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Essai Politique

Dossier / 2022, l’énergie du politique

Les groupes d’intérêt dans les campagnes électorales


par Guillaume Courty , le 8 février 2022
avec le soutien de AFSP



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Parmi les acteurs peu visibles des campagnes électorales, les groupes d’intérêt font l’objet de nombreux fantasmes. S’ils investissent bien des moyens conséquents, ils pèsent en réalité bien peu sur l’agenda politique.

L’élection présidentielle de 2022 n’échappe pas à la règle. Cette compétition oppose des candidats entourés d’équipes de collaborateurs tentant de capter les suffrages des électeurs lors de rituels de campagne (les meetings) et d’expositions médiatiques. Dans ce cadre, on attend traditionnellement des candidats, des partis, des médias et des citoyens, mais on en oublie souvent un acteur non moins important : les groupes d’intérêt.

Ces organisations désignent tous les groupements non politiques agissant auprès des décideurs : elles vont des ONG aux cultes en passant par les entreprises, les organisations professionnelles et les syndicats. Toutes sont en effet des acteurs réguliers de cette séquence démocratique, certains de manière permanente, d’autres plus intermittente.

Cette formule peut certainement paraître surprenante ou choquante à plus d’un lecteur qui ne s’attend pas à les trouver en action dans ce moment particulier de la vie politique. L’action des groupes d’intérêt est en effet souvent considérée comme une entaille dans l’édifice démocratique avec son lot de scènes parfois fantasmées. Entre les valises de billets, les transactions en coulisses et autres arrangements entre amis, la campagne électorale ouverte aux groupes d’intérêt serait révélatrice d’une autre facette de la corruption du régime et de la dérive d’un système vers sa capture par les milieux économiques (Cagé, 2018).

Pour corriger ces clichés fréquents sur l’action des groupes d’intérêt, un dispositif de recherche s’est donné pour objectif de collecter des données sur ces acteurs lors de l’élection présidentielle de 2012 (Courty et Gervais, 2016). Entre le mois de novembre 2011 et le premier tour de scrutin en avril 2012, le résultat de cette enquête a montré que 1178 organisations avaient pris contact avec au moins un candidat en lice [1]. Cela représente plus de 6500 questions ou demandes formulées dans plus de 5000 pages reçues par les équipes des candidats. Cela implique plus de 200 rituels de campagne (auditions, rendez-vous, soirées, etc.). Finalement, cette face cachée de l’élection montre une des activités électorales de la société civile qui contribue ainsi intensément à faire vivre la campagne à toutes ces personnes, mais participe très marginalement à la composition des enjeux et encore moins aux axes de la politique gouvernementale à venir.

L’élection, un moment particulier de l’activité des groupes d’intérêt

Avec cette première recherche collective, on commence à en savoir un peu plus sur l’histoire électorale des groupes d’intérêt même si cela constitue un angle mort dans notre histoire politique.

Première certitude : l’action électorale des groupes d’intérêt est aussi ancienne que l’élection concurrentielle même si les données manquent pour la période 1848-1880 où ne sont signalées que les créations de clubs et de comités des corporations à vocation électorale. Par la suite, les données, même éparses, permettent de préciser les contours d’un répertoire stabilisé d’action électorale des groupes d’intérêt.

Dans ce répertoire, certaines pièces sont désormais révolues ou difficiles à mobiliser. La plus célèbre est la présentation de candidats. Les règles du jeu politique ont progressivement instauré des frontières presque étanches entre organisations partisanes, associatives et syndicales. Cela a commencé par l’exclusion progressive des organisations ne rentrant pas dans l’opposition droite – gauche pour se concrétiser par la reconnaissance constitutionnelle du monopole des partis sur la présentation des candidats par la Ve République. Entre temps, des groupes ont tenté d’entrer en concurrence avec des partis, les plus fameux étant les cercles patronaux comme le Parti commercial et industriel en 1901 et le dernier connu, le Redressement français, qui cesse de présenter directement des candidats à partir de 1928. Il faut attendre 1951 pour observer à nouveau une telle pratique avec la composition d’un « front économique » puis 1956 pour disposer du fait le plus marquant : 52 candidats poujadistes sont élus sur les listes de l’Union de défense des commerçants et artisans.

Cette pièce du répertoire n’est cependant pas l’apanage des milieux d’affaires. Les ligues antialcooliques présentent également leurs candidats lors des élections législatives de 1902. D’autres candidatures, considérées comme peu légitimes, sont éparpillées sur le territoire et soutenues par des groupes d’intérêt comme un représentant des forains en 1899 ou une liste de transporteurs en 1956. La seule candidature qui cadre encore par certains aspects avec cette pratique passée est celle de Jean Saint-Josse pour « Chasse, pêche nature et tradition » lors de l’élection présidentielle de 2002.

