À partir d’une base de données de 1,6 million de candidatures entre 1993 et 2023, Olivier Godechot et Elif Bulut analysent les facteurs qui fragilisaient déjà le barrage républicain depuis trente ans.
À partir d’une base de données de 1,6 million de candidatures entre 1993 et 2023, Olivier Godechot et Elif Bulut analysent les facteurs qui fragilisaient déjà le barrage républicain depuis trente ans.
Depuis le milieu des années 1980, la vie politique française est structurée par une digue symbolique entre les partis dits républicains et le (ou les) parti(s) d’extrême droite. Ce « cordon sanitaire » conduit à la fois au refus des alliances avec le Front National/Rassemblement National (FN/RN) et à la dévalorisation des personnes qui vont vers (ou viennent de) l’extrême droite. Le récent épisode (en cours) d’alliance scellée et aussitôt désavouée entre le président de LR (Les Républicains), Éric Ciotti, et le RN montre à la fois la porosité de ce barrage et la promptitude de sa réaffirmation symbolique.
Ce barrage n’existe guère au niveau des électeurs et électrices, avec une proportion importante qui s’essaie au vote d’extrême droite après avoir voté à gauche, au centre ou à droite à l’élection précédente (Tableau A1). Mais les électeurs ordinaires ont à la fois des opinions politiques moins systématiques et moins constituées que les professionnels et ne sont pas exposés au même degré d’opprobre en cas de transgression du cordon sanitaire.
L’objectif de cette étude statistique est d’explorer sur le long terme la solidité/porosité relative de la digue républicaine en étudiant les mobilités politiques des politiciens. Nous proposons de le faire à partir d’une base de données d’ampleur constituée des candidatures retrouvées dans les fichiers électoraux disponibles sur data.gouv entre 1993 et 2023, soient les élections législatives depuis 1993, présidentielles et sénatoriales depuis 1995, cantonales et départementales depuis 1998, européennes depuis 1999, régionales depuis 2004 et municipales depuis 2008 (Tableau A2). Cette base de données (que nous rendons disponible [1]) comprend 2,8 millions de candidatures au premier tour, dont 1,6 pour lesquelles le ministère de l’Intérieur propose un codage de l’appartenance politique (les élections municipales dans les petites communes n’étant pas codées).
Sous réserve que notre algorithme permette d’éviter les erreurs liées à l’homonymie ou à la variation graphique de l’écriture des noms et des prénoms, nous identifions 1,19 million de personnes distinctes, parmi lesquelles 298 000 se présentent à deux élections ou plus : 214 000 se présentent à deux élections, 53 000 à trois élections, 14 000 à quatre élections … et une personne à 26 élections. Nous caractérisons 456 000 renouvellements de candidatures, permettant l’étude d’autant de mobilités. Il s’agit donc d’une base de données d’ampleur qui a le mérite de documenter les évolutions politiques de militants aguerris, qui ont une pensée politique plus développée, des intérêts politiques constitués et sont soumis à une pression normative forte de la part des pairs du champ politique, des commentateurs du champ médiatique et, éventuellement, des électeurs et électrices. Certes, la mobilité partisane entre deux candidatures n’est qu’une petite fenêtre sur les mobilités politiques. De nombreuses conversions se font en amont, en particulier entre le militantisme de jeunesse et l’insertion dans la compétition politique [2]. Mais, même si l’ouverture de cette fenêtre est étroite et son point de vue partiel, elle permet d’explorer des traces quantitatives visibles et d’ampleur et de compléter les travaux monographiques portant sur les origines politiques des membres des partis d’extrême droite [3], avec certes moins de précision dans la description des caractéristiques biographiques, mais de façon beaucoup plus extensive et en évitant les limites inhérentes à la sélection sur la base de la variable dépendante.
Quiconque suit la vie politique française a en tête des cas de transfert de candidates vers l’extrême droite. Il est en revanche plus difficile de prédire la dynamique sur une grande population, ce qui rend d’autant plus précieuse une étude statistique. Celle-ci permet d’évaluer et de départager plusieurs logiques susceptibles a priori de prédire les transitions politiques vers l’extrême droite.
Première logique : les caractéristiques socio-démographiques. On peut en effet penser que les mêmes variables socio-démographiques « lourdes » qui expliquent le vote des électrices ordinaires continuent à opérer pour les candidats, notamment le genre, l’âge, la classe sociale ainsi que, si elles étaient disponibles pour les candidats aussi, le diplôme, la religion, ou l’origine migratoire. Les candidats diffèrent certes des électeurs ordinaires par des conceptions politiques plus structurées, des intérêts politiques plus puissants, et une exposition plus forte aux normes du champ politique, mais cette différence est plus une différence de degré que de nature pour la plupart des candidats qui, par le type d’élection où ils et elles se présentent (locales) et leurs scores, restent en-dessous du seuil de la professionnalisation.
