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Recension Politique

Les études postcoloniales colonisent-elles les sciences sociales ?

À propos de : J.-F. Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Karthala.


par Laetitia Zecchini , le 27 janvier 2011


Le dernier ouvrage de Jean-François Bayart souligne l’ambiguïté des études postcoloniales qui colonisent selon lui tous les champs du savoir. Il dénonce la confusion d’une perspective qui se veut à la fois épistémologique et normative, scientifique et militante. Mais les postcolonial studies ne se réduisent pas à la pratique française.

Recensé : Jean-François Bayart, Les études postcoloniales, Un carnaval académique, Paris : Éditions Karthala, 2010. 168 p., 15€
À la suite de cet article, l’auteur répond aux accusations lancées par Laetitia Zecchini de poser les études postcoloniales, en ce qu’elles ont de littéraire, comme un « champ rival » par rapport à celui des sciences sociales.

La « question postcoloniale », dont on s’accorde à dater la soudaine fortune polémique, politique et éditoriale au tournant des années 2000 et particulièrement à l’année 2005 [1] a aussi nourri un débat académique virulent entre « partisans » français des postcolonial studies et chercheurs sceptiques, voire hostiles. L’ouvrage du politologue Jean-François Bayart, Les études postcoloniales, un carnaval académique, s’inscrit, le titre ne laisse guère planer le doute, dans la deuxième catégorie. Les titres des chapitres (« une rivière aux multiples affluents », « on a déjà donné ! » « penser le fait colonial malgré les études postcoloniales ? », « pour une nouvelle feuille de route ») dessinent le fil rouge de l’argumentaire, servi et illustré par une bibliographie sélective en fin d’ouvrage (liste de travaux antérieurs, souvent français, pour le chapitre « on a déjà donné », etc.)

Avant d’entrer dans le vif du débat, deux petites mises au point sont nécessaires. La première tient à la définition même, au demeurant équivoque, du « postcolonial ». Ce terme, pour reprendre les propos d’Homi Bhabha, ne recouvre aucunement la séquentialité (après le colonial) ou la polarité (anti-colonial). Il s’agit bien d’englober toutes les phases du processus colonial jusqu’à aujourd’hui. Les études postcoloniales postulent que l’indépendance ne suffit pas à occulter les traces de la domination coloniale et que celle-ci, selon l’articulation foucaldienne savoir-pouvoir, reposait certes sur une infrastructure militaire mais aussi sur tout un appareil de savoir. C’est donc l’analyse discursive, le décentrement et la déterritorialisation des discours, mais aussi leur « revers », ce qui s’y dérobe, s’y joue et s’y pluralise qui est en jeu. C’est une pensée des marges et de la marge, de l’histoire et de la traduction, traversée par la tension entre universalisme et différentialisme.

Il convient d’autre part d’indiquer que c’est un point de vue de littéraire (et non d’historien ou de politologue) qui guide cette recension, avec toute la force politique que le littéraire peut revêtir et que les postcolonial studies offrent justement à penser. Si l’auteur de cette recension se permet de préciser d’ elle parle – interrogation postcoloniale s’il en est – c’est pour esquisser la possibilité d’un dialogue inter-disciplinaire. C’est aussi que cette cartographie des disciplines et leur hiérarchisation ne sont pas étrangères au livre en question. Car contrairement aux États-Unis, où les postcolonial studies sont nées dans les départements de littérature anglaise et comparée, notamment sous l’impulsion de la « French theory » [2] qui permit de placer « au cœur du champ littéraire les enjeux politiques et philosophiques les plus brûlants de l’époque » (Cusset, p. 97) les études postcoloniales sont de retour en France par les sciences sociales et politiques, l’histoire et l’anthropologie – la littérature étant souvent considérée comme le parent pauvre, ornemental et dépolitisé des sciences humaines en France. De ces glissements entre territoires disciplinaires et de ce processus de dé-littérarisation naissent certains malentendus qu’illustre en partie cet ouvrage, même si celui-ci plaide, de manière salutaire, pour replacer la complexité et l’historicité au cœur des travaux sur les situations coloniale et postcoloniale.

