De plus en plus présent dans les formations, le stage fait figure de solution au problème de l’insertion des jeunes diplômés et se présente comme moyen incontournable de « professionnalisation » des études. Le récent dépôt d’une proposition de loi par le groupe socialiste témoigne d’un intérêt pour cette question complexe, sans toutefois apporter de réponse à la hauteur des enjeux.
Le contexte de la multiplication des stages
Période d’immersion dans une situation de travail, un stage constitue une forme de participation observante dont le stagiaire peut tirer différents enrichissements sans que ceux-ci ne soient automatiques. Ce dispositif repose sur une relation tripartite entre le/la stagiaire, son organisme de formation, et l’entreprise (ou l’administration, la collectivité, l’association) qui l’accueille. Chacun des acteurs du « triangle du stage » a des objectifs et des attentes particulières potentiellement compatibles mais aussi possiblement contradictoires, comme l’illustre le schéma ci-dessous.
Les grandes étapes de la construction du cadre légal et règlementaire des stages
Au cours de l’hiver 2005-2006, le mouvement étudiant d’opposition au projet de CPE (« Contrat première embauche ») du gouvernement Villepin et les premières actions du collectif Génération précaire donnent une forte visibilité médiatique aux problèmes posés par les stages en cours de formation qui se sont développés hors de toute réglementation. Les syndicats étudiants, les syndicats de salariés, les organisations patronales et les pouvoirs publics prennent alors conscience de l’acuité de ce fait social jusque là invisible. Le début d’encadrement législatif posé en 2006 a depuis été suivi par une multiplicité de textes marquant une institutionnalisation du stage.
Mars 2006 : l’article 9 de la loi relative à l’Égalité des chances rend obligatoires la signature d’une convention tripartite et la gratification des stages à partir d’une durée de trois mois.
Avril 2006 : une « Charte des stages en entreprise » est élaborée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en lien avec les ministères de l’Emploi, du Travail et de l’Éducation nationale.
Août 2006 : un décret précise les obligations des organisations du secteur privé en matière de gratification pour les stages d’une durée minimum de 3 mois et de clauses devant figurer dans les conventions de stage.
Août 2007 : l’article 21 de la loi LRU (« Loi relative aux libertés et responsabilités des universités ») inscrit « l’orientation et l’insertion professionnelle » parmi les missions du service public de l’enseignement supérieur et impose la création de Bureaux d’aide à l’insertion professionnelle (BAIP) au sein des universités et la rédaction d’un rapport annuel d’activité en matière d’aide à l’insertion professionnelle.
Septembre 2007 : le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche crée le comité consultatif Stapro (« Groupe de travail sur les stages et la professionnalisation »).
Décembre 2007 : le « Plan pluriannuel pour la réussite en licence » propose de généraliser les stages en Licence en recommandant « au moins un stage validé dans le cursus pour tous les étudiants diplômés de Licence ».
Janvier 2008 : un décret oblige les entreprises à tenir à jour un fichier des conventions de stages et étend l’obligation de verser des gratifications de stages aux entreprises publiques, aux EPIC et aux associations.
Juillet 2009 : un décret impose la signature d’une convention tripartite et le versement d’une gratification à partir de 2 mois pour les stages à la fonction publique d’Etat.
Novembre 2009 : l’article 30 de la loi relative à l’orientation et la formation tout au long de la vie abaisse le seuil de la gratification obligatoire des stages en entreprise de 3 à 2 mois.
Août 2010 : un décret précise les conditions d’inscription des stages dans les cursus pédagogiques.
Juillet 2011 : la loi pour le développement de l’alternance et la sécurisation des parcours professionnels (« loi Cherpion ») indique que les stages « ne peuvent pas avoir pour objet l’exécution d’une tâche régulière correspondant à un poste de travail permanent de l’entreprise » et fixe une durée maximum de 6 mois pour les stages effectués par un même stagiaire dans une même entreprise en imposant un délai de carence (égal au tiers du stage précédent) entre deux stages sur un même poste.
