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Recension Société

Les cols blancs de l’Assemblée nationale

À propos de : Delphine Gardey, Le linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère démocratique, Le Bord de l’eau


par Catherine Achin , le 8 février 2016


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Qu’est-ce que les vêtements et tissus de l’Assemblée nationale disent du fonctionnement d’une institution politique ? En s’attachant aux coulisses de ce petit monde, Delphine Gardey réincarne la production des lois et des discours, et ouvre l’analyse des matières du pouvoir.

Recensé : Delphine Gardey, Le linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère démocratique, Le Bord de l’eau, 2015, 256 p., 22 €.

L’historienne et sociologue Delphine Gardey connaît bien l’Assemblée nationale. Elle y fut assistante parlementaire à la fin des années 1980, avant d’y revenir dans les années 2000 observer le travail des sténographes et des rédacteurs afin de montrer comment le compte rendu général des débats joue un rôle décisif dans la définition de l’espace public et de la démocratie [1]. Cette attention à la matérialité des institutions, aux activités et savoirs professionnels, aux techniques et aux gestes ordinaires est une préoccupation constante de la chercheuse, qui se réclame du triple héritage de Michelle Perrot, Bruno Latour et Alain Desrosières.

Elle avait dans un livre précédent déjà construit une réflexion ambitieuse sur les liens entre les transformations matérielles et cognitives dans les pratiques quotidiennes de prise de notes, de classement, de compilation de données etc., et le développement du capitalisme et de l’État [2]. À partir d’une exploitation croisée des archives parlementaires, de quelques gravures et photographies et de nombreux savoirs accumulés (en histoire, science politique, sociologie des institutions, architecture, etc.), elle propose ici un même regard décalé sur l’histoire de l’Assemblée nationale, s’intéressant aux gestes et aux « faire », aux modes d’existence de l’institution [3] du début du XIXe siècle jusqu’aux années 1970. La démonstration est riche, souvent foisonnante : de l’hémicycle aux coulisses, à travers l’étude de l’espace et du territoire et de celles et ceux qui l’habitent, émerge un « monde en soi », avec sa culture et son ordre domestique, régulé et produit par des politiques de santé, de police, caractérisé par une intrication étroite de l’ordre administratif et de l’ordre politique.

Le linge révélateur

Sa longue pratique des archives, des coulisses et du personnel de l’Assemblée nationale conduit Delphine Gardey à prendre prétexte du linge pour enquêter sur la Chambre basse du Parlement. Le linge n’est pas ici uniquement une métaphore : il s’agit bien, dans la lignée des travaux précurseurs d’Yvonne Verdier, Agnès Fine, Alain Corbin ou Jean-Claude Kaufmann [4], d’analyser l’économie des couleurs et des vêtements, le « train de maison », la lourdeur des rideaux et des étoffes, ou encore les linges de corps et des uniformes. Ces derniers, constituant le « trousseau » des fonctionnaires, illustrent les obligations protocolaires et la culture du faste. Ils hiérarchisent et organisent, font la solennité, ordonnent. Les vêtements remis par l’administration concernent aussi la partie plus domestique de la vie des employés au palais : il s’agit de réguler l’apparence de ceux qui, logés sur place, circulent dans les cours et bâtiments en dehors de leur service. En raison des contraintes spécifiques au travail législatif (séances de nuit, etc.) la Chambre des députés est de fait un palais « gigogne » (p. 176) où habitent, à la fin du XIXe siècle, à côté des autorités administratives et politiques [5], tous les « fonctionnaires » (« du haut » : questeurs, huissiers, secrétaires généraux, chefs de service, chefs de bureaux) les sténographes-réviseurs, et un certain nombre « d’agents » (« du bas » : gardiens, hommes de service, concierges) [6].

Le linge de la « Maison » est ainsi celui de l’administration, du personnel et des appartements (draps et linges de table), et illustre l’irréductibilité des différences sociales et professionnelles. Le linge dit « ce qui n’est pas donné à voir mais qui ordonne, ce dont la vie d’une institution est faite, ce par quoi elle est produite » (p. 10). Cette entrée permet ainsi de poser des questions somme toute classiques en sociologie politique : « quelles sont les conditions de naissance et de consolidation des institutions démocratiques ? » ; « quels clivages déplacent-elles ou (re)produisent-elles ? »… et d’y répondre de manière innovante en accordant une place essentielle à la « tessiture des institutions », aux dimensions matérielle, sociale, genrée, juridique et technique par lesquelles l’Assemblée se forme et se maintient.