Salutaire également un ouvrage qui sort la question postcoloniale de la polarisation souvent a-critique du débat français entre « rôle positif » de la colonisation et amnésie de la France, anti-repentance et devoir de mémoire, durcissement des identités et idéal républicain. L’ouvrage de Jean-François Bayart propose au contraire une critique certes polémique, mais engagée et engageante, du point de vue des disciplines, qui invite à penser – et il y a urgence – le legs colonial au-delà du simple « enjeu de mémoire ». La lecture de cet ouvrage est donc à la fois provocante et stimulante (parce que l’auteur y développe une argumentation souvent passionnante), mais aussi irritante (car celle-ci se fait sur le dos des études postcoloniales).

Si Jean-François Bayart reconnait d’emblée, notamment en citant Achille Mbembe, l’hétérogénéité de cette pensée formidablement éclatée (voir le premier chapitre « une rivière aux multiples affluents »), c’est l’indignation, voire l’exaspération qui dominent. Celle d’un chercheur français pour qui les études postcoloniales, « nouvel avatar de l’atlantisme académique » (p. 34), seraient en train de coloniser tous les champs de savoir.

L’ambivalence des études postcoloniales

L’auteur note ainsi dès les premières pages son malaise par rapport à l’ambivalence de ce courant de pensée dont la visée est à la fois épistémologique et normative, scientifique et militante, voire utopique, universaliste et différentialiste. Mais c’est plus précisément l’ambivalence disciplinaire des études postcoloniales au statut « fréquemment incertain » (p. 16) qui pose problème et, partant, leur manque de précision ou de rigueur empirique. À la faveur de cette ambivalence et de la « nonchalance sémantique » (p. 51) qui entoure le terme même de « postcolonial », celles-ci s’érigeraient en « métadiscours à vocation universelle » (p. 51).

Cette ambivalence est effectivement au fondement de la pensée postcoloniale qui ne cesse de relayer une théorie par une autre, et fait du décloisonnement des affiliations exclusives ou des « ghettos disciplinaires », pour reprendre une expression d’Edward Saïd, une herméneutique, une éthique et une politique. La rigidité des frontières entre champs du savoir et leur découpage institutionnel, en France, rend de toute évidence malaisée la réception des postcolonial studies. Mais le malaise qu’exprime Jean-François Bayart traduit aussi une certaine gêne vis-à-vis d’un courant de pensée qui semble faire entrer les disciplines dans une ère du soupçon. Car les postcolonial studies mettent en question les exclusives disciplinaires, mais aussi les disciplines elles-mêmes et la manière dont celles-ci ont pu être instrumentales de la domination coloniale. Plus largement c’est la constitution et l’institutionnalisation des savoirs, le lieu et l’énonciation du récit historique que ce champ de pensée interroge, ainsi que la discursivité et l’historicité de certaines catégories, comme celles de raison, modernité ou culture (voir, parmi beaucoup d’autres, les travaux de Robert Young, Dipesh Chakrabarty, Ashis Nandy). On comprend donc aussi, à la lecture des propos souvent virulents de Jean-François Bayart, le formidable potentiel déstabilisateur du postcolonialisme, dont Jacques Pouchepadass rappelle qu’il « récuse toute forme de clôture théorique totalisante » et constitue un « registre de pensée critique et de questionnement plus qu’une doctrine instituée » [3].

D’emblée, l’auteur fait ainsi part de son irritation par rapport à ce qu’il perçoit comme la posture de dénonciation systématique des études postcoloniales qui n’existeraient que « par l’accusation que leurs tenants profèrent contre les coupables qui ont le front de ne pas y adhérer » (p. 17). La référence postcoloniale a en effet pu servir, en France, de tribunal de l’histoire ou de tribunal des historiens qui ne seraient pas assez anti ou post coloniaux [4]. L’auteur déplore que la France soit ainsi essentialisée, accusée de faire preuve d’une hostilité « symptomatique » par rapport aux postcolonial studies et à la révolution épistémique qu’elles appellent.

On voit ici que c’est moins le courant de pensée des postcolonial studies (dont les généalogies multiples témoignent d’une circulation intellectuelle avec l’Asie, l’Afrique, L’Amérique Latine et entre les deux rives de l’Atlantique) qui est visé, qu’un certain postcolonialisme à la française. « Là ou les ‘subalternistes’ indiens s’en prenaient à la dépendance épistémique du tiers-monde […] là où les cultural studies nord-américaines prolongent l’interprétation postmoderne de la globalisation, les tenants français des études postcoloniales ont tendance à les cantonner à une critique très ‘franco-française’ de la République, de la genèse de la citoyenneté et du legs colonial » (p. 39).