Juillet 2013 : l’article 26 de la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche définit le stage comme « une période temporaire de mise en situation en milieu professionnel au cours de laquelle l’étudiant acquiert des compétences professionnelles qui mettent en œuvre les acquis de sa formation en vue de l’obtention d’un diplôme ou d’une certification » et précise qu’un stagiaire « se voit confier une ou des missions conformes au projet pédagogique défini par son établissement d’enseignement et approuvées par l’organisme d’accueil ».
Le cadre légal et réglementaire construit depuis 2006 (cf. encadré) oblige à organiser cette relation par une convention engageant les trois acteurs et à gratifier à un niveau au moins égal au tiers du SMIC (seuil d’exonération des cotisations sociales) les stages de plus de 2 mois.
Les deux dernières décennies ont vu le nombre de stages s’envoler, en particulier dans les cursus universitaires. On peut parler d’une véritable inflation tant l’augmentation est forte et semble incontrôlée sous l’effet de la concurrence et du mimétisme. Selon le Conseil économique social et environnemental, le nombre annuel de stages en milieu professionnel serait passé de 600 000 en 2006 à environ 1,6 million en 2012 [1]. S’il n’existe aucun dénombrement indiscutable, toutes les études convergent pour constater un très fort essor des stages. Lié aux diverses motivations des acteurs directs des stages, cet essor tient aussi aux incitations des pouvoirs publics convaincus de leur efficacité présumée, et pourtant discutable, face au chômage et aux difficultés d’insertion des jeunes diplômés.
Dans le contexte du chômage massif persistant qui pèse en France depuis 40 ans, ce que l’on peut qualifier de sur chômage des jeunes, y compris diplômés, constitue un problème social majeur que les pouvoirs publics cherchent légitimement à solutionner, d’où l’ajout de « l’orientation et l’insertion professionnelle » aux missions de l’enseignement supérieur (art. 1 de la Loi LRU du 10 août 2007). Le stage depuis longtemps mis à contribution dans diverses formations est devenu le levier privilégié de la « professionnalisation » des études en étant pensé comme l’un des moyens d’exercer cette nouvelle mission. Les formations qui les pratiquaient déjà (écoles d’ingénieur et de commerce, IUT, STS, DESS devenus master professionnels) ont maintenu voire intensifié leur recours aux stages, les structures, notamment universitaires, qui en étaient moins adeptes y ont recouru de plus en plus fréquemment sans en avoir toujours réfléchi les objectifs, l’organisation et l’encadrement. Les jeunes en formation ont massivement adhéré à cette modalité pédagogique souvent attractive dans sa présentation.
Examinons le raisonnement qui conduit à ce plébiscite en faveur du stage. Il faut d’abord noter les approximations et erreurs à propos du chômage des jeunes : il est faux d’affirmer qu’en France un quart des jeunes est au chômage. Quand l’INSEE annonce un taux de chômage de 24,5% pour les 15-24 ans (au 3e trimestre 2013), cela signifie qu’un quart des jeunes actifs est au chômage. Or, la grande majorité des 15-24 ans ne sont pas actifs (et ne peuvent donc pas être chômeurs), mais élèves ou étudiants en formation initiale. Plus précisément, parmi les 7,7 millions de personnes de 15 à 24 ans vivant en France (données de l’Ined), l’Insee dénombre environ 665 000 chômeurs, soit 8,6%. C’est beaucoup, mais trois fois moins qu’un quart ! Et ce sur chômage des moins de 25 ans devenu structurel depuis les années 1980 n’est pas une exception française, mais une réalité européenne, comme on le voit sur les graphes ci-dessous.