Deuxième logique : la proximité idéologique. Les candidates qui basculent vers le FN-RN pouvaient partager en amont des proximités avec ce parti sur différentes thématiques, que ce soit un commun rejet du système politique dans son ensemble (convergence des extrêmes), un rejet de l’Europe (convergence souverainiste), ou des préoccupations sécuritaires et une hostilité à l’égard de l’immigration (convergence droite - extrême droite).
Troisième logique : l’intérêt politique bien compris. Sur notre période d’observation, 1993-2023, le FN-RN est globalement en croissance. Même s’il a pu connaître quelques revers (notamment aux élections présidentielles 2007), ou s’il échouait pendant longtemps à obtenir des élues locales (notamment aux élections législatives, municipales ou cantonales) [4], investir dans ce positionnement peut s’avérer payant et permettre d’améliorer ses chances dans le champ politique.
Ces trois logiques se combinent probablement et, pour penser leur intrication, on peut suivre le cadre proposé par Vicente Valentim [5] : les politiciennes soupèsent l’intérêt politique d’une transition vers l’extrême droite et le coût symbolique d’un tel déplacement. Ce coût symbolique, tant personnel que réputationnel, sera d’autant plus élevé que la distance idéologique est grande.
Avant d’entrer dans la lecture des résultats, il nous faut signaler les limites inhérentes à nos données. Suivre les candidatures sur un ensemble aussi vaste n’est pas sans risque et les erreurs d’identification sont inévitables. En effet, les données sur les candidatures ne renseignent la date de naissance qu’à partir du début des années 2010 (Tableau A2). Lorsque la date de naissance est présente, la probabilité que deux personnes aient les mêmes nom, prénom et date de naissance est quasi-négligeable [6]. Mais, en l’absence de celle-ci, l’identification se fait sur la base du nom et du prénom, et génère des erreurs liées aux homonymies. Sur de grands ensembles, la probabilité que deux personnes différentes aient le même nom et prénom peut devenir importante. Aux élections législatives de 2022 (12 600 candidatures, suppléantes comprises), on compte seulement 0,6 % des candidats ayant au moins un homonyme au sein des candidatures de cette élection. En revanche, aux municipales 2014 (928 000 candidatures), 20 % ont au moins un homonyme. Qui plus est 83 personnes se nomment « Michel Martin » ! Notre algorithme évite autant que possible les identifications erronées en interdisant deux incohérences visibles : 1) une personne candidatant dans deux endroits différents à élection et date données ; 2) une personne ayant deux dates de naissance différentes. Mais elle ne peut exclure complètement des identifications erronées [7]. Aussi, lorsque l’on se penche sur une mobilité partisane apparente, l’on a des chances non négligeables de sélectionner une erreur d’identification : il s’agit en fait de deux personnes différentes. Pour éviter cette chausse-trappe, on procède à deux corrections : 1) on re-pondère la base des candidatures répétées pour éviter la surreprésentation des noms et des prénoms fréquents, 2) on recalcule toutes nos proportions en contrôlant pour le risque d’erreur d’identification (cf. appendice méthodologique). Ces deux corrections sont d’autant plus nécessaires que les membres du FN-RN portent des noms et des prénoms plus communs que dans les autres partis (Tableau A3).
L’hypothèse qu’un cordon sanitaire entoure le FN-RN et dévalorise toute tentative de rapprochement, que ce soient des alliances ou des transitions, n’est pas sans fondement empirique. Le taux de transition vers l’extrême droite est faible : au sein des candidatures répétées, 0,76 % des personnes ayant précédemment candidaté dans une famille extérieure à l’extrême droite recandidatent pour l’extrême droite et 0,37 % sous la bannière du parti de la famille Le Pen. Ce taux de transition est bien plus faible que le taux de transition de 15 % mesuré pour les électeurs entre deux élections présidentielles (Tableau A1). Et pour cause : être candidat oblige à une certaine cohérence et le changement d’étiquette partisane risque d’être vu comme une forme d’inconsistance voire de trahison.
Le taux de transition des candidates vers l’extrême droite est aussi beaucoup plus faible que celui vers la droite (5,4 %) ou la gauche modérée (6,5 %) (Tableau 1). De même, le taux de transition vers le FN-RN est près de deux fois plus faible que celui vers le PS ou vers le RPR-UMP-LR.