La deuxième pièce utilisée pendant les campagnes découle en toute logique de l’abandon de la première. Faute de présenter des candidats, les groupes proposent des programmes aux candidats des partis et leur demandent de les signer ou, au moins, de les reconnaître. C’est le cas du syndicat agricole en 1889 puis de très nombreux groupes d’intérêt qui font de cette pratique une forme d’interpellation en publiant leurs demandes, revendications ou projets pour le prochain mandat. Là aussi, cette forme originale de production programmatique extra-partisane devient un rite des organisations patronales dès l’entre-deux guerres. Cela permet à ces groupes de publier la liste des candidats soutenus, souvent ceux qui ont accepté de signer les fameux engagements électoraux. Dans les élections les plus récentes, les groupes ont majoritairement abandonné la dimension programmatique pour retenir le format des interpellations, demandes, revendications ou propositions prenant la forme d’un document de synthèse ou d’un ouvrage, souvent un « livre blanc », qui peut proposer un nouveau projet pour la société française.

Déjà présents pendant les campagnes, les groupes ont inventé des modalités d’action plus discrètes qui ont présidé à la méconnaissance de leur action. La mobilisation de leurs membres en vue de soutenir des candidats entre dans cette lignée. Du soutien au vote, il n’y a qu’un pas rapidement franchi avec des consignes précises de vote concernant les candidats de la cause ou de l’intérêt ou d’autres précisant les candidats pour lesquels il ne faut pas voter. Cette pratique, si elle n’est pas la plus répandue, est de loin l’une des plus commentées avec, en 2012, les prises de position d’Act up contre N. Sarkozy ou de Civitas contre F. Hollande.

Une quatrième modalité d’action électorale apparaît alors avec l’enrôlement des candidats pour qu’ils s’engagent à porter la voix de l’organisation concernée une fois l’élection remportée. Sollicités par des questionnaires, interrogés sur leurs options sur tels ou tels enjeux, des candidats se voient ainsi engagés dans la défense de tel ou tel groupe, cette promesse pouvant faire l’objet d’une publicité dans le secteur concerné ou amenant à la création d’un « groupe d’études » au sein d’une assemblée parlementaire par les élus ainsi enrôlés. La pratique la plus en phase avec cette ancienne tradition est la signature de pactes dont la plus commentée a été celle du pacte écologiste de 2007.

En cinquième position arrive la pièce du répertoire la plus centrale dans certains systèmes politiques dont le plus célèbre est le système étatsunien : le financement des partis ou des candidats. Interdite en France depuis les lois de 1988 – 1995 sur le financement de la vie politique, ces pratiques avaient alimenté des scandales dont le plus célèbre concernait en 1955 une officine du Cnpf (l’ancien Medef) dont la vocation était de financer les candidats favorables au patronat. Depuis les années 1990, le flou règne sur des échanges qui prennent la forme de prestation non facturée, ici des cars qui transportent les militants, là des péniches, le tout en dehors des radars des instances de contrôle. Dans le contexte actuel, l’argent tient donc toujours une place dans l’élection mais sous des formes comptables encore difficiles à quantifier (Phélippeau, 2018).

Souvenirs de campagne

En détaillant son quotidien pendant la campagne présidentielle de 1974, François Mitterrand écrit ce paragraphe page 299 de son ouvrage « La paille et le grain » paru en 1975. Les italiques sont de nous.

« En quarante jours j’ai rédigé, dicté, corrigé des centaines d’articles et d’interviews, reçu d’innombrables journalistes, subi soir et matin les flashes des photographes, donné sept conférences de presse, produit douze émissions à la télévision et douze à la radio d’état, livré cinq duels à Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chaban-Delmas, participé à neuf autres débats sur les postes périphériques, tourné six films dont deux longs métrages. L’ORTF, n’enregistrant que dans ses studios de Paris. J’ai arrêté à trente-deux mes réunions publiques. Presque chaque soir je suis allé au-devant d’immenses assemblées, 50000 à Toulouse, 25000 à Nice, Grenoble, Nantes, 15 ou 20000 le plus souvent, pour rentrer chez moi dans la nuit. Le reste du temps j’ai écouté les délégués que les associations de toute espèce m’envoyaient, poches et porte-documents bourrés de motions, résolutions, protestations, pétitions, j’ai préservé autant qu’il était possible les séances de travail de mon petit état-major, scruté les maquettes d’affiches, de livres, de brochure que nous éditions, maintenu des contacts réguliers avec mes responsables départementaux, les dirigeants de mon parti et les organisations politiques et syndicales engagées à mes côtés ».