Il convient ensuite dans le domaine de l’emploi et du chômage, comme dans beaucoup d’autres, de distinguer entre elles les jeunesses qui ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Observer le taux de chômage de l’ensemble des 15-24 ans ne permet pas de discerner les disparités considérables qui existent selon le niveau de diplôme, le genre, l’origine sociale et nationale, les lieux de résidence et l’ancienneté dans la vie active. Il est en particulier très important de constater deux aspects essentiels qu’illustre le tableau ci-dessous : d’une part, le niveau de diplôme est une variable fortement corrélée avec le chômage et sa durée ; d’autre part, le risque de chômage pèse surtout sur les débutants lors de leur entrée dans la vie active. Le principal problème concerne donc la stabilisation des débutants dans l’emploi.
Il existe bien un problème d’insertion professionnelle des jeunes au sens donné par M. Vernières : « un processus par lequel des individus n’ayant jamais appartenu à la population active, accèdent à une position stabilisée dans le système d’emploi » [2], mais il est lié au début de carrière plus qu’à l’âge. Si ce problème concerne les diplômés du supérieur, il faut noter l’avantage significatif qu’ils ont dès leur début de vie active [3] et qu’ils conservent ensuite puisqu’au-delà de 5 ans, ils sont quasiment au plein emploi [4]. Comme les autres débutants, les jeunes diplômés connaissent chômage, emplois précaires (non durables, intermittents et incertains), faiblesse des revenus et instabilité à leur entrée dans le système d’emploi, mais dans une proportion plus limitée et sur une durée moins longue. Cette réalité dont beaucoup de jeunes en formation sont conscients, explique leur aspiration à multiplier les stages espérant faciliter leur future insertion professionnelle. Dans quelle mesure le recours intensif aux stages contribue-t-il effectivement à améliorer leurs conditions d’accès et de stabilisation dans l’emploi ?
Stages et insertion
Inscription provisoire dans une organisation dédiée à la production de biens et de services, un stage donne à un élève/étudiant l’occasion d’ « apprendre en faisant », d’éprouver la réalité du travail (des tâches, des objectifs, des délais, des impératifs de qualité, des difficultés, des imprévus, des réalisations, des succès, des échecs) et de l’emploi (un cadre organisationnel, des liens hiérarchiques, des relations professionnelles). Le stagiaire peut ainsi gagner en professionnalisation par l’acquisition de savoirs, de savoir faire et de savoir être, par l’enrichissement de son projet professionnel et par l’établissement de liens constituant un (début de) réseau. Le stage peut aider à préparer la future insertion professionnelle. Plus directement, certains stages débouchent sur un contrat de travail ou une promesse d’embauche ultérieure, mais cela reste rare au regard du million et demi de stages annuels.
Cependant, le stage n’est que très rarement le tremplin vers l’emploi qu’espèrent nombre de responsables de formation et d’étudiants. Lors du sondage réalisé en février 2013 par l’Institut CSA pour Linkedin (« Étudiants et jeunes diplômés : les aspirations professionnelles »), 47% des étudiants et 39% des jeunes diplômés répondaient « [a]voir effectué des stages pendant [leur] cursus » à la question « quels sont selon vous les éléments clés pour décrocher son premier emploi quand on est jeune diplômé ? » [5]. Ce que l’on sait des façons de trouver un emploi est pourtant très différent : selon l’enquête Emploi 2004 de l’Insee, 37% des personnes embauchées durant l’année écoulée avaient trouvé leur emploi grâce à une « démarche personnelle auprès de l’employeur ou une candidature spontanée », loin devant les 22% l’ayant obtenu à partir de « relations familiales, personnelles ou professionnelles », dont une partie a sans doute été nouée à l’occasion de stages qui ne constituent donc qu’une partie de 22%, loin des chiffres cités par les étudiants et les jeunes diplômés. De prochaines enquêtes montreront peut-être une évolution, mais pour l’heure, il apparaît que les stages n’ont qu’un effet direct modéré sur l’accès à l’emploi.