Il faut toutefois mettre en perspective cet isolement en tenant compte des évolutions. L’analyse temporelle requiert une certaine prudence : les deux premières périodes ne sont pas parfaitement comparables car elles ne comportent pas tous les types d’élection et le stock d’élections passées y est moindre. Néanmoins, le tableau met en évidence un accroissement remarquable des transitions vers le FN-RN en 2013-2018 par rapport à la période 2007-2012 (passant de 0,21 % à 0,46 %), période pendant laquelle le parti adopte une stratégie de dédiabolisation et essaie d’asseoir son implantation locale et rurale [8]. Si cette évolution n’est pas sans parenté avec celle des taux de transition entre familles politiques en général, laquelle montre une fragilité croissante des affiliations partisanes, ou avec celle des transferts vers le RPR-UMP-LR, elle contraste avec l’évolution des transferts vers le PS qui décline fortement à la fin des années 2010. Sur la période 2019-2023, le taux de transition vers le FN-RN est plus important que celui vers le PS.
On pourra compléter cette analyse temporelle par un examen des élections qui occasionnent une transition vers l’extrême droite. Le taux de transition vers le FN-RN est maximal à l’occasion des élections cantonales/départementales (1.1 %) et minimal à l’occasion des européennes (0.1 %), tandis que les autres élections occasionnent des taux de transferts intermédiaires, proches de la moyenne (Tableau A4). Ces résultats peuvent être lus comme le produit d’une offre et d’une demande : le FN-RN était longtemps en manque de cadres locaux pour une implantation rurale dans le cadre d’élections uni ou binominales comme les cantonales qui lui étaient défavorables [9]. Ceci l’a sans doute rendu plus accueillant pour des transferts venus d’ailleurs. Par ailleurs, ces élections, qui occasionnent peu d’intérêt, de vote et de publicité, peuvent être l’occasion d’expérimenter un transfert vers des partis déconsidérés dans la sphère publique sans souffrir un trop grand coût réputationnel. Parce que l’élection européenne, à la proportionnelle, permet au contraire au FN-RN, et ce depuis longtemps, d’obtenir un nombre important de députées, rémunérées à 100 %, ce parti peut vouloir garder les 80 places sur la liste pour ses membres les plus fidèles, même si quelques prises de guerre, tel Thierry Mariani, peuvent toujours accroître la légitimité. La dynamique diffère d’ailleurs pour l’extrême droite dans son ensemble. En effet, les élections européennes sont l’occasion pour un grand nombre de listes d’extrême droite d’exister, obtenant très peu de voix – telles les listes Patriotes, Frexit, royalistes, identitaires, etc. – où l’on retrouve des candidatures venant d’autres familles politiques.
Quelles sont les caractéristiques démographiques qui favorisent la transition vers l’extrême droite ? Notre analyse reste ici assez sommaire faute de variables documentant les origines et le parcours des candidates. Outre le genre qui est systématiquement renseigné, on dispose aussi de l’âge dès lors que la date de naissance est présente (pour un peu moins de la population) ainsi que la catégorie socioprofessionnelle, au codage approximatif, pour un peu moins du cinquième [10]. Le tableau 2 présente les résultats pour les candidates. On pourra le mettre en regard avec le tableau A5 en appendices qui présente une décomposition similaire pour les électrices à partir des enquêtes post-électorales 2012 et 2017.
Un différentiel de genre spécifique aux transitions de candidates vers l’extrême droite peut tout d’abord être noté : le taux de transition vers le FN-RN s’élève à 0,33 % des femmes contre 0,41 % pour les hommes et semble en phase avec le Radical Right Gender Gap constaté au niveau électoral en Europe, ou plus exactement à son état ancien vu que celui-ci est en train de se réduire [11].
Au sein de la population des candidates, la jeunesse “n’emmerde” plus le Front national (si tant est qu’elle l’eût fait à l’échelle statistique). Au contraire, 1,16 % des moins de quarante ans migrent vers l’extrême droite, dont 0,54 % vers le FN-RN, soit un taux de transition double des quadras. Cette affinité entre jeunesse et transition à l’extrême droite ressemble à celle obtenue pour la population des électeurs (Tableau A5). En revanche, on obtient une spécificité au sein de la population des candidats, à savoir une remontée du taux de transition aux âges les plus élevés (71 ans et plus).
