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Essai Économie

Les démocraties capitalistes sont-elles vraiment résilientes ?
Réponses à Torben Iversen


par Jenny Andersson & Cyril Benoit , le 17 juin 2020


Pour Torben Iversen, le capitalisme ne serait pas responsable de la crise actuelle des démocraties. Jenny Andersson et Cyril Benoît lui répondent et soulignent les limites de cette interprétation optimiste

Ces deux textes ont été rédigés en réponse à l’article de Torben Iversen, « Réinventer le capitalisme. La transition vers l’économie du savoir », issu d’une communication donnée pour le 10e anniversaire du Centre d’Etudes Européennes (Sciences Po) en juin 2019.

Réponse de Jenny Andersson

Les intérêts du capital

Torben Iversen défend une thèse intéressante : l’« économie du savoir » serait un récit alternatif à l’idée dominante du néolibéralisme comme explication de la transformation des « sociétés démocratiques capitalistes avancées » depuis une quarantaine d’années. Il me semble toutefois qu’il se rend ici coupable d’une erreur répandue, qui est de critiquer le concept de néolibéralisme sans citer la littérature existant sur le sujet, littérature qui est en réalité bien plus nuancée et aussi bien plus pertinente pour la thèse de l’auteur qu’il ne le croit ou qu’il veut bien l’admettre.

L’article commence par présenter un argument non sequitur sur les relations entre le « big business » et la réforme néolibérale. Iversen affirme que si l’industrie, ces trente ou quarante dernières années, avait été capable de contrôler les évolutions de l’économie en fonction de ses intérêts, elle aurait été favorable à une protection contre la concurrence, à un système bancaire plus réglementé et à l’expansion macroéconomique. Au lieu de cela, elle a eu sa part dans les réformes de libéralisation, qu’il s’agisse du libre-échange, de la déréglementation des marchés financiers ou d’une politique donnant la priorité à la stabilité des prix sur le plein-emploi. L’idée est que le capital avait des intérêts contraires à la réforme néolibérale et a donc agi pour s’y opposer, et que ce que nous entendons en général par néolibéralisme a été mis en place, en réalité, contre sa volonté.

Il est vrai que la transition d’une économie post-fordiste vers une économie du « savoir » a été un grand défi pour l’industrie et substitué aux grandes firmes industrielles nationales des années 1950 les GAFA d’aujourd’hui. Mais cela ne veut pas dire que l’industrie était opposée à ce que l’on appelle les politiques d’ajustement structurel (PAS), qui ont commencé au début des années 1970 et apporté une première réponse néolibérale à la mondialisation. Les historiens – oui, nous sommes toujours plus lents que les politologues – viennent seulement de commencer à étudier en détail comment les intérêts du capital ont influencé la réforme néolibérale. Ces études [1] font apparaître clairement un certain nombre d’éléments qui compliquent quelque peu la thèse d’Iversen. En premier lieu, les intérêts du capital, dont ceux des compagnies pétrolières et des constructeurs automobiles, étaient largement opposés à la régulation étatique et sociale des années 1970, et ils ont adhéré aux PAS parce qu’ils pensaient que l’État-providence keynésien était devenu trop puissant, qu’il avait cessé d’être favorable à l’industrie et qu’il était captif de certains intérêts, comme les syndicats. Les industries et les multinationales ont alors créé leurs organisations de lobbying et leurs think tanks, et commencé, à partir de 1967, à influencer activement les processus politiques nationaux et transnationaux dans le sens de la libéralisation. Le niveau transnational, qui comprend à la fois les organisations d’employeurs transnationales et les organisations comme l’OCDE ou l’UE, joue ici un rôle important. En même temps, au Royaume-Uni et en Suède, par exemple, les organisations d’employeurs se sont mobilisées contre les syndicats et ont appelé à un arrêt de la négociation collective. Toutes ces réactions avaient un lien avec la question des salaires, qui est étonnamment absente du texte d’Iversen, alors qu’elle a été essentielle durant les quarante dernières années (en particulier si l’on s’intéresse à la prospérité pendant cette période).