Plusieurs études montrent cependant qu’il existe un effet positif du stage sur l’accès de certains diplômés au premier emploi. Ainsi, le rapport sur l’insertion professionnelle des jeunes issus de l’enseignement supérieur présenté au CES par J.-L. Walter en 2005 indiquait que 27% de ces jeunes avaient été salariés ou stagiaires chez leur actuel employeur et près d’un tiers des diplômés de DESS ou d’écoles de commerce étaient salariés là où ils avaient été en stage ou en emploi durant leurs études. Notons toutefois que la succession entre stage et emploi ne suffit pas à démontrer que le premier explique le second : on ne dira pas que le chômage explique l’accès à l’emploi pour quelqu’un passant de l’un à l’autre.
D’autres travaux sont d’ailleurs bien moins affirmatifs sur le lien entre stage et emploi. Au terme d’une étude économétrique menée à la fin des années 2000, S. Issehnane concluait que « les jeunes ayant effectué au moins un stage durant leur formation initiale n’ont pas une probabilité significativement plus élevée d’accéder à un emploi stable (CDI ou fonctionnaire) après être sortis de l’enseignement supérieur (…) comparativement aux jeunes n’ayant pas effectué de stage [6] ».
L’impact possible des stages sur l’insertion est d’autant plus relatif qu’il faut tenir compte tant de la diversité de qualité des stages que de la grande variété de situations des débutants en recherche d’emploi selon leur diplôme et leur établissement d’appartenance. Il faut en outre souligner l’influence déterminante de la conjoncture sur la probabilité d’obtenir un emploi suite à un stage, et plus généralement en fin d’étude [7]. L’avantage des écoles sur les universités et des universités prestigieuses sur les autres qui influence l’impact des stages sur la recherche d’emploi agit déjà au moment de chercher un stage. Les stages semblent donc confirmer voire aggraver les inégalités sociales en matière de formation et d’insertion.
Ajoutons enfin qu’il est essentiel d’examiner la qualité de l’emploi : tout emploi obtenu à la suite d’un stage n’est pas un « bon » emploi et n’augure pas d’une carrière de qualité compte tenu de « l’effet cicatrice » fréquent d’un emploi sous-qualifié en début de carrière. On doit distinguer l’obtention d’un premier emploi et une insertion professionnelle réussie avec une stabilisation dans un poste même si on ne peut évidemment pas négliger l’importance de l’accès au premier emploi.
Au fond, il est logique que l’effet potentiel des stages sur l’insertion professionnelle des jeunes diplômés soit très limité si l’on considère que leur chômage et l’instabilité de leurs premiers emplois tiennent d’abord à l’état et au fonctionnement de l’économie et du système d’emploi. Comme l’écrit Y. Lichtenberger, « le sur-chômage des jeunes n’est pas d’abord lié aux caractéristiques de certains jeunes, il est avant tout un problème de chômage et de mode de fonctionnement du marché du travail [8] ». On tend à oublier ce point central à force de mettre en avant l’inexpérience des jeunes et l’inadaptation supposée des formations que l’on croit combler à coup et à coût de stages répétés. S’il est une chose en rien nouvelle, c’est l’insuffisance d’expérience d’un débutant : être inexpérimenté est et a toujours été la caractéristique d’un sortant de formation. Cette inexpérience peut être partiellement atténuée par les stages et par d’autres méthodes de professionnalisation, mais l’absence d’expérience demeure après quelques semaines ou quelques mois de stages en situation. Et même si les stages (ou les formations en alternance) ont une utilité, leur essor ne suffira ni à ajouter les 3 à 5 millions d’emplois qui manquent pour atteindre le plein emploi dans les conditions de contrat et de durée actuelles, ni à modifier les modalités de gestion et de recrutement de la main-d’œuvre que pratiquent désormais les employeurs (privés et publics) constamment en quête de gains de productivité du travail, de flexibilité d’emploi accrue et d’abaissement des coûts salariaux. Or, c’est bien là que se situe l’origine centrale du problème.
Faut-il alors continuer à inscrire des stages dans les cursus de formation supérieure ? Nous nous proposons de montrer qu’ils sont utiles, mais en ayant des objectifs qualitatifs ambitieux qui ne peuvent être atteints, même partiellement, qu’en réunissant des conditions exigeantes impossibles à multiplier à l’infini. Quels sont donc ces objectifs et ces conditions ?
