Le documentaire de Ruth Zylbermann sur la dissidence en Europe de l’Est (Dissidents. Les Artisans de la liberté, programmé ce mercredi 5 mai sur Arte à 20h30) nous offre le témoignage d’acteurs de l’histoire – leur parole, leurs troubles et leurs flottements. Il montre que l’engagement est un geste politique, mais aussi une disposition intime, une effraction dans le temps de l’histoire. Preuve que le cinéma peut avoir une dimension historiographique qui lui est propre.
À propos du documentaire de Ruth Zylbermann, Dissidents. Les Artisans de la liberté, programmé le 5 mai sur Arte à 20h30.
Un historien qui regarde un documentaire d’histoire peut s’interroger sur les opérations historiques préalables à la production du film – sa documentation en particulier – et être amené à en évaluer la qualité ou la pertinence. On peut le voir ensuite déplorer les simplifications imposées par la pédagogie de l’image, critiquer la spectacularisation de l’histoire, etc.
Mais il arrive aussi que l’historien se trouve confronté à une tout autre question : que permet la mise en image inaccessible au travail et à l’écriture historiques ? Que se passe-t-il, en particulier, lorsque l’on voit des acteurs du passé témoigner face à la caméra, lorsque l’on montre une parole sur le passé en train d’être produite ou proférée ? Car filmer et montrer la parole de témoins peut nous parler à la fois de rapports présents au passé et de modes d’engagement des acteurs dans l’histoire, lesquels ne sont pas saisis par l’opération historiographique.
« Je ne retourne pas »
Dans le premier chapitre du « roman » que Yannick Haenel vient de consacrer à la figure de Jan Karski, le narrateur regarde et décrit l’entretien de ce dernier avec Claude Lanzmann dans Shoah. Il voit, et fait voir au lecteur, les yeux de Karski, qui ont vu le ghetto de Varsovie en 1942 [1] et « vous regardent à travers le temps » : « Ils ont vu, et maintenant c’est vous qu’ils regardent. »
Le texte de Yannick Haenel, – c’est ici son grand mérite – explicite dans l’écrit ce que produit le dispositif construit par Claude Lanzmann ; un dispositif dans lequel un témoin voit un passé que nous ne pouvons voir et, ce faisant, rend pour nous ce passé, d’une certaine manière, visible, comme souvenir vivant et horrifié. Ce cinéma-là permet bien une opération impossible à l’historien qui aurait interrogé, « fait témoigner », des acteurs du passé : là où le cinéaste montre et « monte », l’historien inscrit le plus souvent des bribes d’entretien retranscrites dans des éléments de contexte (biographique, social, politique), traitant cette parole comme n’importe quelle autre source, même si ce qui « fait contexte » inclut aussi la situation de parole propre à l’entretien (la présence de l’historien constituant son interlocuteur en témoin, le lissage propre au face-à-face, etc.). Comment restituer dans l’écriture historique les difficultés de la parole de témoignage, les moments de flou, les négociations perceptibles entre ce qui vient et ce qui est attendu, les troubles de l’énonciation, le flottement de l’attention, le resurgissement du souvenir ? Comment aussi montrer la force propre d’un individu, comme Karski, et le cheminement de sa parole, sa présence particulière au temps et à l’histoire ? Autant de questions que l’historien, attentif d’abord – et pour de bonnes raisons – aux faits racontés, doit la plupart du temps renoncer à traverser.
Le moment du témoignage, face à la caméra, est pourtant marqué d’abord par un refus : « Non, je ne retourne pas. » Mais cet arrêt devant le seuil du souvenir précède (du moins dans le montage) la saisissante remémoration de Karski sur son voyage de l’autre côté des murs du ghetto. Là, le récit se suspend et laisse place à une série d’images d’horreur, des phrases sans verbe, ou des scènes, presque des vignettes, de l’enfer. Le cinéma parle ici non seulement du surgissement du souvenir, mais du mode de présence du passé de la catastrophe dans le présent de Karski (et ainsi dans le nôtre) : des scènes vers lesquelles on ne veut pas retourner, des scènes qui sont à notre seuil et contre lesquelles le récit se brise.