L’auteur, et c’est ma première critique de fond, instruit donc un procès qui n’est pas plus équitable que celui dont il accuse les postcolonial studies. Par un glissement métonymique, il fait mine de prendre, par exemple les auteurs de La Fracture Coloniale, pour le tout des postcolonial studies ainsi disqualifiées en bloc, réduisant lui aussi drastiquement le débat postcolonial à une critique très « franco-française » [5].

D’un faux procès à l’autre : une critique « franco-française »

Pour Jean-François Bayart, dénoncer le provincialisme de la France par rapport aux études postcoloniales constitue d’ailleurs un faux procès. L’auteur rappelle avec raison que les auteurs de langue française ont toujours irrigué celles-ci et que c’est la germination théorique des penseurs post-structuralistes et des grandes figures de l’anti-colonialisme comme Césaire, Memmi ou Fanon qui ont permis l’émergence des postcolonial studies sur les campus nord-américains. La France a donc « déjà donné ! » (p. 20). Au nom de ces illustres prédécesseurs et des nombreux travaux français sur l’État colonial et postcolonial, stigmatiser l’arriération française, semble donc pour le moins abusif. Il faut au contraire dévaluer la « rente d’éminence » (p. 43) dont les postcolonial studies disposent aujourd’hui. Leur soudaine promotion ne traduirait qu’une « forme de coquetterie à mi-chemin du snobisme americanophile et du masochisme hexagonal » (p. 37) et un « effet d’aubaine » (p. 26) de la part de certains chercheurs-militants qui exploiteraient un climat propice à l’instrumentalisation de la mémoire, à la judiciarisation de l’histoire et à la montée des revendications identitaires. Les tenants français des études postcoloniales feraient ainsi passer de l’ancien pour du neuf (une critique qui rappelle singulièrement celle émise contre le courant historiographique des Subaltern Studies) en répétant ce qui a été beaucoup mieux dit, de façon plus rigoureuse par des historiens ou des sociologues du politique, dont l’auteur lui-même.

Mais si on peut comprendre le dépit de Jean-François Bayart, quand on connait à la fois ses travaux sur l’état colonial ou la politique africaine de la France, ainsi que ses vigoureuses et courageuses prises de position publiques, l’auteur entretient ici une certaine confusion, dont la dé-littérarisation des postcolonial studies est en partie responsable.

Il fait d’une part mine d’oublier que l’anti-colonialisme, aussi vieux que le colonialisme lui-même, n’équivaut absolument pas au postcolonialisme. « À la relecture de la préface de Sartre aux Damnés de la terre, […] Gayatri Spivak fait un peu figure de demoiselle d’honneur » (p. 21), comme si les tenants des études postcoloniales n’étaient que des épigones (moins doués) de l’anti-colonialisme, dont la seule légitimité serait évaluée à l’aune de la violence de leurs textes. D’autre part, si les tenants des études postcoloniales n’étaient « que » des historiens, si le postcolonial n’était « qu’une » catégorie historique, l’histoire de la colonisation ou de son « après », alors les études postcoloniales n’auraient effectivement pas grand intérêt. Par ailleurs, l’ouverture supposée de la société française à une bien nébuleuse « sensibilité postcoloniale » (p. 33) dans le domaine musical ou littéraire, censée démentir un certain conservatisme français, ne constitue pas un courant de pensée ni ne signifie que la société française s’est interrogée en profondeur sur son passé colonial, sur la possibilité de renoncer à un « récit national » de ce passé, de faire dialoguer plusieurs mémoires et plusieurs histoires. Enfin, il est impossible de nier le retard avec lequel certains travaux majeurs, souvent les plus littéraires, issus des postcolonial studies et publiés parfois il y a plus de vingt ans ont été traduits [6].

On ne sait donc plus très bien si les chercheurs français auraient ainsi pratiqué les études postcoloniales sans le savoir ou encore, comme Jean-François Bayart le dit à plusieurs reprises, si la recherche française n’a pas eu de « bonnes raisons de ne pas s’approprier » (p. 19) ce courant de pensée, non seulement « largement superflu » (p. 41) mais politiquement dangereux.