Stages et formation
Présenter les stages comme le remède miracle aux problèmes d’insertion professionnelle des jeunes diplômés est une erreur de diagnostic sur les causes du phénomène, une illusion sur les résultats de la « stagification » des études et une vision parcellaire des richesses des stages. En attendre une solution au chômage et à l’instabilité d’emploi des débutants est à la fois leur demander trop et trop peu. Potentiellement, les stages recèlent un triple apport d’une grande richesse en formation, en socialisation et en professionnalisation.
Dispositif pédagogique inscrit dans un cursus scolaire ou universitaire, le stage a en premier lieu une portée formative. Il vise à apprendre autrement que par les modalités académiques telles un cours, un TD, un TP, la construction d’un mémoire ou d’un dossier, une enquête de terrain ou tout autre exercice. Il s’agit d’apprendre en faisant et en s’inscrivant dans des interactions professionnelles (avec une hiérarchie, des collègues, des fournisseurs, des clients, des usagers), mais aussi en observant et en ayant un recul réflexif sur ce qu’on fait et ce qu’on voit. Ce qui suppose d’éviter que le stagiaire ploie sous les tâches et essaie de devenir un salarié modèle par son engagement, voire ses résultats, alors qu’il n’en a pas le moyens et que ce n’est pas l’objectif du stage.
Expérience particulière pour un jeune en formation initiale plongé dans un milieu d’adultes en emploi, un stage recèle aussi un potentiel socialisateur qui ne se limite pas à des apprentissages formels et opérationnels. Le processus de socialisation ouvrant au futur changement statutaire lors de l’entrée dans la vie active fonctionne autrement en stage que dans les relations enseignant/apprenant. Le stagiaire en responsabilité sur un certain nombre de missions doit prendre des décisions, organiser un suivi, viser des résultats qui engagent non seulement sa formation et son évolution, mais aussi l’organisation qui l’accueille et attend un retour productif mesurable. Cet enjeu « performatif » du stage dépasse le seul aspect « formatif ». Le stagiaire doit faire ses preuves dans un contexte réel et non dans un exercice, ce qui génère le risque de confusion entre les statuts de stagiaire et de salarié pouvant induire des formes d’intégration et de socialisation pathologiques, et engendrant une image dégradée de soi (lorsqu’une pression excessive conduit le stagiaire à se sentir incapable d’atteindre les objectifs fixés) et/ou une vision négative de l’organisation et du travail. Certains stages jouent un rôle de rite de passage de l’état d’adulescent vers celui d’adulte : « Ce que les anthropologues appellent un rite de passage implique la répudiation d’une identité ancienne (celle de l’enfant par exemple) et l’initiation à une nouvelle identité (comme celle de l’adulte) [9] ». La prise de conscience des réalités et la progression de la confiance en soi constituent deux apports psychosociaux très importants des stages de bonne qualité.
Le troisième apport potentiel est plus directement professionnalisant. La confrontation à des réalités du travail peut enrichir le projet professionnel en construction. Découvrir et tester des emplois peut aider à mieux cerner ce que l’on aura envie de faire ou d’éviter dans la vie active. Cela peut utilement conduire à des inflexions des choix de formation, voire à des réorientations plus radicales. Les stages peuvent aussi ouvrir différentes opportunités au stagiaire pour sa future recherche d’emploi et son début de carrière : se faire connaître et reconnaître par des professionnels en leur montrant ses qualités en situation de travail, déconstruire des représentations négatives sur tel profil de jeune diplômé ou sur tel établissement d’enseignement, bâtir un premier réseau en nouant des contacts que l’on pourra solliciter, enrichir son CV en y faisant figurer un « employeur » et un poste occupé.