« Replonger dans la dimension du temps »
Le documentaire de Ruth Zylbermann sur l’histoire de la dissidence en Europe de l’Est (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie), intitulé Dissidents. Les Artisans de la liberté, engage de manière singulière les ressources historiographiques propres au cinéma. Si la dimension narrative et pédagogique demeure fortement présente (il s’agit d’un documentaire d’histoire coproduit par Arte), l’écriture du film, les entretiens menés avec des acteurs importants de la dissidence polonaise, hongroise et tchèque [2], le choix et le montage des documents d’archives ouvrent vers un autre questionnement : celui de l’engagement, non seulement comme geste moral et politique, mais aussi comme disposition intime, mouvement intérieur. Qu’est-ce qui fait que, à un moment donné, le présent devient insupportable et que l’on y résiste ? D’où vient ce qu’on appelle le courage ? Comment et pourquoi un individu entre-t-il dans le temps de l’histoire ? Et comment saisir cette expérience, la donner à voir, comme singulière et collective tout à la fois, singulière et collective par le temps historique qui l’informe et qu’elle informe (celui de la dissidence), singulière comme individuelle sur fond de mouvement collectif ?
« Replonger dans la dimension du temps » : l’expression vient dans la bouche de Miklos Harazsty, philosophe et poète hongrois, arrêté en 1973 pour un texte intitulé « Le salaire aux pièces », dans lequel il dénonçait la condition faite aux ouvriers dans ce monde même qui prétendait glorifier la classe ouvrière. Ruth Zylbermann le filme alternativement chez lui et dans son ancienne prison. Le retour sur les lieux de l’emprisonnement creuse le temps : il y a bien là un passé dont l’expérience est révolue, un passé dont on peut trouver la preuve dans des traces visibles – et montrables – comme cette cellule (« C’est bizarre de revenir ici. C’est la preuve que c’était bien du communisme et un État policier »). Mais ce qui reste vivace, et ce que saisit si fortement l’entretien – celui de Ruth Zylbermann avec Harazsty, comme avec tous ceux qu’elle rencontre –, c’est que la dissidence, comme résistance, écart, prise de distance critique et comme ensemble d’actions, mobilise avant tout un rapport au temps, une perception intime de l’inscription historique de l’individu, de son engagement dans le temps.
« Le plus difficile, explique encore Harazsty, c’était peut-être le problème du temps. Combien de temps cela durerait-il encore ? Toutes ces années, j’ai exercé ce que j’appellerais "un travail de tunnel". Tu es enfermé dans un système de labyrinthe clos. Tu dois y descendre, tu y es descendu toi-même pour pouvoir en sortir un jour, mais tu n’as aucune idée du temps que tu devras y passer. Tu n’en as aucune idée. »
Sortir du tunnel, c’est parvenir à remettre le temps en route, entrer dans l’action, engager son temps personnel, biographique dans le temps historique ; c’est refuser, en pensée puis en actes, le mode d’articulation entre temps individuel et temps collectif imposé par le modèle communiste, où l’inscription de l’individu dans l’histoire collective, hors de l’hypothèse héroïque et exemplaire, se situe dans la participation anonyme à l’histoire comme mouvement de masse.
Mais ces propos relèvent du discours historique ; ce que filme Ruth Zylbermann, ce sont des dispositions individuelles, des visages, des questionnements. Et ce qu’elle fait saillir dans la parole filmée, c’est bien la manière dont ces individus-là, personnalités devenues célèbres de la dissidence polonaise, hongroise et tchèque, ont « senti » (le terme revient souvent) l’histoire comme menace intime et s’y sont engagés, au sens le plus littéral du terme.
S’engager dans le temps
Laszlo Rajk, le fils du ministre exécuté en 1949 [3], raconte comment, pendant l’insurrection de Budapest en 1956, il s’est passé cette « cérémonie étrange » et silencieuse : « Pères, frères et oncles ont pris les enfants, les garçons, et les ont emmenés dans les rues, pour leur montrer les armes et les morts. […] C’était comme un étrange rituel d’initiation qui a fortement marqué les âmes et a laissé des traces profondes dans toutes les mémoires. » Avec la répression, c’est un autre silence qui s’installe, celui de l’amnésie officielle et du silence contraint à tous, même aux enfants (« Ça n’existe pas, il n’y a que du silence ») : « Entouré de ce silence, 1956 est devenu un squelette dans notre placard. » La résistance, commente Ruth Zylbermann en voix off, c’est alors « nommer ces fantômes », résister à l’oubli.