Réinventions

C’est notamment sur la « dangerosité » de ce courant de pensée que porte ma deuxième critique. Car Jean-François Bayart réinvente des débats qui ont traversé, fléchi et nourri une pensée qui n’a cessé de faire son auto-critique depuis trente ans. L’auteur invente par là même une sorte d’épouvantail postcolonial monolithique et statique pour les besoins d’une démonstration à charge – et également, j’y reviendrai, pour consacrer la prééminence des sciences sociales [7]. L’auteur accuse ainsi les postcolonial studies de réifier ou d’essentialiser le fait colonial et de postuler « une reproduction mécanique, univoque et surdéterminante du colonial » (p. 58) sans explorer les conditions effectives de sa transmission. « À situation a-historique, legs a-historique » (p. 58).

Les études postcoloniales ne travailleraient pas dans la complexité des situations historiques et de leurs contingences. Elles sont accusées d’occulter l’autonomie du social, de confondre toutes les situations coloniales et les postcolonialismes, de réduire l’historicité de la société colonisée et des sujets coloniaux à leur interaction avec l’état colonial, sans voir ce qui s’y dérobe, etc. L’auteur a raison de rappeler la prodigieuse hétérogénéité des situations et des acteurs coloniaux, de mettre en garde contre certains raccourcis anachroniques et contre la surdétermination d’un « moment » colonial (alors que la colonisation a pu être brève ou incomplète), de plaider, comme Romain Bertrand [8], pour inscrire le moment colonial dans les longues durées du politique et des historicités enchâssées, en mettant par exemple en perspective les histoires impériales européennes et non-européennes.

Mais on comprend beaucoup moins que les postcolonial studies soient accusées de manquer d’historicité, alors que leur prémisse épistémologique même est qu’il n’y a pas de savoir absolu, désintéressé et surtout dé-historicisé, pas de connaissance qui ne soit située, pas de texte que l’histoire n’investisse, pas de discours qui ne soit conditionné par son contexte et sa situation d’énonciation. L’écrasante majorité des travaux issus, aujourd’hui, des postcolonial studies ne voient pas le monde à travers « la seule logique de l’aliénation ou du ‘mimétisme’ » (p. 93), ou des éternels (et effectivement indigents) diptyques dominant / dominé, marge / centre, indigène / exogène, etc. Loin d’être crispée sur des logiques binaires, sur la pétrification ou l’inversion des rapports de force, la pensée postcoloniale, qui est le produit dialectique de l’interdépendance entre histoires occidentales et non-occidentales, entre cultures fondamentalement hétérogènes et perméables, travaille dans la relation, l’enchevêtrement ou la cooptation, dans les espaces interstitiels et entre-deux théorisés notamment par Homi Bhabha. Dans les travaux les plus littéraires justement, ceux de Dipesh Chakrabarty, Sudhir Chandra, Harish Trivedi ou Homi Bhabha, la modernité politique et culturelle apparait ainsi comme le produit de transactions dialogiques et à double sens, comme un processus de (re)négociation perpétuelle.

On comprend aussi que Jean-François Bayart plaide pour une recherche qui n’explore pas seulement la fracture coloniale ou les ruptures postcoloniales [9], afin d’étudier les continuités autant que les disjonctions, mettre en perspective « l’exceptionnalité » coloniale, et voir ainsi que l’exclusion dont a été porteuse la République dans les colonies, avait aussi cours en métropole. Mais c’est précisément le travail de nombreux théoriciens du postcolonial, notamment Robert Young (grand absent du Carnaval) dont le dernier ouvrage montre, dans le sillage d’autres historiens, que « l’ethnicité anglaise » s’est construite sur une hiérarchie raciale au sein même de l’Angleterre, entre Celtes et Saxons [10].