En second lieu, il me semble que la thèse d’Iversen achoppe sur l’absence de distinction entre le capital et l’industrie. Il n’y a pas d’acteur capitaliste hégémonique. Il semble très difficile de ne pas distinguer l’industrie manufacturière, enracinée dans l’État-nation et dans une longue histoire de relations et de conflits entre le capital et le travail, et le « capital sans attache », et de dire que le capital avait un seul et même programme. Les travaux historiques sur les organisations d’employeurs montrent en effet que le vieux capital et le nouveau capital avaient des positions et des intérêts différents par rapport à la réforme néolibérale [2]. Les banques et les acteurs financiers, comme l’a montré Ravi Abdelal [3], ainsi que les sociaux-démocrates et les planificateurs à la Jacques Delors ont joué un rôle-clef dans la déréglementation des marchés de capitaux dans l’UE. La littérature sur le néolibéralisme tend de plus en plus à montrer que les traditions intellectuelles nationales, les structures de la négociation collective et les hiérarchies de décision ont eu ici une grande importance [4], et que le néolibéralisme a pris au moins deux formes : une forme dogmatique orientée vers le marché, qui est celle qu’Iversen semble viser, et une forme plus sociale qui, dans de nombreux pays européens, par exemple, a recherché une compatibilité entre les nouvelles politiques monétaires et les investissements dans l’éducation et la formation continue.

L’inégale distribution des richesses

Ce point introduit un autre argument qui est plus intéressant et plus pertinent, et qui traite de l’interaction structurelle entre l’État-nation et l’« économie du savoir ». C’est un argument structurel, et comme tout argument de ce type, il est à la fois intéressant en soi et facile à critiquer. Ici encore, cependant, Iversen commence par enfoncer une porte ouverte, du moins par rapport aux travaux non-américains. Il n’est plus tout à fait monnaie courante aujourd’hui de dire que la mondialisation a affaibli la capacité de l’État à réguler et redistribuer [5]. Rares sont les spécialistes qui soutiennent que les États ne redistribuent plus : ils montrent plutôt que le schéma de redistribution a radicalement changé, et curieusement, Iversen n’aborde pas la question. Il soutient au contraire que l’État démocratique capitaliste a été renforcé par la mondialisation, et a développé des modèles démocratiques lui permettant de s’adapter à la transformation du capitalisme. Cela s’appuie chez lui sur l’idée que ladite économie du savoir démontre que l’État a un pouvoir accru de régulation et d’intervention, y compris en matière de dépenses et d’investissements, qui lui a permis de mener une série de réformes en direction de la classe moyenne, qui ne devraient pas être qualifiées de néolibérales. Cette idée me paraît très simpliste.

Les géographes et les spécialistes de l’innovation comme Bengt Lundwall [6] montrent depuis longtemps que l’innovation se fait dans des clusters et dépend beaucoup de l’investissement parce que les problèmes dus aux erreurs du marché nécessitent l’action de l’État. Cela rend l’économie du savoir différente de la concurrence fondamentalement néolibérale et de l’État dérégulé, mais ce raisonnement relève de l’idéal-type. Bob Jessop [7] a montré que l’importance nouvelle donnée à la concurrence et à l’investissement a fondamentalement changé la nature de l’État capitaliste démocratique, qui tire une grande part de sa légitimité de l’investissement dans l’innovation et dans les activités entrepreneuriales, tout en désinvestissant d’autres domaines, principalement la protection sociale. L’économie du savoir a peut-être créé des richesses sans précédent, mais on ne peut pas considérer comme donné que celles-ci aient été équitablement distribuées ; il faudrait plutôt montrer que les effets de l’économie du savoir ont permis, d’une certaine façon, d’équilibrer les effets négatifs de la réforme néolibérale, parfaitement documentés, en matière de distribution et d’égalité.