Ces trois catégories d’apports potentiels en formation, en socialisation et en préprofessionnalisation que nous avons distinguées pour la clarté du propos sont en fait complémentaires et entremêlées. Mais c’est bien d’apports potentiels dont il s’agit dans la mesure où tout stage n’est pas un « bon » stage. Comme le montrent de nombreux travaux [10], il ne suffit pas de plonger un jeune dans le monde du travail pour qu’il en sorte transformé comme par magie. Pour être réussi, un stage doit réunir différentes conditions d’organisation, de contenu, d’encadrement pédagogique par les établissements de formation, de tutorat sur le terrain des stages, d’approfondissement et de capitalisation par les stagiaires [11]. Les conditions pour réussir des stages fructueux sont exigeantes en conception et en organisation, elles sont chronophages, elles sont financièrement coûteuses (pour les organismes de formation et leurs enseignants, pour les organisations accueillant les stages et leurs tuteurs, pour les stagiaires peu rémunérés et devant sacrifier tout ou partie de leurs emplois étudiants). Il apparaît donc irréaliste de penser les réunir plus d’un million et demi de fois chaque année, ce qui nous ramène aux risques de l’actuelle inflation des stages.
Réduire le nombre et la durée des stages
Le nombre de stages est devenu excessif. Il engendre la répétition dans des proportions difficiles à évaluer de stages sans grande utilité dont l’archétype est « le stage photocopie » et de stages abusifs, que nous qualifions de « stage exploitation ». On admettra volontiers que toute expérience puisse être profitable, mais cela ne justifie pas la multiplication de stages mal conçus, mal encadrés et/ou mal organisés pour des élèves/étudiants qui paient pour s’inscrire et financer leur scolarité, et ont des droits en retour, qui impliquent des obligations pour leur école ou leur université.
Multiplier les stages fait structurellement courir le risque d’essaimer des stages sans contenu et sans objectif pédagogique réellement pensés. Certains établissements peuvent y voir une facilité de gestion en ces temps de disette budgétaire puisque les étudiants en stage libèrent des mètres carrés dans les salles de cours et des heures d’enseignement disponibles pour d’autres pendant ce temps. Certains étudiants s’y laissent prendre en se satisfaisant de pouvoir compléter les lignes « stages » de leur CV. Certaines entreprises ou autres organisations peuvent y contribuer en se donnant l’image sociale voire éthique que procure l’affichage de milliers de jeunes accueillis en stage. Le premier risque de la multiplication des stages est ainsi d’appauvrir la formation, et au bout du compte la professionnalisation qu’ils prétendent améliorer.
L’inflation des stages a aussi engendré un effet d’aubaine conduisant des entreprises (mais aussi des employeurs des secteurs public et associatif) à faire travailler des stagiaires en lieu et place de salariés. La flexibilité et les gains en coût du travail sont évidemment considérables compte tenu du niveau de rémunération des stagiaires (même si certains sont gratifiés au-dessus du minimum légal de 30% du Smic) et de leur absence totale de droits sociaux correspondant. De leur côté, certaines écoles et universités laissent faire par ignorance ou par indifférence. Des jeunes en formation acceptent de se soumettre à cette forme de domination sociale intériorisée comme une nouvelle norme ou parient sur des avantages ultérieurs pensés comme supérieurs à ce mauvais moment à passer. Le deuxième risque qui apparaît ici est celui d’une détérioration des conditions de vie et de travail des jeunes en formation, en rappelant ici que tous ces jeunes ne sont pas à égalité en la matière.
A ces deux risques immédiats, s’en ajoute un autre plus durable et moins visible qui consiste en une aggravation des conditions d’insertion professionnelle des jeunes diplômés. Paradoxe suprême, l’inflation des stages en vient à compliquer l’accès et la stabilisation dans l’emploi que ces mêmes stages sont censés faciliter. Les nombreux postes où se succèdent et s’accumulent des stagiaires sont des emplois qui conviendraient parfaitement à des débutants, des « juniors » en phase d’acquisition d’expérience, ces mêmes postes de travail leur étaient d’ailleurs souvent attribués avant d’être transformés en postes de stagiaires. Au-delà de l’effet d’aubaine, c’est donc d’un effet de substitution qu’il faut désormais parler en constatant que l’essor des stages implique la diminution des emplois pouvant accueillir des débutants. Cela complique et rallonge l’accès des jeunes à l’emploi en accentuant la précarisation de leurs premières années dans l’emploi. Non seulement, ces stages n’améliorent pas l’insertion professionnelle, mais leur inflation dégrade les conditions dans lesquelles elle fonctionne pour toute une partie des jeunes diplômés. Par ricochet, cela aggrave aussi celle des non diplômés qui sont renvoyés dans une trappe à précarité devenant durable.