C’est le processus historique dont les postcolonial studies se saisissent. Et ce processus, loin d’être manichéen, est (on y revient !) ambivalent, terme qui, depuis Homi Bhabha, est un peu la marque de fabrique du postcolonial. La colonisation a entraîné des pratiques d’appropriation et de réinvention qui vont bien au-delà du rapport exclusif entre colonisé et colonisateur. Les travaux issus des postcolonial studies sur les Dalits (ex-intouchables) évitent justement cet écueil. Il y a bien une histoire, une subalternité et une littérature qui ne se placent pas uniquement dans ce face-à-face mais qui sont en même temps inextricablement mêlées à cette rencontre historique que fut la colonisation et à la confrontation – source d’émancipation – aux discours occidentaux (les Dalits se réclament de l’universalisme des Droits de l’Homme, des Lumières, etc.) L’exploration de ces transactions multiples et à double sens permet d’éviter les pièges de l’indigénisme et du ressourcement identitaire. Or le texte littéraire est souvent le lieu de négociation privilégiée de ces discours et de ces transactions. C’est aussi le lieu de l’engagement du sujet, de son invention et de sa division. L’écriture, dans laquelle le sujet refonde sa langue, sa culture, son histoire, reflète les tensions entre et avec plusieurs appartenances et fait éclater les binarités réductrices.

Les postcolonial studies ne sont pas des sciences sociales

C’est bien sur cette occultation de la spécificité littéraire et discursive des postcolonial studies, que porte ma troisième critique. Bayart accuse, pourrait-on dire dans une formule un peu tautologique, les études postcoloniales de ne pas être ce qu’elles ne sont pas – c’est-à-dire des sciences sociales. Effectivement, les postcolonial studies s’occupent davantage de discours et de représentations, de systèmes de pensée, de colonisation des corps, certes, mais aussi des entendements, ou des disciplines, telles que certaines comme l’anthropologie ou la philologie se sont développées au XIXe siècle, en pleine expansion coloniale, que de données empiriques. Le discours crée une réalité. Les textes ne sont pas seulement des archives ou des documents, mais aussi des énonciations, voire des interventions. Les postcolonial studies montrent que la domination coloniale, par l’imposition d’une langue et d’une culture (et d’une culture par une langue), colonise aussi les systèmes de pensée et les imaginaires et que la violence épistémique du colonialisme crée une hiérarchie des sujets et des savoirs. Le postcolonial n’est pas une catégorie historique. Il ne s’agit pas simplement d’explorer le moment, l’événement ou l’État colonial, ni de figer les sociétés postcoloniales dans un héritage intangible, mais bien d’étudier la relation proprement historique du présent par rapport à un passé qui n’est pas dépassé, le recouvrement d’une histoire pour le présent.

Il n’est ainsi pas du tout sûr qu’il faille « banaliser les empires coloniaux en tant qu’empires » (p. 81) car le legs colonial, et Jean-François Bayart l’a maintes fois montré dans d’autres travaux, est prégnant, instrumental et instrumentalisé. L’historicité des sociétés colonisées et des sociétés colonisatrices a été marqué durablement par le colonialisme, et il y a urgence à la fois à inscrire cette historicité dans des « durées » plus longues mais aussi à prendre toute la mesure de cet héritage. De l’imaginaire colonial ou impérial, nous gardons les traces, les stigmates, les désirs. Si Jean-François Bayart, dans une formule lumineuse, a raison de rappeler que le rapport qu’entretiennent ceux qui sont nés après la colonisation, avec le moment colonial « est de l’ordre de l’énonciation, non de la détermination », il n’y a pas simplement, et c’est pourtant là-dessus que Jean-François Bayart conclut, un « mythe de la colonie » (p. 98), qui correspondrait à l’invention politique postcoloniale. Il y a aussi, pour reprendre les termes d’Achille Mbembe, une « actualité de la colonie » dans les représentations, les pratiques et les structures psychiques du pouvoir.

Certes, « la révolution copernicienne qu’entendaient incarner les postcolonial studies est encore devant nous » (p. 97) et un certain courant des postcolonial studies à la française fait fausse route en voulant traquer le colonial dans la République. Mais si cette révolution est bien à venir, c’est justement à condition d’un véritable dialogue transdisciplinaire et transnational. Il est donc désolant que l’ouvrage de Jean-François Bayart, pose le champ des études postcoloniales comme un champ rival, quand celui-ci, qui s’est prioritairement attaché à penser la construction discursive du colonialisme, n’exclut aucunement d’autres perspectives. Il n’y a pas de « religion » postcoloniale à défendre, mais de nouveaux espaces (épistémologiques, géographiques, etc.) à ouvrir et à inventer, dans lesquels des significations nouvelles sont mises en jeu. Il y a aussi une « subjectivité scrupuleuse », pour reprendre une expression d’Edward Saïd, à cultiver, qui prend la forme d’un questionnement autocritique permanent sur nos propres disciplines, discours et pratiques.

