argentine. Dans le détail, les projets différaient autant par leur contenu que par leur mise en œuvre et leur coût social. Par ailleurs, les auteurs n’évoquent jamais les résistances opposées à ces politiques par une partie des élites, preuve s’il en est que ces projets étaient loin de défendre les seuls intérêts d’une « l’oligarchie » décidée à laisser croupir dans la misère les classes populaires .
Plus gênant encore, ce procès du développementisme tient pour acquis une continuité de la domination sociale qui remonterait à l’époque coloniale. Tout se passe comme si l’Amérique latine n’avait connu aucune évolution entre la fin du XVIIIe et la fin du XXe siècle. La construction de l’Etat-nation serait une sorte d’hybridation entre le pouvoir dit « colonial » et un pouvoir dit « moderne et national ». Qualifier d’« oligarchique » le pouvoir colonial est un parfait contresens puisque le terme, précisément, est un produit de la modernité : il dénonce la persistance, dans des sociétés fondées sur la souveraineté du peuple, d’une caste de possédants monopolisant les ressources économiques et les fonctions de commandement. Utiliser ce terme amène donc forcément à évoquer les mouvements sociaux et politiques qui se sont opposés, depuis le début du XXe siècle, à cette conception patrimoniale du pouvoir. S’il est indéniable qu’il a existé depuis lors des riches et des pauvres ainsi que des formes de discrimination raciale, il est abusif de nier toute l’évolution historique, depuis la proclamation et l’application – conflictuelle, limitée, mais effective – des principes de la modernité politique au XIXe siècle jusqu’à l’apparition de nouvelles forces sociales irriguant les impulsions réformistes ou révolutionnaires du XXe siècle. Les mouvements sociaux sont du reste évoqués de manière très imprécise, voire caricaturale par les auteurs , et ce n’est que pour la période la plus récente que des exemples précis sont enfin cités.
Mais le problème de fond réside, à notre avis, dans l’utilisation que font les auteurs du concept de biopouvoir appliqué à l’Amérique latine . Il existerait dans cette région du monde une oligarchie occupée depuis trois siècles à « mener une guerre d’extermination contre les minorités » (p. 120), dont il faut dire haut et fort que c’est une contre-vérité . Allié objectif de cette classe, dont il serait l’émanation, l’Etat est accusé d’exercer une répression contre les masses issues de l’exode rural. De ce fait, non seulement la catégorie Etat se trouve réifiée (puisque rien n’est dit sur les acteurs qui le constituent et le légitiment, ni sur leurs projets et leurs réalisations) mais la réalité sociale, elle-même, est en quelque sorte évacuée : les classes moyennes urbaines, si importantes dans l’évolution politique de l’Amérique latine au XXe siècle, sont purement et simplement jetées aux oubliettes. La vision du social se réduit à un face-à-face entre une oligarchie perpétuant sa domination par la pratique consciente et systématique de l’exclusion raciale , et des masses indigènes, noires ou métisses, déjouant ces pièges par l’exode ou la lutte. Affirmer à cet égard que le métissage brésilien est une stratégie de reproduction de la société patriarcale suppose l’existence d’un projet délibéré que rien, ni dans ce livre ni ailleurs, ne permet d’attester. Si de telles assertions se révélaient un tant soit peu fondées, on serait en droit de se demander pourquoi le Brésil n’a jamais instauré l’apartheid. De plus, le Brésil n’est pas toute l’Amérique latine et les observations tirées du cas brésilien sont loin de servir de modèle d’explication valable pour tout le continent. Cette confusion entre la partie et le tout, distillée tout au long du livre, conduit là encore à plusieurs contre-vérités.
En fin de compte, il n’y a guère que l’analyse de la période la plus récente qui suscite un certain intérêt, encore que le propos ne soit pas totalement original. Les auteurs soulignent que les effets conjoints du néo-libéralisme et de la globalisation en Amérique latine ont pu avoir des effets « positifs » en regard des politiques menées jusqu’alors. Les néo-libéraux ont en effet contribué à désenclaver les sociétés latino-américaines en créant des éléments d’interdépendance, en faisant progresser l’universalisation des droits et en amorçant l’intégration dans l’« Empire ». La suprématie du « bloc oligarchique et corporatiste » s’en est trouvée fissurée, les nouveaux dirigeants ayant ouvert des espaces de participation populaire. Pour permettre de consolider ces acquis dans un sens véritablement démocratique, les gouvernants actuels, issus des luttes sociales, doivent donc opérer un « New Deal constituant » fondé sur l’intégration régionale (« interdépendance ») et l’interaction entre les gouvernements et les mouvements sociaux (« gouvernance sociale »). Le régime de Lula da Silva au Brésil et de Nestor Kirchner en Argentine indiqueraient, en quelque sorte, la marche à suivre. Pour autant, il semble là encore que les auteurs forcent le trait : le mouvement argentin de 2001, par exemple, représente pour eux l’avènement de la « multitude », nouvelle représentation du social marquée par la subjectivité, alors qu’il a été démontré que ce mouvement était porteur de conceptions de classe très anciennes et ambiguës. Par ailleurs, on voudrait pouvoir souscrire à l’hypothèse selon laquelle le métissage aurait fini par faire triompher une « anti-modernité révolutionnaire », arrachant le continent à la domination des Européens et des élites « blanches » et contribuant à renouveler en profondeur le concept de démocratie. Encore faudrait-il pouvoir fonder ces assertions sur des éléments objectifs de démonstration, qui n’apparaissent pas dans le texte.
Pour conclure, il est infiniment regrettable qu’un propos militant en vienne à produire des contre-vérités, telles celles concernant l’utilisation de certains concepts (biopouvoir, oligarchie et esclavagisme) dans ce livre. L’audience dont jouit Antonio Negri dans les milieux altermondialistes laisse craindre que se perpétuent les apories ayant nourri, en leur temps, les discours anti-impérialistes et révolutionnaires des mouvements de gauche latino-américains. Bien que prétendant échapper à ce piège, les auteurs ne font rien d’autre que plaquer des conceptions exogènes sur une réalité qui mérite d’être analysée pour elle-même. La vigueur d’une lutte politique ne réclame pas qu’on cède le pas sur le terrain intellectuel, bien au contraire : les thèses du mouvement altermondialiste méritent d’être fondées sur des analyses informées, et par là-même difficilement contestables. On ne peut donc qu’être irrité par la légèreté dont font preuve les auteurs vis-à-vis de leur objet : preuve de leur négligence, la façon dont ils maltraitent la langue (certains termes en espagnol n’existent pas ou sont employés de manière incorrecte) ou écorchent certains noms propres. L’Amérique latine ne semble pas mériter le statut d’objet scientifique ; elle demeure, encore et toujours, le grand écran sur lequel les intellectuels européens projettent leurs fantasmes et leurs utopies. L’affaire durant depuis le XVIIIe siècle, voire depuis la Conquête, il serait peut-être temps d’en finir avec cette déclinaison latine de l’« orientalisme » et de parler des choses telles qu’elles sont, ou telles qu’on peut les penser, sur la base d’une réflexion documentée et d’une prise en compte, nécessairement nuancée, de la complexité.
Pour aller plus loin :
Voir l’article d’Annick Lempérière , « La « cuestión colonial » », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Número 4 - 2004 ; et celui de article de Raúl Fradkin, « Cosecharás tu siembra. Notas sobre la rebelión popular argentina de diciembre 2001 », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, n° 2 – 2002, mis en ligne le 9 février 2005, référence du 4 octobre 2007.