Le discours historique pourrait tenter, à nouveau, d’inscrire ces gestes et ces paroles (montrer silencieusement les morts dans un moment révolutionnaire, apprendre à se taire et apprendre à ne plus se taire, etc.) dans une histoire collective ; celle-ci est présente, portée par la voix off et le riche matériau d’archives audiovisuelles qui alterne avec les entretiens, mais elle n’enserre pas la parole des acteurs sur le mode de la mise en contexte historienne. En suscitant cette parole où l’entrée dans l’histoire se dit comme mouvement intime, en filmant les visages de près dans les entretiens et, surtout, en choisissant dans les archives des télévisions, occidentales ou communistes, des images où, d’un coup, un visage surgit là où d’ordinaire on ne voit que les masses, la cinéaste écrit une autre histoire : il ne s’agit pas – pas seulement – de raconter des « destinées individuelles » remarquables sur fond d’une histoire collective qui serait à la fois le produit de l’action de ces individus (la Charte 77 en Tchécoslovaquie, le KOR [4] puis Solidarnosc en Pologne, etc.) et l’éclairerait, mais bien de montrer comme expérience singulière l’engagement individuel dans le temps de l’histoire et de produire, pour notre présent, une parole qui désigne cette expérience à la fois passée et vivace.
Il en ressort un certain lyrisme, qui éloigne le film d’une production de la réalité comme âpre, propre au documentaire contemporain. Lyrisme des images (paysages de forêt, scène si forte des retrouvailles clandestines, en 1988, dans une clairière de montagne à la frontière tchéco-polonaise, des dissidents des deux pays) ; lyrisme de la mise en musique (servie par les compositions de Krishna Lévy) ; mais lyrisme contenu, presque tendu, qui appartient aux acteurs eux-mêmes comme une manière d’être dans le temps ou d’y entrer, de poser la question de l’espérance dans l’action. Le dispositif cinématographique trouve ainsi les voies difficiles d’une histoire compréhensive, qui montre des paroles et des attitudes, sans les répliquer ni les réduire à du contexte. La capture des visages, la parole sur le temps et l’histoire, parole suscitée par le questionnement empathique de la cinéaste et parole filmée, permettent bien la saisie d’expériences du temps qui échappent, le plus souvent, aux historiens.
Judith Lyon-Caen, « Les dissidents à l’écran. À propos du documentaire de Ruth Zylbermann, {Dissidents. Les Artisans de la liberté} »,
La Vie des idées
, 5 mai 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-dissidents-a-l-ecran
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[1] Yannick Haenel, Jan Karski. Roman, Paris, Gallimard, 2009. Né en 1914, Jan Karski était un agent de liaison de la résistance polonaise ; à l’été 1942, il est chargé par la résistance intérieure de rejoindre le gouvernement polonais en exil à Londres et d’alerter les Alliés sur la situation en Pologne. C’est dans ces circonstances qu’il est emmené dans le ghetto de Varsovie. Voir la republication récente des mémoires de Karski, Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un état clandestin (1948), Paris, Robert Laffont, 2010.
[2] Côté tchèque, Petr Uhl, Jaroslav Sabata, Anna Sabatova et Petr Pospichal ; en Pologne, Barbara Torunczyk, Zofia et Zbigniew Romaszewski, Karol Modzelewski, Zbigniew Janas, Henryk Wujec et Zbigniew Bujak ; en Hongrie, Miklos Harazsty et Laszlo Rajk.
[3] Membre historique du Parti communiste hongrois, Laszlo Rajk père avait été en 1946 ministre de l’Intérieur puis, en 1948, ministre des Affaires étrangères de la République de Hongrie. Son arrestation et son procès, qui débouchent sur sa mort par pendaison en octobre 1949, marquent le début des purges staliniennes dans la Hongrie communiste.
[4] La « Charte 77 » est le nom donné à la pétition signée par un ensemble d’intellectuels et d’artistes tchécoslovaques pour protester contre le régime communiste au nom des droits de l’hommes et publiée le 1er janvier 1977. Le KOR (Comité de défense des ouvriers), formé en Pologne en 1976, fut l’un des grands lieux de dissidence et de protestation au nom des droits de l’homme et contre la répression des manifestations ouvrières par le régime communiste.