Genre, corporéité et institutions « marquées »

L’auteure se montre particulièrement attentive aux corps symboliques et réels que couvre le linge. Il lui permet ainsi d’appréhender la représentation, la souveraineté, la « chair du pouvoir » qui sont inventées dans la définition d’un nouvel espace remplaçant les institutions monarchiques. Loin de l’histoire politique traditionnelle des idées et institutions démocratiques, souvent idéalisée et désincarnée, ce regard porté sur les traits anthropologiques des institutions révèle la fausse neutralité et universalité de chambres longtemps réputées non marquées et sans corps. Ainsi, l’assemblée républicaine en 1877 est masculine et uniformément noire (dans les vêtements des députés…) contrastant avec la blancheur du pantalon royal et le linge des dames au balcon sous la Monarchie de juillet. Au cœur de la souveraineté républicaine, l’hémicycle se constitue comme un territoire clos et masculin. Au début du XXe siècle, le Palais Bourbon est encore régulé par les usages et civilités bourgeoises et l’ordre de genre qui y prévaut, appuyés sur une stricte séparation des sphères publique et privée, par contraste avec les pratiques sous l’Ancien régime [7] et les normes dans l’aristocratie ou les catégories populaires. Mais l’espace parlementaire ne fait pas que refléter les rapports de genre propres à la classe bourgeoise : il donne à voir, produit la bicatégorisation, la hiérarchie et les divisions sexuées (activité des uns, passivité des autres ; prise de parole vs écoute), et invisibilise progressivement les hommes et les femmes du peuple.

Même après 1945, « tout résiste au Palais Bourbon en termes de genre » (p. 196), la représentation des femmes parmi les députés et les fonctionnaires restant longtemps anecdotique. Cette exception française est (aussi) liée selon l’auteure à l’ordre et à la culture parlementaires : « dans et hors les murs de la Chambre, l’administration publique résiste à toute « pénétration » féminine » (p. 199), faisant preuve d’une forte imagination pour préserver les privilèges masculins, notamment dans l’hémicycle.

Sont néanmoins recrutées dans les années 1950 quelques « dames secrétaires » et des « dames dactylographes », puis des profils plus divers « d’administrateurs » faisant suite à l’ouverture de l’ensemble des grades de la fonction publique aux deux sexes. La résistance singulière de l’administration de la Chambre à la féminisation est bien politique : il faut préserver les formes de ritualités masculines républicaines associées à la scène parlementaire. Jusqu’à aujourd’hui, le Palais bourbon reste imprégné de cet entre-soi masculin constitutif, renvoyant les femmes, qu’elles soient élues, collaboratrices ou employées, à leur statut d’intruses, produisant et reproduisant par là un ordre du genre conservateur.

La production administrative du politique

Au fil et au-delà du linge, l’enquête explore les soubassements et les machineries du palais Bourbon, appréhendés par les archives administratives. Ces dernières révèlent un monde social complexe et hétérogène, un espace immobilier et mobilier, des textes, des règlements et des rites, un ordre domestique aussi, dans lequel les seules femmes employées sont longtemps les lingères ou « femmes de propreté » (veuves ou femmes d’employés). La politique d’encadrement des employé.e.s relève du « familialisme » (et pour les veuves de l’assistance) : les avantages (être logés sur place, recevoir une pension de retraite) des employé.e.s servent la qualité du service rendu et la loyauté, mais consolident aussi l’investissement individuel et collectif dans et pour l’institution.

L’assemblée constitue un espace administratif et politique spécifique, une forme distincte de l’État, tout en s’apparentant aux formes administratives de celui-ci. L’autonomie administrative et financière de la Chambre résulte de la dimension proprement « constituante » du fait de se doter d’un règlement propre. Cet acte performatif initial et la stabilité précoce des personnels de l’Assemblée soutiennent l’ordre parlementaire et contribuent à sa production continue. L’administration participe ainsi au processus d’institutionnalisation de l’Assemblée à travers un travail actif et répété au plan normatif, rituel et pratique. Elle porte le projet politique d’une chambre qui se veut autonome et souveraine et le rend possible, à travers « un travail lent, parfois obsessionnel, afin de produire un territoire spécifique » (p. 18).

La possibilité d’une île

On voudrait enfin insister sur les petits gestes qui font l’institution, les préoccupations durables et les politiques qui leur répondent. L’Assemblée est protégée par des forces militaires et policières qui assurent l’inviolabilité des élus et de la salle, et, par leur travail de mise en forme, contribuent à la sanctuarisation de la salle des séances, à la consolidation de la souveraineté républicaine, à la socialisation des députés à l’ordre et à la discipline parlementaires. Mais, derrière cette fonction première et nécessaire, il faut aussi se représenter l’enjeu de la sauvegarde du « monde du palais ». Dans un arrêté du 17 septembre 1816, la questure exige la fermeture des grilles autour des bâtiments du palais Bourbon et de l’hôtel de Lassay et le changement des serrures « à cause des dégradations produites par les enfants qui courent sur les chenaux, par les jardins qu’on y installe, le linge qu’on y fait sécher » (cité p. 72). Les questeurs travaillent progressivement au cloisonnement de la Chambre, à la production d’un territoire singulier, distinct, souverain. Les gardiens doivent ainsi veiller à ce que les enfants des employés logés au palais ne restent pas dans les cours, tandis que seuls les chiens de petite taille sont provisoirement tolérés… Dans une même logique de mise à l’écart des figures de désordre, la circulation des femmes et des ouvriers (notamment des imprimeurs) est étroitement contrôlée. Le corps représentant (blanc, masculin, issu des classes sociales supérieures) doit être séparé, protégé et maintenu en bonne santé.