La plupart des penseurs à l’intérieur du champ des postcolonial studies entretiennent une relation critique, voire conflictuelle, avec les théories postcoloniales. Des écrivains-théoriciens comme Edouard Glissant ou Amit Chaudhuri, ne se reconnaitraient peut-être pas sous cette étiquette, et pourtant ils travaillent autour de la « question » postcoloniale et luttent avec elle. Ils font donc partie de ce champ de pensée. Et il n’est pas interdit de penser que Jean-François Bayart, dont les travaux appellent, comme les postcolonial studies, à un au-delà de l’illusion identitaire et des catégories nationales, sans doute malgré lui et malgré son Carnaval, aussi.

Réponse de Jean-François BAYART

Il n’est pas d’usage de répondre à une recension de livre, sauf lorsque celle-ci attente injustement à l’honorabilité de l’auteur critiqué. De toute évidence, tel n’est pas le cas de la note de lecture que Laetitia Zecchini a consacrée à mon livre Les Études postcoloniales, un carnaval académique. Cette dernière est érudite et nuancée et, chose rare, elle comprend que mes propres ouvrages sont sur bien des points convergents avec les postcolonial studies. Je réponds donc avec plaisir à l’invitation de la rédaction de La Vie des idées, non pour réfuter point par point la critique de Laetitia Zecchini, mais pour essayer de lever certains malentendus et contribuer de la sorte au nécessaire dialogue interdisciplinaire qu’elle appelle de ses vœux.

En effet, cette dernière indique d’emblée que « c’est un point de vue de littéraire (et non d’historien ou de politologue) qui guide cette recension ». Pour ma part, je le précise dans mon essai, j’interviens dans le débat du point de vue des sciences sociales du politique, et non de celui des études littéraires ou de la réflexion philosophique. Chacun doit donc faire un bout de chemin pour éviter le dialogue de sourds. En ce qui me concerne, le premier pas est aisé à franchir. Scientifiquement, je suis plutôt « indiscipliné » ! Certes, mon port d’attache est la science politique et j’y reviens à intervalles réguliers, ne serait-ce que pour les besoins de carénage du navire, je veux dire l’évaluation de mes travaux par mes pairs, prix à payer pour éviter le grand n’importe quoi. Néanmoins, mon itinéraire personnel a reposé sur un dialogue permanent avec d’autres disciplines – essentiellement l’histoire, l’anthropologie et l’économie politique, accessoirement la sociologie et la géographie – et sur la transgression de leurs frontières respectives.

Est-ce à dire que je tiens les études littéraires ou culturelles en piètre estime ? Que nenni ! Je suis moi-même un grand dévoreur de littérature, y compris « postcoloniale », et je ne manque jamais de dire à mes étudiants qu’il vaut mieux lire un bon roman qu’un excellent livre de science politique pour comprendre une société ni de leur recommander, semaine après semaine, L’Officiel des spectacles à la main, d’aller voir tel ou tel film. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’ « ornementer » mon enseignement ou mes livres. Je n’aurais pas écrit ceux-ci de la même manière si je n’avais pas « vu » les sociétés sur lesquelles je travaillais à travers les yeux des cinéastes ou des romanciers et si je ne les avais pas « écoutées » – je suis amateur de musiques du monde, comme on dit à la FNAC. C’est donc un contresens que de me reprocher de participer à la « dé-littérarisation » des sciences humaines ou de poser les études postcoloniales, en ce qu’elles ont de littéraire, comme un « champ rival » par rapport à celui des sciences sociales. Simplement, l’articulation des études littéraires à ces dernières (et réciproquement) n’est pas aisée d’un point de vue méthodologique ou théorique. Que je ne la maîtrise pas ne signifie pas que je nie sa nécessité. Et cela ne m’a pas empêché d’emprunter largement à Bakhtine pour proposer ma problématique de l’énonciation du politique.