Quand bien même fragiles, les données sur les origines socioprofessionnelles des candidates mettent en évidence des affinités suggestives entre certaines catégories et les orientations politiques. Les cadres du public (enseignants, chercheurs et cadres de rang A de la fonction publique), que l’on pourrait qualifier avec Thomas Piketty de “Gauche brahmane” [12], est le groupe le plus réticent à se tourner vers l’extrême droite : 0,61 % franchissent le pas, dont 0,18 % pour aller au FN-RN. Cette immunité relative semble en phase (mais à une échelle différente) avec celle constatée au niveau des électrices (Tableau A5). À l’opposé, l’artisanat et le petit commerce sont beaucoup plus enclins à le faire avec un taux de transfert de 3,7 % vers l’extrême droite dont 1,8 vers le FN-RN. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’au niveau des électrices au contraire (Tableau A5), on ne constate pas – ou plus – d’affinité particulière entre “boutique” et extrême droite tant le vote FN-RN est devenu prépondérant parmi les ouvrières et les employées. Les données socioprofessionnelles des candidates, groupe autrement plus impliqué dans la vie sociale et politique que celui des électrices, donnent ainsi raison aux travaux liant “petite bourgeoisie”, “boutique” ou petits entrepreneurs et divers épisodes de montée de l’extrême droite, que ce soit dans l’entre-deux guerres, lors de l’épisode poujadiste ou avec la montée actuelle du populisme de droite [13].
Le rapprochement avec l’extrême droite est aussi une affaire d’idéologie, qui, souvent, intéresse plus les commentateurs politiques. Cette étude permet justement d’évaluer la validité de plusieurs thèses sur le rôle de la proximité idéologique qui ont cours dans la presse et/ou dans le monde académique.
La première hypothèse est celle du strict cloisonnement avec un FN-RN recrutant essentiellement au sein d’un vivier d’extrême droite radicale (du type GUD – Groupe Union Défense –, UNI – Union Nationale Inter-universitaire –, et divers groupuscules identitaires) n’ayant pas d’expérience électorale hors de l’extrême droite.
À l’opposé, les éditorialistes évoquent souvent l’hypothèse d’une affinité entre les extrêmes, unis contre les élites politiques et le « système », notamment dans le contexte de la montée en puissance du « gaucho-lepénisme » dans les années 2010 dans le nord et l’est de la France sous la houlette de Florian Philippot et Steeve Briois. [14]
Troisième hypothèse, un positionnement politique souverainiste, anti-européen (les politiciennes du « Non » au traité de Maastricht de 1992 et au traité constitutionnel européen) pourrait constituer une base de rapprochement et de transition vers l’extrême droite, tant pour les souverainistes de droite (notamment le MPF – Mouvement Pour la France – et le RPF – Rassemblement du Peuple Français) que pour celles de gauche (notamment du Mouvement des citoyens – MDC).
Enfin, la proximité politique sur le spectre gauche-droite constitue l’hypothèse la plus triviale pour prédire la composition des flux de candidatures vers le FN-RN. En effet, une partie de la droite partagerait des proximités idéologiques sur différentes thématiques (immigration, sécurité, économie) permettant à certains de ses membres de franchir le pas.
Figure 1. Mobilité entre les partis
En première approche, regardons s’il existe des affinités électives entre les différents partis et l’extrême droite. Pour ce faire, nous représentons sur la Figure 1 les flux de transferts surreprésentés au sein des renouvellements de candidature [15].
Ce graphique permet alors de saisir les proximités fortes entre différents partis, par exemple celle entre l’extrême gauche et le PG-LFI (Parti de Gauche - La France Insoumise), et met en évidence des déplacements de proche en proche sur l’axe gauche-droite qui dessinent un échiquier politique fort familier. Finalement, les flux surreprésentés approvisionnant le FN-RN en candidatures viennent d’autres partis d’extrême droite tels que Divers Extrême Droite (Div. Ext Dr.), Mouvement National Républicain (MNR), ou Debout La France / La République (DLF). On constate aussi des transitions entre « divers droite » et « extrême droite », notamment entre des partis à la lisière de la frontière entre ces deux familles, comme le MPF-RPF, la droite souverainiste et Debout la France. [16]
Cette première approche confirme donc (jusqu’en 2023 au moins) l’isolement relatif de l’extrême droite en général et du FN-RN en particulier dans l’espace des mobilités politiques. Peut-on pour autant considérer que le cloisonnement était strict et les relations avec les autres formations négligeables ? Nous ne le pensons pas. Tout d’abord, l’extrême droite n’est pas la seule famille à être isolée : le tableau 3 montre ainsi que la droite, le centre et la famille « autre » ont plus de chance de basculer vers l’extrême droite que de transitionner vers la gauche radicale. Qui plus est, le faible taux de transition vers l’extrême droite doit être relativisé au vu de la quantité importante de candidatures se présentant sous différentes étiquettes et le nombre limité de places disponibles à l’extrême droite. Ainsi, si l’on change de perspective et que l’on regarde la provenance des candidatures réitérées, l’on constate que 9,5 % des candidates d’extrême droite et 5,8 % de celles du FN-RN s’étaient présentées dans une autre famille politique à l’élection précédente (Tableau 3).