Il y a donc urgence à limiter le nombre et la durée des stages à l’intérieur des cursus de formation comme au sein des organisations accueillant des stagiaires. Cela requiert sans doute une nouvelle évolution du cadre législatif et réglementaire, mais est-ce bien le sens du texte déposé à l’Assemblée nationale le 14 janvier 2014, la « proposition de loi tendant au développement, à l’encadrement des stages et à l’amélioration du statut des stagiaires » ? Outre la réaffirmation de principes essentiels fixés par les lois de 2011 et de 2013 sur l’objet des stages, leur inscription dans des cursus de formations, une durée maximum de 6 mois et la distinction à respecter entre stages et emplois salariés [12], ce texte pose la règle d’une limitation du nombre de stagiaires dans une entreprise et par tuteur (en renvoyant les chiffrages précis à un décret ultérieur dont on ne sait quand il sera pris), oblige à inscrire les stagiaires dans une partie spécifique du registre unique du personnel et attribue à l’inspection du travail une mission de contrôle du respect des règles en matière de stage et de conditions de travail des stagiaires [13].
Ce qui nous paraît être le principal apport de cette proposition de loi est d’intégrer la réglementation des stages au code de l’éducation, ce qui a le double mérite de souligner qu’il ne s’agit pas d’emplois réglementés eux par le code du travail et d’insister sur la responsabilité des établissements de formation chargés selon le texte « d’appuyer l’élève ou l’étudiant dans sa recherche de période de formation en milieu professionnel ou de stage, de définir, en lien avec l’organisme d’accueil et le stagiaire, les compétences à acquérir ou à développer durant le stage et de désigner un enseignant référent pour assurer le suivi du stage ».
Ce texte propose donc quelques pas allant dans le bon sens, mais il ne suffira certainement pas à empêcher les pratiques abusives (déjà illégales) ni les stages inutiles. Le simple fait qu’il s’agisse de la cinquième loi en 8 ans et que celle-ci reprenne les principaux éléments figurant dans les deux précédentes suffit à douter que cette nouvelle loi puisse produire des effets significatifs. Le scepticisme est d’autant plus grand que ce texte prône de nouveau une augmentation du nombre de stages en appelant à « développer ces périodes en entreprise dans les cursus de formation et de sensibiliser les entreprises afin qu’un maximum d’étudiants puissent y avoir accès ». Les législateurs ne semblent toujours pas avoir pris conscience qu’il était impossible de multiplier à l’infini les stages de qualité et qu’il était dangereux d’alimenter leur essor dont ils ne semblent pas avoir perçu les effets nocifs.
Au-delà du constat des limites de la réglementation et des outils d’intervention publique, il importe de comprendre que la gouvernance des stages concerne les différents acteurs de l’enseignement supérieur sans l’engagement desquels une régulation efficace semble difficile. Plutôt que de continuer à voter une nouvelle loi tous les 2 ans, les pouvoirs publics devraient prendre le temps de l’observation, de la réflexion et de la concertation pour déboucher sur des solutions durables, ils devraient favoriser la limitation du nombre et de la durée des stages en aidant ou en incitant les établissements d’enseignement supérieur à les tarir à la source au lieu de favoriser une concurrence et un mimétisme poussant à leur accroissement quantitatif, ils devraient contribuer à la construction d’outils de réflexion et de pilotage (un Observatoire des stages par exemple) orientés vers l’analyse de ce qui se fait et la recherche d’objectifs qualitatifs. Organiser moins de stages est nécessaire pour faire de meilleurs stages et pour qu’ils produisent les effets potentiels qu’on peut en attendre au bénéfice des jeunes en formation. Il y a urgence si l’on veut mettre un terme à un essor aux conséquences délétères. L’enjeu est de taille : il concerne la jeunesse dont le nombre et la formation devraient constituer l’un des atouts de la France en Europe et dans le monde, et non faire figure de « problème ».