La sixième pièce de ce répertoire nous ramène dans la période contemporaine avec une pratique certainement ancienne mais dont on ne connaît que les modalités récentes : l’audition des candidats par des groupes d’intérêt en privé (dans les locaux de l’organisation) ou en public (dans des théâtres par exemple). En 1981, les candidats sont ainsi invités à un meeting autour de la cause des femmes que le futur président, Valéry Giscard d’Estaing, n’honora pas de sa présence. Depuis, ces échanges sont soit organisés en comité restreint, comme les rencontres entre candidats aux primaires avec la Fédération française du bâtiment en 2017 et 2021, soit en public comme le mouvement LGBT lors d’un meeting unitaire en 2012.

Cette pratique connaît sa symétrie : se faire inviter pour rencontrer les candidats. Les responsables des principales ONG ou des organisations patronales ont alors souvent à cœur de préciser à leurs membres qu’ils ont été reçus par l’ensemble des candidats du premier tour, la seule inconnue étant la position à l’égard du Rassemblement national qui n’est pas systématiquement sollicité.

L’action des groupes en campagne : professionnels vs intermittents et amateurs

Avec un tel volume d’activité, la question de l’intérêt à agir se pose. Que recherchent ainsi les groupes d’intérêt ? À cette première question s’en ajoute immédiatement une autre : que produisent-ils sur l’élection, les candidats et les futurs élus ?

Avant d’aborder les réponses que l’on peut apporter à ces questions, il faut en écarter une : l’apport en voix. Même si beaucoup de commentaires électoraux soulignent l’importance contemporaine de certains votes communautaires – les chasseurs, les pieds-noirs, etc. – peu de chercheurs s’aventurent sur ce terrain en démontrant qu’il existerait un lien entre les mobilisations des groupes d’intérêt et les résultats de tels ou tels candidats.

Les groupes, leurs voix et les stratégies des candidats

Filmé à sa demande par Raymond Depardon (1974 une partie de campagne, 2002), le candidat Valéry Giscard d’Estaing organise une discussion pour préparer la stratégie de l’entre-deux-tours, dans un bureau du ministère des Finances, au Louvre, avec les membres de son équipe de campagne pour la présidentielle de 1974. Voilà l’explication qu’il donne face caméra, pendant la réunion, de sa stratégie des trois derniers jours de campagne.

« Je crois, de même vous l’avez compris, que depuis deux ou trois jours, toute mon astuce a été de ne pas perdre de voix. Alors c’est pour ça que j’ai pas écrit aux gentilles tourterelles et autres parce que je me disais "je vais perdre des chasseurs", n’est-ce pas ?  »

Commençons par la logique qui préside à leur mobilisation pendant la campagne. Deux cadres d’analyse sont alors opposés. D’un côté, des auteurs soulignent que ces organisations n’agissent qu’en vue d’influer. De l’autre, un autre camp théorique insiste sur le fait que ces interventions répondent plus à des enjeux en interne telles que la mobilisation des membres, leur participation à la réflexion commune sur l’état de la cause défendue ou la légitimation des responsables du groupe qui montrent ainsi à quel point ils se dévouent pour les autres. Pour trancher dans ce débat, il faut prendre conscience de la population des groupes d’intérêt en présence. L’élection est en effet un contexte particulier qui fait participer des organisations que la vie politique traditionnelle mobilise peu. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin II qui organise l’enregistrement des représentants d’intérêts sur un site à disposition du grand public – Agora –, on commence à en savoir un peu plus sur les groupes qui agissent pendant le quinquennat. Comparés à ceux qui ont été repérés pendant les campagnes présidentielles, deux visages de la société française apparaissent.

Le premier visage se dégage de l’action des groupes pendant la session parlementaire où les personnes qui ont interagi au moins dix fois avec un décideur doivent s’enregistrer. Ces chiffres montrent sans ambiguïté la sur-représentation des intérêts économiques dans le système politique français (79,3% des acteurs même si des avocats et consultants agissent à la marge pour des causes) et la part extrêmement marginale occupée par les associations (10%) et les syndicats de salariés (0,2%) [2]. Cela fait du système politique français un espace encore plus focalisé sur les enjeux économiques que les institutions européennes (moins de 60% des groupes en présence) et cela montre certainement la sortie des associations des arènes de décisions parlementaires et gouvernementales.