Que les transitions vers le FN-RN soient sous-représentées dans l’ensemble des manières de renouveler une candidature ne signifie donc pas qu’elles soient inexistantes. Elles sont rares, certes, mais instructives et annoncent les recompositions contemporaines. La Figure 2 (résumant le tableau A6) montre plusieurs résultats frappants.
La gauche modérée et radicale alimente très peu le vivier de candidatures FN-RN. Certes, de telles trajectoires existent comme celle de Fabien Engelmann, quatre fois candidat pour Lutte Ouvrière et une fois pour le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) en Lorraine de 2004 à 2010, puis treize fois candidat pour le FN/ RN de 2011 à 2023. Mais une fois corrigé des risques d’homonymie (et ce imparfaitement), le taux de transition des candidates de gauche vers le FN-RN est faible et plafonne à 0,1 % des candidatures répétées. L’hypothèse d’un « gaucho-lepénisme », déjà remise en cause comme piste explicative des comportements électoraux, est ici clairement contredite pour l’analyse des comportements des candidats [17].
Deuxième élément, les partis de la « droite souverainiste » alimentent effectivement l’extrême droite. En effet, près de 9 % des anciennes candidates MPF ou RPF et 7 % de celles de Debout La France/ Debout La République recandidatent sous la bannière du FN-RN. La droite étiquetée « souverainiste » par le ministère alimente plus les autres partis d’extrême droite que le FN-RN, mais peut-être est-ce dû à une inconsistance de cette étiquette qui n’est employée qu’en 2021 et 2022. Il est difficile de s’avancer sur l’existence d’une filière souverainiste de gauche vers l’extrême droite. En effet, les candidatures MDC n’ont été étiquetées par le ministère qu’à très peu d’élections (cantonales 1998 et 2001 et législatives 2002) ce qui réduit l’effectif sur lequel mesurer des éventuelles transitions.
Jusqu’en 2023, les partis constitués de la droite de gouvernement, notamment sa composante gaulliste RPR/UMP/LR, ou libérale UDF/Nouveau Centre/UDI, alimentaient finalement peu l’extrême droite. L’on trouve certes des cas remarquables comme l’ancien ministre Thierry Mariani, neuf fois candidat pour le RPR, l’UMP et LR, plusieurs fois député avant de transitionner pour le RN en 2019. Mais le taux de transition vers le FN, certes au-dessus de celui de la gauche, reste globalement faible : 0,4 % pour les gaullistes et 0,25 pour les giscardiens.
Les candidates évoluant vers l’extrême droite viennent plutôt de la « diversité ». Cela vaut pour les « Divers non classés », les « Divers droite » (taux de transition de 0,7 %), les Divers centre (0,8 %), ou plus encore Chasse-Pêche-Nature et Traditions (1,6 %). Le fait que le taux de transition vers le FN-RN soit plus élevé au Modem (0,6 %) que dans les autres partis de la droite et du centre droit relève sans doute de la même logique. En effet, en 2007, la stratégie de François Bayrou d’installer son nouveau mouvement – le Modem – au centre et de l’affranchir de son alliance traditionnelle avec la droite, conduit à la désaffection de ses troupes les plus professionnalisées (les députées sortantes de l’UDF). Avant qu’un espace politique s’ouvre au centre dix ans plus tard sous la houlette d’Emmanuel Macron, les membres du Modem, peut-être moins bien sélectionnées et faisant face à des perspectives électorales médiocres, ont pu envisager en plus grand nombre qu’à l’UMP de partir au FN.
Que la « diversité » succombe plus facilement à la tentation d’extrême droite ne doit peut-être pas seulement à une proximité idéologique sous-jacente mais aussi probablement à la structure d’opportunités dans laquelle les candidats classés « divers » évoluent. Ils ne bénéficient pas de l’assise électorale des grands partis, avec lesquels ils sont souvent en rupture de ban (par exemple celles et ceux qui n’ont pas eu l’investiture) et peuvent moins compter sur des positions de consolation en cas d’échec électoral. Par ailleurs, ils et elles sont moins sous la surveillance des pairs du parti et subiront moins l’opprobre partisan en cas de défection vers l’extrême droite.
Cette inclination relative de la « diversité » à se présenter sous les couleurs du FN-RN nous invite à examiner le lien entre transferts vers l’extrême droite et résultats aux élections précédentes.