Une autre lecture du populisme

Pour finir, ce qu’il y a de plus convaincant dans cet article, c’est sa dernière partie sur le tournant vers la classe moyenne, activement stimulée par la réorientation de l’État, et sur le coût de ce tournant, et notamment la formation d’un clivage de plus en plus grand entre les insiders et les outsiders, le désenchantement de ces derniers et leur recours au populisme. D’une certaine façon, et selon une logique qui m’échappe, les deux choses sont présentées comme étant bonnes pour la démocratie. La thèse de Florida [8] sur les classes créatives a été largement critiquée depuis sa publication, et me fait l’effet d’une sorte de raccourci commode qui sert à éviter de se confronter à la complexité. Il est toutefois assez facile de donner de la substance à l’idée force d’Iversen, par exemple avec les récents travaux de Michael Storper [9] sur la séparation croissante entre la ville et la périphérie, qui est aussi le résultat de la séparation entre les capitales créatrices et les zones reculées. Il est en revanche discutable que ce nouveau clivage, où les uns ont accès au capital financier et au capital intellectuel, et les autres non, soit producteur de résilience démocratique.

Mais surtout, si cette séparation est bien le résultat d’une transition vers une économie du savoir, activement conduite par l’État, et l’effet d’un État démocratique capitaliste avancé, alors tout va-t-il si bien que cela dans l’État capitaliste démocratique non-néolibéral ? Il n’y a pas de réflexion dans l’article sur le type de démocratie que le capitalisme avancé a créé. Il n’y a pas non plus de discussion sur les élites, qui ont été les principales bénéficiaires de la réforme néolibérale et qui, si l’on en croit Piketty, semblent presque totalement isolées à la fois des structures démocratiques et des dangers de l’économie capitaliste.

Nous pouvons bien sûr toujours espérer que la montée du populisme soit une bonne chose pour l’État démocratique capitaliste avancé, comme la fin de l’article le suggère gaiement. Mais il me paraît incorrect de dire que les partis populistes ou de droite extrême défendent des programmes sociaux-démocrates. En Scandinavie, par exemple, ils ont souvent été les partisans les plus agressifs du néolibéralisme, et c’est une contradiction flagrante de leur programme électoral. S’ils ne constituent pas par eux-mêmes un mouvement antisystème massif, font-ils pour autant partie d’une tendance antisystème de la politique aujourd’hui ? Le Mouvement de résistance nordique, issu du désenchantement inspiré par des démocrates suédois jugés trop mous, est un mouvement fasciste, et comme de nombreux mouvements en expansion de l’Alt Right, il préférerait se passer de l’État démocratique, considère la violence comme une forme légitime de contestation et prône la suppression des médias publics. Le fascisme dans l’économie du savoir ne prend pas tout à fait la même forme que dans les années 1930. Il défend des programmes entièrement nouveaux, dont la portée aurait été inimaginable à l’époque. Je pense que les relations causales entre ce type d’expression politique, les entités conceptuelles du néolibéralisme et l’économie du savoir sont d’une extrême complexité, et je ne suis donc pas sûre de ce qu’il advient du populisme dans le texte d’Iversen, sinon qu’il y est présenté comme la contrepartie hédoniste d’une classe moyenne éclairée – ce qui est en soi une dichotomie qui serait contredite par un grand nombre de sociologues politiques.

Réponse de Cyril Benoît

L’analyse de Torben Iversen ne manque ni de pertinence, ni d’originalité, surtout si on la compare aux travaux relativement pessimistes d’une bonne partie de la littérature récente en économie politique. Pourtant, elle ne nous apparaît pas nécessairement plus convaincante que les théories auxquelles elle s’oppose – qu’il s’agisse de celle de Mark Blyth sur les transformations du capitalisme, celle de Streeck sur la crise du capitalisme démocratique ou celle de Thomas Piketty sur les sources de la répartition inégalitaire des revenus dans la période contemporaine. La principale raison de ce constat tient dans le fait que la lecture d’Iversen repose sur un certain économisme qui, en relâchant ou en ignorant le poids de certains facteurs ou évolutions politiques, offre un panorama incomplet de la relation contemporaine entre capitalisme et démocratie.