Les médecins de la chambre et la commission d’hygiène s’occupent ainsi des députés malades mais surtout d’entretenir l’état de santé général de la population du palais à travers une politique hygiéniste et sanitaire (campagne de vaccination, rapports sur les cas de maladie épidémique, dénonciation de l’état de logements jugés insalubres, etc.). Le manque de ventilation et de lumière de l’espace de délibération est régulièrement l’objet d’inquiétudes et de projets de réfection. Plusieurs rapports entre 1850 et le début du XXe siècle établissent un lien direct entre la surmortalité des députés et les conditions d’hygiène de la salle des séances. « La recherche d’oxygène est sans fin. Le cloaque parlementaire semble indépassable » (p. 84). Ils sont en effet liés à l’idéal de délibération et de publicité qui obligent les députés à une cohabitation répétée et à partager l’air avec le public. Les longues négociations relatives à la mise en place des réseaux électriques, des pneumatiques, du téléphone, témoignent de cette tension entre la nécessaire perméabilité de l’espace parlementaire et sa protection.

Ces prises originales sur l’histoire de l’Assemblée nationale éclairent différemment les paradoxes et tensions propres à une hétérotopie, à des espaces dans un territoire mais aussi sans territoire, dont « la réalisation nécessite l’aménagement d’un régime d’exceptionnalité » (p. 239). Cette institutionnalisation passe par un travail de construction matérielle de l’utopie, travail administratif, travail corporel, travail du genre.

En dépit d’une construction thématique de l’ouvrage parfois un peu déroutante (sauts chronologiques, éparpillement des informations), les hypothèses et suggestions formulées pour rendre compte de la naissance et de la consolidation d’une institution de « chair et de sang » sont particulièrement originales et stimulantes. On soulèvera une seule question : si la construction matérielle, genrée et sociale de l’espace parlementaire est parfaitement montrée, on voit très peu (sauf sous Vichy et avec le portrait de Jean-Baptiste Beley, député noir à la Convention), à l’extérieur du Palais, les « autres », saisis au miroir racial ou national. Or, l’histoire de l’institutionnalisation de l’Assemblée entre la fin du XIXe siècle et l’après seconde guerre mondiale est aussi l’histoire de la continuation et du développement de l’empire colonial français. On peut ainsi s’interroger sur les traces laissées, sur le rôle qu’a pu jouer dans la maturation de la Chambre basse l’entreprise coloniale, ses discours justificatifs et la concurrence entre nations.

par Catherine Achin, le 8 février 2016

Pour citer cet article :

Catherine Achin, « Les cols blancs de l’Assemblée nationale », La Vie des idées , 8 février 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-cols-blancs-de-l-Assemblee-nationale

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Notes

[1Delphine Gardey, «  Scriptes de la démocratie : les sténographes et rédacteurs de débats (1848-2005), Sociologie du travail, 52, 2010, p. 73-84.

[2Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008.

[3Plusieurs ouvrages avaient ouvert la voie à cette démarche de recherche novatrice. Cf. Philip Manow, In the King’s Shadow. The Political Anatomy of Democratic Representation, Cambridge, Polity Press, 2010  ; et plus précisément sur l’Assemblée nationale : Jean-Philippe Heurtin, L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, Puf, 1999  ; Marc Abelès, Un ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.

[4Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la cuisinière, la couturière, Paris, Gallimard, 1979  ; Agnès Fine, «  À propos du trousseau, une culture féminine  », in Michelle Perrot (dir.), Une histoire des femmes est-elle possible  ?, Marseille, Rivages, 1984, p. 155-188  ; Alain Corbin, «  Le grand siècle du linge  », Ethnologie française, 3, 1986, p. 299-310  ; Michelle Perrot, Histoire de la vie privée t. IV. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1987  ; Jean-Claude Kaufmann, La Trame conjugale : analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, 1992.

[5Entre 1804 et 1814, puis à nouveau à partir de 1848, la résidence du Président de l’Assemblée est fixée dans l’hôtel de Lassay, dans la proximité immédiate du Palais bourbon et de son enceinte, palais à l’intérieur du palais.

[6Les effectifs administratifs permanents de l’Assemblée ont été multipliés par dix entre la Restauration et les années 1930, où l’on compte 400 personnes titulaires, formant un corps fortement hiérarchisé, de niveau d’instruction et de statut social divers, mobilisant des métiers et des qualifications variés (p. 150). En revanche, le nombre de ceux qui sont logés baisse entre 1895 et les premières décennies du XXe siècle (p. 137).

[7Joan B. Landes, Women in the Public Sphere in the Age of French Revolution, Ithaca/New York/London, Cornell University Press, 1988.

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