Commençons par le score du candidat à l’élection précédente (Tableau 4). Le taux de transition vers le FN-RN semble fortement dépendre du gradient de réussite à l’élection précédente : 1,22 % des candidats ayant eu un score inférieur à 1 % passent au FN-RN, contre 0,09 % des candidats ayant obtenu un très bon score (80-100 %). Au-dessus de 10 %, le taux de transition décroît de manière remarquablement régulière : taux de transition de 0,5 % pour les candidates entre 20 et 30 % des voix, 0,33 % pour celles entre 30 et 40 %, 0,20 % pour celles entre 40 et 50 %, etc. Cette tendance se vérifie pour les transitions vers l’extrême droite en général (qui contiennent les transitions vers le FN-RN), mais elle est inverse à celles des autres transitions politiques, que ce soit celles vers la droite conservatrice (RPR-UMP-LR), ou même vers le PS (qui ne suit pas une tendance très claire) [18].
Sans surprise, et en complément de la logique mise en évidence pour le score électoral, l’échec à l’élection précédente augmente fortement la probabilité de se présenter aux couleurs de l’extrême droite à l’élection suivante : 0,63 % des candidates non-élues à l’élection précédente décident de se présenter sous la bannière du FN-RN à la prochaine élection, contre 0,17 % pour les élues.
Lors des scrutins de liste, non seulement le score compte, mais la position sur la liste aussi : 0,33 % pour des candidats situés dans le premier quart transitionnent contre 0,52 % pour ceux du dernier quart. Là encore, cette logique est inverse à celle qui prévaut pour les transitions vers le parti dominant de la droite conservatrice ou vers le PS. En revanche, le fait d’être suppléant à l’élection précédente (pour les quelques élections où cette position est documentée) n’influe pas sur la probabilité de transition vers le FN-RN.
L’évolution vers l’extrême droite en général et le FN-RN en particulier peut sembler être motivée par des considérations électorales. Les personnes non élues, ayant eu un score relativement plus faible et en bas de liste sont plus enclines à franchir le pas. En période de montée de l’extrême droite, ce calcul peut sembler payant. L’est-il pour autant ?
Le tableau 5 permet de calculer le « retour sur investissement » d’avoir eu à affronter l’opprobre entourant l’extrême droite. Pour ce faire, nous modélisons l’évolution du score en fonction du type de transition effectuée et en contrôlant pour la période, le type d’élection, et les risques d’erreur liés à l’homonymie. Notre modèle économétrique permet d’estimer qu’un ou une candidate évoluant vers l’extrême droite multiplie en moyenne son score par 1,17 (modèles 1 et 3). Toutefois, le rendement électoral varie selon le type de transition. En effet, la transition vers d’autres familles que l’extrême droite a un rendement électoral soit négligeable, soit légèrement négatif (multipliant le score par 0,95) [19].
Le succès électoral est très différent selon que la candidate se tourne vers le FN-RN ou vers une autre composante de l’extrême droite. Dans le premier cas, elle multipliera son score de l’élection précédente par près de deux. Dans le deuxième cas, elle le diminuera de 20 à 30 % (taux de multiplication de 0,7 à 0,8). Ce résultat statistique traduit le fait que jusqu’à présent (mais les choses peuvent changer à l’avenir) les étiquettes alternatives au FN-RN n’ont pas été payantes, qu’elles aient été MNR, Reconquête, Patriotes, Frexit ou DLF. En revanche, le FN-RN permet à des candidates aux scores faibles de rattraper une partie de leur retard sur celles qui réussissent et restent fidèles à leur famille politique.
En outre, le rendement politique ne se limite pas à une simple plus-value électorale. Des travaux prosopographiques montrent que les transfuges (les candidates venant d’autres partis) accèdent aussi plus rapidement à des postes à responsabilité [20] : ces dernières mettent en effet deux fois moins de temps que les militantes issues de ce parti pour intégrer le bureau politique du RN (la plus haute instance décisionnaire du parti). Selon Dahani, cela est dû aux qualifications socioprofessionnelles des transfuges que l’on ne retrouve pas aussi fréquemment chez leurs homologues déjà adhérents au RN, car les transfuges tendent à être des cadres, des entrepreneurs et des professions intellectuelles supérieures qui maîtrisent des compétences particulièrement utiles (techniques gestionnaires, capacité oratoire) pour la conduite d’une campagne, l’encadrement du parti [21] ou la gestion des unités où ils et elles sont élues.