Un État-nation Renforcé ?

Considérons d’abord la question du renforcement de l’État-nation dans la globalisation. Chez Iversen, cette idée repose sur un constat de nature macroéconomique. En soutenant l’éducation de sa population et l’investissement dans le capital humain, les démocraties capitalistes avancées (DCA) participent à l’immobilisation de leur force de travail qualifié, celle précisément que les entreprises cherchent à attirer. Au-delà d’un certain stade de maturité du capitalisme, chaque État aurait donc intérêt à soutenir la globalisation, assimilée à un jeu de complémentarités stratégiques. Cet argument formalise en fait l’une des thèses centrales de Varieties of Capitalism (codirigé par Peter Hall et David Soskice, 2001), selon laquelle il n’y aurait pas qu’une seule forme (anglolibéral) de capitalisme mais bien une « variété » de modèles nationaux qui se différencient et se spécialisent dans la globalisation (ainsi qu’illustré par les économies, « coordonnées », de la Suède ou du Japon par exemple).

Si les DCA n’ont effectivement pas uniformément convergé vers le modèle anglo-libéral, l’idée que la globalisation serait essentiellement un jeu à somme positive du point de vue de l’État-nation est en revanche plus problématique. Dans son analyse, Iversen tend en effet à sous-estimer – à l’instar de Varieties of Capitalism avant lui – le poids des interdépendances qui lient les différentes variétés de capitalismes entre elles, via le commerce international ou la finance par exemple. Or, ces interdépendances entraînent une constante circulation des modèles d’affaires au niveau sectoriel. Dans l’ensemble, elles donnent lieu à des hybridations et forgent des économies nationales nettement moins intégrées que Iversen ne le laisse entendre. Ainsi, il est tout à fait possible que les stratégies de croissance typique d’un capitalisme soient importées à l’échelle d’une industrie, l’exposant du même coup à des effets de contagions sur lesquelles les États n’auront que peu de prises – que l’on songe à la crise financière de 2007-2009, et les multiples (inter)dépendances structurelles qu’elle a mise au jour, tant au niveau national que sectoriel. La globalisation s’est par ailleurs accompagnée de la formation d’ordre règlementaires transnationaux qui, s’ils ne contraignent pas mécaniquement l’action des États, les influencent et contribuent à orienter leurs politiques ou à freiner leur spécialisation. Il est certes exact que l’État-nation n’a pas toujours été le perdant de ces mutations. Mais les transformations qu’il a connu dans ce contexte furent telles que les conclusions tirées par Iversen des différences entre économies nationales tout comme de certains équilibres macroéconomiques semblent excessives.

Néolibéralisme et recomposition de l’État

De façon relativement analogue, l’analyse d’Iversen laisse de côté d’autres évolutions essentielles de la relation entre État, capitalisme et démocratie, cette fois sur le plan domestique. Là aussi, ces angles morts sont largement imputables à la structure de son raisonnement, qui consiste à déduire de certaines trajectoires historiques des équilibres stables au niveau agrégé. Cette approche l’amène ainsi à conclure que les politiques économiques qui se sont succédé dans les DCA au cours des trente dernières années auraient eu pour principale fonction de « réinventer le capitalisme par la démocratie ». Pour établir cet argument, un nouvel équilibre est introduit : au niveau national, la frange éduquée et qualifiée de l’électorat soutiendrait les partis qui se présenteraient comme de bons gestionnaires du capitalisme, tout comme le ferait une plus large communauté d’électeurs aspirant à bénéficier des retombées du progrès économique. Jusqu’aux années 2000, c’est précisément cette coalition qui aurait soutenu les mesures favorisant la concurrence, la financiarisation ou la lutte contre l’inflation – et non, comme l’affirme Wolfgang Streeck et d’autres, le « pouvoir structurel » du capital exercé par les grandes firmes transnationales et leurs représentants.