Le second visage, composé lors de la campagne présidentielle, est diamétralement opposé en ouvrant au social (66,8% des acteurs mobilisés) un des rares fenêtres lui permettant de tenter d’interagir avec les candidats.

Tableau 1 : comparaison entre les groupes en action pendant l’élection de 2012 et ceux enregistrés pendant la session de 2017-2022

Précisions : Les données de la HATVP ont été recodées pour éviter les nombreuses erreurs d’appréciations produites par ses services qui s’arrêtent en effet très souvent à l’apparence faciale des groupes d’intérêt, leur statut juridique ou leur intitulé, et non à la réalité de leur activité (cela concerne avant tout la confusion entre des associations et des organisations professionnelles, des syndicats de salariés et des syndicats professionnels). Ces chiffres ont été arrêtés en mai 2020 avec 2058 groupes d’intérêt pour 6479 collaborateurs.

Cette double face des groupes d’intérêt est confortée par une enquête par questionnaires menée en 2012 où seuls 44,2% des professionnels du lobbying interrogés avaient reconnu avoir mis en place un dispositif particulier pour les élections (n=183), les autres ayant continué à travailler normalement alors que le système politique est en stand-by. En plus d’une opposition entre intérêts économiques et causes sociétales, ces deux faces permettent de saisir ce qui sépare les insiders de la représentation des intérêts dont l’action est constante quelles que soient les circonstances et des outsiders qui improvisent une action d’influence quand le contexte leur paraît propice. La différence entre ces deux mondes de la représentation des intérêts tient dans leurs pratiques et dans les effets qu’ils produisent ou recherchent. Elle tient également dans ce curieux séquençage de la vie politique où l’économie l’emporte finalement sur le social.

De Gaulle, le referendum de 1962 et la dénonciation de la collusion entre l’agenda des groupes d’intérêt et l’agenda médiatique

La dernière période couverte par les mémoires de De Gaulle (« L’effort. 1962… ») ne délivre rien sur les premières élections présidentielles de 1965 mais comporte des ouvertures intéressantes sur le jeu des groupes d’intérêt pendant la campagne référendaire de 1962 qui porte, justement, sur l’élection présidentielle en projet.

« L’offensive de tous les partis est accompagnée par beaucoup d’organisations professionnelles. Toutes celles qui se font entendre expriment le même refus et, bien qu’en principe elles n’aient pas à se mêler aux débats politiques, courent prendre part à celui-là ». Sont alors déclinées les appels à voter « non » de la CGT, FO région parisienne, CFTC, Ligue de l’enseignement, Syndicat national de l’enseignement technique, Syndicat national de l’enseignement secondaire, Union française universitaire, FNSEA, Association d’exploitations agricoles MODEF. Constatant que ces avis sont publiés ou appuyés par « toutes les feuilles parisiennes et provinciales », le président de la République reconnait qu’à « cette attitude de la presse, je suis devenu à la longue assez insensible ».
Une fois les émotions et rancunes de la campagne référendaire passée, De Gaulle compose le tableau de la société française confrontée aux « privilèges brutaux du système capitaliste ». D’un côté, des politiques économiques gouvernementales auraient assuré le « progrès matériel des français », de l’autre « les syndicats, faute d’être parties délibérantes aux études et débats d’où procèdent les décisions – les principaux d’entre eux étant, au surplus, liés à l’opposition systématique du communisme – se consacrent exclusivement à la revendication ».

Ce séquençage ouvre sur la thèse controversée de la capture des États modernes par les milieux d’affaires [3]. Une autre formulation moins radicale est possible : l’omnipotence des intérêts économiques ne tiendrait donc pas tant aux moyens qu’ils déploient – leur capital économique compensant leur faible capital social – qu’au blanc-seing dont ils disposent du fait des attentes des élites politico-administratives [4].

Ces deux mondes en campagne s’opposent par l’intensité et le nombre d’actions entreprises. D’un côté, des associations transmettent ou publient un mémo sans jamais prendre contact avec un membre du QG de campagne ni se soucier du devenir de ce mémo. Cela donne ce bilan sans appel : seuls 1,4% des organisations ayant transmis un document ont publié un comparatif des réponses reçues par suite de leurs courriers. De l’autre côté, des équipes ventilent leurs demandes en plusieurs supports (courriel, PDF, sites internet, communiqués de presse, etc.), les adressent aux conseillers des candidats spécialisés sur cette question, les relancent par téléphone pour savoir où la réponse en est, puis sollicitent le candidat, ou l’interpellent dans les médias, pour venir exposer leurs réponses et rencontrer les membres de l’organisation. Pour résumer ces différences entre les professionnels et les intermittents, seuls 7,7% des groupes ont rencontré les candidats du second tour et 89,7% d’entre eux n’ont eu aucune réponse de leur part à leur demande.