En conclusion, les trois logiques, socio-démographique, idéologique et électoraliste, gouvernent bien les transferts vers l’extrême droite. Des modèles économétriques de type « toutes choses égales par ailleurs » montrent qu’elles continuent chacune à avoir un rôle spécifique lorsqu’on les combine (Tableau A7). La logique idéologique (l’axe gauche-droite) et la logique électoraliste (le score à l’élection précédente) font à peu près jeu égal. Les variables démographiques, certes moins bien documentées, semblent jouer un moindre rôle. Certains facteurs sociodémographiques sont un peu modifiés, une fois que l’on tient compte de la proximité idéologique et des résultats aux élections passées. Ainsi, ce sont surtout les candidates les plus âgées, bien plus que les jeunes, qui se tournent vers le FN-RN. De même, l’artisanat et le petit commerce sont alors devancés par les ouvrières et les employées. Autrement dit, la fréquence plus grande des transitions de la boutique vers l’extrême droite doit plus à une proximité idéologique sous-jacente qu’aux caractéristiques de la position socioprofessionnelle.
D’aucuns penseront que la transition des candidatures vers l’extrême droite et vers le FN-RN en particulier est un phénomène si rare, qu’il ne mérite pas une étude aussi poussée. Quand bien même rare, ce phénomène permet de mettre au jour des logiques profondes et puissantes qui travaillent le monde politique depuis une trentaine d’années. On pourra le voir comme la pointe émergée de l’iceberg ou plus encore comme les signaux faibles et avancés des mouvements de la tectonique des plaques, signaux qui aident à détecter les risques de tremblements de terre.
À l’heure où le RN semble aux portes du pouvoir, cette étude permet de cerner le potentiel d’attraction de ce parti, à droite notamment, et in fine d’expliquer la stratégie d’Éric Ciotti, le président de LR, de sceller une alliance avec celui-ci pour les élections législatives 2024. En effet, cette alliance ne doit pas seulement à la proximité idéologique évidente de son président, mais aussi à la nécessité pour ce dernier de tenir ses troupes. Si pour les figures les plus connues de ce parti, une alliance reste encore coûteuse symboliquement, elle l’est moins pour les candidates LR de moindre envergure. Pour ces dernières, la combinaison de la proximité idéologique et de la perspective d’un score très faible sous la houlette LR peut les inciter à faire défection et à rejoindre le RN, sinon pour cette élection, du moins à la suivante. À court terme, l’alliance permet à la fois d’assurer des scores décents, des élues et d’éviter les défections. Mais c’est au prix d’une suspension sans précédent de la doctrine du cordon sanitaire. Lors des élections régionales de 1998, quelques figures de la droite (comme Charles Millon, Jacques Blanc ou Charles Baur) avaient certes négocié le soutien du FN pour être élus présidents de région. Mais ils avaient été vivement désavoués et exclus de leur parti. Cette fuite colmatée, le barrage semblait bon an mal an tenir jusqu’à ces derniers jours.
Mais, de fait, une large brèche s’est bien ouverte dans la digue républicaine à l’occasion des élections législatives 2024. Malgré l’opprobre et les cris d’indignation, 63 candidates LR (sur 369) ont suivi Éric Ciotti dans sa stratégie d’alliance avec le RN et ont bénéficié du parrainage du parti de la famille Le Pen ! Ce ne sont plus des micro-fissures, ces petits taux de transfert de 0,4% entre deux candidatures mis au jour par notre étude, mais un flot puissant, avec 17% des candidatures LR enrôlées dans une union d’extrême droite. C’est un mouvement qui déferle aujourd’hui et qui risque de se poursuivre au-delà sous de multiples formes après le deuxième tour : éventuels accords de gouvernement, alliances futures, reconversion à grande échelle de la droite vers l’extrême droite. Notre étude, certes tardive (et puissions-nous avoir anticipé cette dissolution fortuite pour présenter ce travail avant), permet d’en anticiper la logique et la composition : des candidats sans doute déjà fortement droitiers, souvent à la tête de petites entreprises, mais aussi et surtout sans perspectives de survie électorale dans les partis classiques de la droite de gouvernement.
par & , le 3 juillet
Nous remercions Emiliano Grossman, Thomas Piketty ainsi que l’équipe de La vie des idées pour leurs conseils et suggestions. On trouvera les annexes de l’article dans le PDF joint.
Elif Bulut & Olivier Godechot, « Les fissures de la digue républicaine », La Vie des idées , 3 juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-fissures-de-la-digue-republicaine
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Notre base de données est disponible aux formats rds (pour le logiciel R) et csv, accompagnée d’un script proposant une identification imparfaite des candidates d’une élection à l’autre sur la base du nom et du prénom. On la trouvera à l’adresse suivante : http://olivier.godechot.free.fr/hoparticle.php?id_art=828&lang=fr.
[2] Cf. Marion Jacquet-Vaillant, « Les cadres identitaires au Front National. La relation parti/mouvement éclairé par les trajectoires partisanes », in Sofia Dahani, op. cit, p. 199-223 .