Cette interprétation par le pouvoir des électorats plutôt que par celui des groupes d’intérêts peut surprendre, tant les recherches sur les politiques économiques évoquées par Iversen ont fait apparaître de considérables variations dans le temps et dans l’espace, notamment au sujet des interactions entre ces deux grands facteurs explicatifs du changement institutionnel. Mais au-delà, c’est l’ambition principale attribuée aux politiques néolibérales qui paraît très discutable ici. Au cours des trente dernières années, ces mesures sont loin d’avoir eu pour principale visée, ainsi que le suggère Iversen, de préparer l’essor de la troisième révolution industrielle. Elles ont parfois pu jouer ce rôle a posteriori. Mais il n’est pas acquis pour autant qu’elles furent mises en œuvre indépendamment des demandes ou des pressions de certains intérêts économiques – ou de certaines représentations du rapport entre capitalisme et démocratie. Ces différentes mesures ont en effet rempli une autre fonction au moins aussi essentielle. Elles ont ainsi profondément contribué à reconfigurer l’interdépendance entre le politique et l’économique au sein des DCA. De façon particulièrement marquée en Europe, ces développements ont le plus souvent été associés au retrait de très nombreux enjeux économiques du contrôle direct des dirigeants élus, souvent au bénéfice d’experts formellement indépendants – par le biais de la création d’agences de régulation non-majoritaires, la privatisation des monopoles publics ou via l’indépendance conférée aux banques centrales. En d’autres termes, et en conséquence de ces transformations, il existe dans l’ensemble des DCA des pans cruciaux de la gouvernance du capitalisme qui échappent désormais au contrôle direct de l’électorat et de ses représentants.

Un modèle d’équilibre couplé à une analyse au niveau agrégé amène donc Iversen, comme pour le cas de la globalisation, à identifier un continuum entre demandes électorales, politique économique et rôle de l’État – alors même que la période considérée se caractérise précisément par la dislocation et l’autonomisation progressive de ces pôles les uns vis-à-vis des autres.

Démocratie, capitalisme… et populisme

Ces différentes réflexions nous amènent à la question de la résilience des DCA, notamment face à l’essor des forces populistes – essor de nature à remettre en cause la « relation symbiotique » entre capitalisme et démocratie. Loin de l’éluder, Iversen aborde cette problématique de manière frontale, en l’intégrant à son modèle d’ensemble. Pour lui, le soutien d’une partie de l’électorat aux forces populistes serait une réaction aux demandes des classes moyennes et supérieures pour des politiques favorisant l’intégration des secteurs avancés à l’économie de la connaissance. De telles mesures alimentent en effet les sources d’inégalités générées par ce basculement industriel ; en réaction, les travailleurs exclus de la nouvelle économie se tourneraient progressivement vers des partis s’engageant à sécuriser leur accès à la redistribution, et à limiter l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché du travail. Les partis populistes viennent donc remplir le vide laissé par l’adhésion des plus éduqués et des plus qualifiés aux discours promus par des partis modérés, qui continuent à chercher à capitaliser sur leur expertise économique et sur leurs compétences de gestionnaires pour attirer l’électeur médian.