– Briant de (V.), Glaymann (D.) (dir.), 2013, Le stage. Formation ou exploitation ? PUR.
– Giret (J.-F.), Issehnane (S.), 2012, « L’effet de la qualité des stages sur l’insertion professionnelle des diplômés de l’enseignement supérieur », Formation emploi, 117, (p. 29-47).
– Glaymann (D.), Grima (F.), 2010, « Faire face à un déclassement social : le cas des jeunes diplômés précaires prisonniers des stages », Management et avenir, 36, (p. 146-165).
– Quenson (E.), Coursaget (S.) (dir.), 2012, La professionnalisation de l’enseignement supérieur. De la volonté politique aux formes concrètes, Octarès.
– Rose (J.), 2006, « Les jeunesses entre école, insertion et emploi » in La place des jeunes dans la cité, tome 1, De l’école à l’emploi ?, Paris, L’Harmattan, (p. 273-284).
Pour citer cet article :
Dominique Glaymann, « Les dangers de la multiplication des stages »,
La Vie des idées
, 1er avril 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-dangers-de-la-multiplication
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Prévost (J.-B.), « L’emploi des jeunes », Avis du Cese, 26/9/2012, (p. 27).¬
[2] Vernières (M.), 1997, L’insertion professionnelle, analyses et débats, Economica.
[3] Durant les 4 premières années, leur taux de chômage moyen est de 10,3%, soit moitié moins que l’ensemble des débutants ayant la même ancienneté et 4,5 fois moins que les non diplômés.
[4] 5,2% contre 12,1% pour l’ensemble des jeunes dans la même situation, avant d’atteindre 4,1 au-delà de 11 ans.
[6] Issehnane (S.), 2011, « L’insertion des jeunes : une évaluation de dispositifs d’emploi et de formation professionnelle », Thèse de sciences économiques, Université Paris 1, (p. 127).
[7] Les études de l’APEC sur la situation d’emploi des jeunes diplômés de l’année précédente montrent qu’en 2012, 20% des diplômés du supérieur (Bac + 4 et plus) étaient en emploi dans l’entreprise où ils avaient fait un stage alors que cette proportion n’était que de 14% en 2009, année de récession.
[8] Lichtenberger (Y.), 1996, « L’emploi des jeunes », Esprit, novembre 1996, (p. 37).
[9] Berger (P.), 2006, Invitation à la sociologie, La Découverte, (p. 141).
[10] Cf. « La relation école-monde du travail étudiée sous l’angle des stages », symposium coordonné par J. Deville et P. Champy-Remoussenard (CIREL) dans le cadre du congrès AREF 2013 (Actualités de la recherche en éducation et en formation), Université de Montpellier III, 29 août 2013.
[12] « Aucune convention de stage ne peut être conclue pour exécuter une tâche régulière correspondant à un poste de travail permanent, pour faire face à un accroissement temporaire de l’activité de l’organisme d’accueil, pour occuper un emploi saisonnier ou pour remplacer un salarié en cas d’absence ou de suspension de son contrat de travail ».
[13] On peut s’interroger sur la capacité qu’auront les inspecteurs et contrôleurs du travail à s’occuper de la situation des stagiaires alors que leurs effectifs sont déjà insuffisants pour traiter de la situation des salariés. Quant aux sanctions susceptibles d’être prononcées par des tribunaux, on peut se demander combien de procédures seront ouvertes et menées en la matière sachant que d’éventuelles condamnations ne pourraient intervenir que bien longtemps après que les stagiaires aient terminé leur stage et leurs études.