[3] Cf. Safia Dahani, « D’un parti à l’autre. Inconstances politiques, reconversions partisanes et professionnalisation », in Safia Dahani et al., Sociologie politique du Rassemblement national, Septentrion, 2023, p. 223-245.
[4] « Municipales : pourquoi le FN ne présente pas de candidat dans une ville “gagnable” sur deux », franceinfo, 31 janvier 2014.
[5] Cf. Vicente Valentim, The Normalization of the Radical Right : A Norms Theory of Political Supply and Demand, Oxford University Press, 2024 (à paraître).
[6] Parmi les 615 000 candidatures aux élections municipales de 2020 pour lesquelles nous connaissons la date de naissance, on trouve 46 personnes partageant à la fois le nom, le prénom et la date de naissance avec une autre personne.
[7] Lorsqu’on suit notre procédure d’identification sans tenir compte de la date de naissance au sein de la sous-population pour laquelle on connaît cette dernière, on obtient un taux d’erreur de 7,3 % (ou, pour le dire autrement, 7 % des “renouvellements” sont des renouvellements erronés liant des personnes ayant des dates de naissance différentes).
[8] « Vu de l’étranger : Cette France qui vote RN », Courrier international, n°1755, juin 2024, p. 13.
[9] Cf. Christophe Lévêque et Matteo Cavallaro, « Le Front national, une affaire de famille : le recrutement des candidats durant les élections municipales de 2014 » Revue française de science politique, vol. 70, n°2, 2020, p. 181-207.
[10] En cas d’information manquante pour la date de naissance ou la catégorie socioprofessionnelle, on utilise l’information renseignée la plus proche dans le temps au sein des candidatures d’une même personne afin de limiter l’attrition.
[11] Cf. Nonna Mayer, « The impact of gender on votes for the populist radical rights. », Modern & Contemporary France, vol. 30, n°4, p. 445-460, 2022.
[12] Cf. Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019.
[13] L’hypothèse que la petite bourgeoisie tend à soutenir l’extrême droite est classique au sein de la tradition marxiste. Cf. Léon Trotsky, « Fascism – What is it ? », The Militant, 16 janvier 1932. Elle a été nuancée par Nonna Mayer (Cf. La boutique contre la gauche. Presses de Sciences Po, 1986). On trouve des réactualisations pour expliquer des populismes contemporains. Cf. Val Burris, « Small business, status politics, and the social base of new Christian right activism », Critical Sociology, vol. 27, n°1, 2001, p. 29-55.
[14] Cf. « De la gauche radicale au FN : des “trajectoires singulières” valorisées par un parti en refondation », Capital, 30 Novembre 2017,
[15] Pour simplifier la lecture, nous n’avons pas représenté des flux particulièrement surreprésentés qui structurent l’ensemble des autres flux, à savoir le fait simple et trivial de se représenter sous la bannière de son propre parti.
[16] On a fait le choix, discutable, de coder Debout La France au sein de la famille d’extrême droite du fait du ralliement de son fondateur Nicolas Dupont-Aignan à Marine Le Pen en 2017, et au contraire de coder les MPF-RPF et Démocratie Libérale au sein de la droite du fait de leur ralliement habituel aux candidates de la droite conservatrice lors des deuxièmes tours. Les transitions entre ces petits partis et les étiquettes ministérielles « Divers droite » et « Divers extrême droite » sont en partie artéfactuelles et doivent beaucoup à l’instabilité de l’étiquetage ministériel.
[17] Cf. Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé, mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer, Les Faux-semblants du Front national, Presses de Sciences Po, 2015 et Thomas Piketty et Julia Cagé, Une histoire du conflit politique : élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Seuil, 2023.
[18] Ce résultat pourra être mis en parallèle avec celui de Vincente Valentim lequel montre que les transitions vers l’extrême droite des députées des parlements nationaux en Europe sont d’autant plus fréquentes que le score de l’extrême droite augmente. Cf. Vincente Valentim, The normalization… op. cit.
[19] La différence entre les deux coefficients mesurés dans les modèles 1 et 2 d’une part et 3 et 4 d’autre part tient aux différences de période des deux champs. Les deux premiers modèles, ne retenant que les candidatures pour lesquelles on connaît les dates de naissance, portent sur une période plus récente.
[20] Cf. Safia Dahani, « D’un parti à l’autre… », op. cit.
[21] Dans le modèle proposé par Vincente Valentim, le processus de « normalisation » de l’extrême droite contribue à attirer des politiciennes qualifiées, qui n’osaient la rejoindre tant que celle-ci était ostracisée cf. Vincente Valentim, The normalization… op. cit. Voir aussi Christophe Lévêque et Matteo Cavallaro, « Le Front national, une affaire de famille… », op. cit.