Par ailleurs, j’ai construit mon livre – et toute construction d’un objet est arbitraire et contingente : elle correspond aux besoins d’une démonstration donnée et circonscrite – pour critiquer l’utilisation des études postcoloniales dans les sciences sociales. Ce n’est pas que je reproche aux études postcoloniales « de ne pas être ce qu’elles ne sont pas – c’est-à-dire des sciences sociales ». C’est que de nombreux auteurs se réclamant des sciences sociales ont recours à leur démarche pour faire qui de l’histoire, qui de la sociologie ou de la science politique. Et en l’occurrence, généralement, de la mauvaise histoire, de la mauvaise sociologie, de la mauvaise science politique pour les raisons que j’ai indiquées dans mon essai. Après tout, je n’ai pas inventé ces multiples titres d’ouvrage ou d’articles qui nous parlent de la condition postcoloniale des Gastarbeiter turcs en Allemagne (comme si la Turquie avait été une colonie du Reich !) ou des Tchèques post-habsbourgeois (comme si l’Empire de François-Joseph avait été un empire colonial !), ou encore de l’origine postcoloniale du mouvement social des banlieues en France, en 2005, sans qu’ils nous apportent ne serait-ce que le début d’une vraie démonstration de nature à étayer cette affirmation.

Plus généralement, l’aune postcoloniale, mécaniquement, et par définition, se focalise sur le facteur colonial en délaissant les autres durées constitutives de l’historicité des sociétés considérées. Ne sont-ce pas les études littéraires (ou linguistiques, psychologiques et psychanalytiques) qui nous ont enseigné que les énoncés sont performatifs, et que « dire, c’est faire » ? Privilégier le colonial au nom du postcolonial revient à introduire un biais dans l’analyse. Je n’avais d’autre but que de mettre en garde contre cette dérive et cet effet de mode qui, du point de vue des sciences sociales, s’avérera vite stérile et régressif, comme l’a été auparavant la vogue des thématiques de la « société civile », de la « transition à l’économie de marché et à la démocratie », de l’ « intégration nationale », du « développement » ou de la « dépendance ». L’impasse est d’ores et déjà évidente en France, dans la mesure où les historiens qui se réclament des études postcoloniales trahissent l’ambition première des subaltern studies de « sauver l’histoire de la nation » et restent prisonniers du périmètre de la vieille histoire coloniale, quitte à l’inverser sur un mode carnavalesque. Mais ma critique ne se cantonne pas à l’hexagone. Il me semble que Spivak retombe elle-même dans l’ornière d’un culturalisme et d’une problématique identitaire qu’elle avait essayé de déconstruire.

En revanche, je suis beaucoup plus sensible à la radicalité épistémologique d’un Chakrabarty ou d’un Mbembe, sans même parler de l’admiration que je voue à certains romanciers « postcoloniaux » et de l’inspiration que j’en tire dans ma réflexion. Qu’il n’y ait pas de malentendu ! Je ne reproche pas aux études postcoloniales leur vocation critique, mais bel et bien leur timidité. Et la conclusion à laquelle je parviens dans mon dernier livre, L’Islam républicain (Albin Michel, 2010), par le biais de la sociologie historique comparée du politique, est beaucoup plus dévastatrice pour la République française que la mortification à laquelle nous invitent les contempteurs hexagonaux de la colonie ou les adeptes universitaires du French Bashing. Je ne pense pas non plus m’être montré frileux dans mon analyse de L’Illusion identitaire (Fayard, 1996) ou du Gouvernement du monde (Fayard, 2004), ainsi d’ailleurs que le reconnaît ma censeur. Je demande précisément à mes lecteurs de conjuguer ces ouvrages à mon essai sur les études postcoloniales pour éviter de se méprendre sur mon propos.