En dépit de sa force, cette explication laisse à son tour dans l’ombre une part essentielle du problème. Les vingt dernières années ont ainsi été caractérisées par le déclin progressif de l’attrait des discours promus par les partis qui entendent faire porter l’essentiel de la compétition politique sur la bonne gestion du capitalisme – ce même discours qui a favorisé les mesures de dérégulation et de dépolitisation évoquées dans la section précédente. L’émergence du populisme contemporain ne s’explique donc pas seulement par la formation d’une classe de laissés-pour compte de la nouvelle économie, puisqu’il semble également y avoir un rejet ou un désintérêt croissant des électorats pour les discours qui précisément, ont été mobilisés dans le champ politique pour justifier les politiques économiques des années 1980 et 1990. Le cas du vote des Britanniques en faveur du Brexit en 2016 s’avère particulièrement révélateur de cette tendance, bien qu’il ne soit pas un cas isolé. Si le profil typique des soutiens du Leave est très cohérent avec le modèle d’Iversen, l’incapacité relative de la campagne en faveur du Remain à mobiliser ses soutiens (essentiellement axée sur les bienfaits de l’intégration économique du Royaume-Uni à l’Union européenne) fut un facteur décisif dans la victoire du Brexit. Ce qui a surpris ici, c’est donc moins la base électorale qui s’est mobilisée pour le Leave que la faible mobilisation de la base électorale qui aurait dû se déplacer pour soutenir le Remain. Essentiellement adossée à une analyse de la demande électorale, la thèse d’Iversen passe donc sous silence les transformations liées à l’évolution de la nature de l’offre politique, ainsi que les potentiels effets-retour induits par les mesures néolibérales sur les comportements électoraux.
Il ne s’agit pas de rejeter ici d’un bloc la thèse d’Iversen et ses apports évidents à la littérature. Simplement, il nous semble que son approche laisse dans l’ombre trop d’implications politiques des transformations étudiées pour être totalement convaincante. Son problème essentiel vient à nos yeux du fait qu’elle cherche à expliquer la relation entre capitalisme et démocratie sur la base d’une série d’équilibres – alors même que précisément, les trente dernières années au moins ont surtout été caractérisé par l’apparition de multiples sources de déséquilibres pour les DCA. Iversen le dit explicitement : la politique est première dans l’orientation de la relation globale entre capitalisme et démocratie. Mais elle l’est dans un sens certainement plus large et plus contingent qu’il ne l’affirme.

par Jenny Andersson & Cyril Benoit, le 17 juin 2020

Aller plus loin

Références
• Peter Hall et David Soskice, dir., Varieties of Capitalism : The Institutional Foundation of Comparative Advantage, New York, Oxford University Press 2001.
• Colin Hay, « Does Capitalism (still) come in Varieties ? Review of International Political Economy, E-Pub Ahead of Print.
• Desmond King et Patrick Le Galès, dir., Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press, 2017.
• Colin Hay et Cyril Benoît, « Brexit, the New Populism and the Declining Appeal of Valence Politics », Critical Review, à paraître.

Pour citer cet article :

Jenny Andersson & Cyril Benoit, « Les démocraties capitalistes sont-elles vraiment résilientes ? . Réponses à Torben Iversen », La Vie des idées , 17 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-democraties-capitalistes-sont-elles-vraiment-resilientes

Nota bene :

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Notes

[1Voir par exemple Ogle, V. (2014). «  State Rights against Private Capital : The ‘‘New International Economic Order’’ and the Struggle over Aid, Trade, and Foreign Investment, 1962–1981  », Humanity : An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development, 5 (2), p. 211-234  ; Andersson, J., à paraître, «  Ghost in a Shell. The Worldmaking of Royal Dutch Shell  », Business History Review.

[2Voir par exemple Nevers, J. et T. Paster, (2019), «  Business and the Nordic Welfare States, 1890-1970  », Scandinavian Journal of History, 44 (5), p. 535-551.

[3Abdelal, R. (2007), Capital Rules : The Construction of Global Finance, Harvard University Press.

[4Ban, C. (2016), Ruling Ideas : How Global Neoliberalism Goes Local, Oxford University Press.

[5King, D., et P. Le Galès. (2017), Reconfiguring European States in Crisis, Oxford University Press : Oxford.

[6Lundvall, B. Å. (2002), Innovation, Growth, and Social Cohesion : The Danish Model, Edward Elgar Publishing.

[7Jessop, B. (2002), The Future of the Capitalist State, Cambridge, Polity.

[8Florida, R. (2005), Cities and the Creative Class, Routledge.

[9Storper, M., Kemeny, T., Makarem, N. et T. Osman (2015), The Rise and Fall of Urban Economies : Lessons from San Francisco and Los Angeles, Stanford University Press.

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