En bref, il ne s’agit pas dans mon esprit de consacrer la « prééminence des sciences sociales », comme s’en inquiète Laetitia Zecchini, ni de renoncer à sortir de l’historicisme occidentalo-centré auquel concourt en effet l’appareil conceptuel des sciences sociales établies. Je suis tout prêt à un « véritable dialogue transdisciplinaire et transnational ». Reste que le raisonnement du politiste, de l’anthropologue, de l’historien a ses propres règles, tout comme celui des études littéraires. Il n’est pas donné à tout un chacun de maîtriser la méthode de ces dernières, et ce n’est pas manquer de considération à leur égard que de s’interdire de s’aventurer sur leur terrain quand on n’en a pas les moyens. De même, l’on ne s’improvise pas politiste ou anthropologue, et il serait absurde de faire grief aux études littéraires de délaisser la sphère de l’État. Dans la pratique de la recherche empirique, je ne suis pas certain que la récusation de « toute forme de clôture théorique totalisante », à laquelle aspirent les études postcoloniales, soit toujours tenable. Sauf à passer du registre des sciences sociales et de son imagination propre à celui de la création littéraire, pour le meilleur, ou de la dissertation idéologique, pour le pire. Le dialogue, y compris interdisciplinaire, ne suppose pas la dilution de l’Autre, mais son écoute et son respect. Ce qui n’exclut pas le sens critique.

par Laetitia Zecchini, le 27 janvier 2011

Aller plus loin

 Forsdick, Charles & David Murphy. Postcolonial Thought in the French-Speaking World. Liverpool : Liverpool University Press, 2009.

 Passages, Ecritures francophones, Théories postcoloniales. Littérature, n° 154, juin 2009

 Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale », Esprit, n° 330 (décembre 2006) : 117-133.

 Laetitia Zecchini & Christine Lorre, « Le postcolonial dans ses allers-retours transatlantiques : glissements, malentendus, réinvention », in « A Theory Feedback », dossier coordonné par François Cusset, Revue Française d’Etudes Américaines, à paraître, 2011.

Pour citer cet article :

Laetitia Zecchini, « Les études postcoloniales colonisent-elles les sciences sociales ? », La Vie des idées , 27 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-etudes-postcoloniales-colonisent-elles-les-sciences-sociales

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Notes

[1Cet intérêt public pour la question postcoloniale doit être replacé dans un contexte sociopolitique précis avec, entre autres événements marquants, l’appel du «  mouvement des Indigènes de la République  ; la loi du 23 février 2005 comportant un alinéa sur le «  rôle positif  » de la présence française outre-mer  ; les émeutes des banlieues en novembre 2005 et plus tard, en juillet 2007, le discours affligeant de Nicolas Sarkozy à Dakar.

[2Voir François Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, Paris : La Découverte, 2003.

[3J. Pouchepadass, «  Le projet critique des Postcolonial studies  », in La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2006, p. 186.

[4Les historiens se retrouvent dans le ban des accusés. On pense par exemple à l’assignation en justice de l’historien des traites négrières, Olivier Pétré-Grenouilleau.

[5L’identité de «  l’accusé  » est beaucoup plus claire dans «  Les très fâché(e)s des études postcoloniales  » (Sociétés politiques comparées, numéro 23, mars 2010 ) où Jean-François Bayart réagit vertement aux propos tenus par certains chercheurs dans Ruptures postcoloniales, Les nouveaux visages de la société française, dir. Nicolas Bancel et al., Paris : Éditions la découverte, 2010.

[6Voir, par exemple, The Location of Culture, Homi Bhabha (1994) et The Intimate Enemy : Loss and Recovery of Self Under Colonialism, Ashis Nandy (1983), publiés en 2007 en français. Aucun des ouvrages de Robert Young n’ont encore été traduits ni l’ouvrage fondateur d’Ashcroft et al., The Empire Writes Back (1989).

[7La réponse la plus «  convaincante  » pour démêler les fils du legs colonial demeure la sociologie historique comparée (p. 42 et p. 46). La dernière phrase de l’ouvrage consacre cette prééminence : «  le danger, pour les études postcoloniales, est de devenir un ‘alterconservatisme’ […] quand Aimé Césaire en appelait au ‘droit à l’histoire’ plutôt qu’au ‘devoir de mémoire’. Le rôle ingrat des sciences sociales est de nous le rappeler  ».

[8Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du «  fait colonial  », Broissieux : Éditions du Croquant, 2006.

[9Voir La fracture coloniale, La société française au prisme de l’héritage colonial, dir. Pascal Blanchard et al., Paris : La Découverte, 2005 et Ruptures postcoloniales, déjà cité.

[10Robert Young, The Idea of English Ethnicity, Oxford and Malden : Blackwell Publishers, 2008.

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