L’effet marginal sur l’agenda politique

L’action de ces groupes révèlent une nouvelle et dernière facette de la société civile organisée : la hiérarchie des enjeux qu’elle défend. La campagne présidentielle française est en effet connue pour avoir un agenda civique mis en évidence par les sondages – il présente la hiérarchie des attentes des citoyens sondés – et un agenda politico-médiatique composé des principaux enjeux sur lesquels les candidats font leurs propositions et autour desquels les débats s’organisent en partie – cet agenda est composé à partir des thèmes abordés par la presse et développés par les candidats.

Tous ces groupes en action suggèrent d’ouvrir un troisième agenda composé des demandes des groupes d’intérêt, celui que les chercheurs nord-américains appellent l’agenda du lobbying. Le résultat de l’enquête menée en 2012 est très significatif : ce troisième agenda correspond très partiellement à celui des citoyens du fait de l’importance prise par les enjeux économiques [5]. En revanche, il est en quasi complet décalage avec celui des médias et des candidats [6] : les enjeux qui ont focalisé l’attention des candidats ne correspondent pas à ceux qui étaient soutenus par ces organisation de la société civile. Un constat largement fait ailleurs s’impose ici aussi : le champ du pouvoir est très peu sensible aux enjeux portés par les groupes d’intérêt, certains d’entre eux étant même inaudibles.

Tableau 2 : les enjeux portés par les groupes d’intérêt pendant les élections de 2012

Source : les données collectées pendant l’enquête de 2012 ont été l’objet d’un codage des enjeux énoncés dans les 5000 pages de documents en utilisant la nomenclature de l’agenda project.

Deux autres exemples permettent de saisir la non convergence de cet agenda sur les deux autres. La place de l’immigration (1,2% de la catégorie Travail, emploi, immigration) montre très clairement que l’enjeu qui focalise les acteurs du champ du pouvoir échappe aux groupes d’intérêt. La place de la santé (9,7% soit le 2e enjeu) passe au premier plan si on y ajoute les questions de politiques sociales, de protection sociale et de fonctionnement de ce secteur de l’État. Ainsi calibré, l’enjeu de la santé est le premier énoncé par les groupes en 2012. Il est également le deuxième à ne recevoir aucune réponse après les enjeux économiques, juste devant les questions de Droits des minorités. Une conclusion s’impose : les trois thèmes centraux de la campagne des groupes d’intérêt ne sont ni les thèmes des candidats ni les sujets dont ils souhaitent parler.

On obtient donc un tableau très peu compatible avec les fantasmes les plus fréquemment entretenus sur l’influence des groupes d’intérêt. En fait, comme dans la vie politique ordinaire, l’influence d’un groupe sur un candidat est extrêmement marginale et montre un quasi-monopole des professionnels qui travaillent pour les intérêts économiques centraux ou pour les grandes causes sociétales. Concrètement, les acteurs qui arrivent à obtenir une réponse ou à rencontrer et interagir avec les candidats ou leurs équipes représentent moins de 7% des groupes mobilisés. Sans surprise, ce sont des permanents du système politique, auditionnés régulièrement, présents systématiquement [7]. Ils sont également dotés des personnels les plus susceptibles de capter l’attention des professionnels de la politique : les anciens collaborateurs politiques y sont sur-représentés avec les anciens professionnels de la communication. Sans surprise, ceux qui obtiennent 100% de réponses et d’attention sont les groupes d’élus locaux (dont l’Association des maires de France). Ont-ils pour autant la capacité de l’emporter systématiquement ? La réponse apportée va, là aussi, à l’encontre du pouvoir qu’on leur confère, puisque tous ces groupes, les imposants comme les marginaux, n’obtiennent qu’une sorte de droit de suite les autorisant à reprendre contact avec l’équipe gouvernementale pour envisager la politique à mettre en place.

Une deuxième réponse minore également le pouvoir qu’ils sont réputés détenir [8] : leur contribution à la composition des programmes des candidats est très marginale, quasi inexistante, à l’exception, là encore, des permanents du système qui arrivent plus à faire prendre en compte une demande que le précédent quinquennat n’avait pas réussi à aborder : une autre concrétisation du droit de suite en somme.

L’élection présidentielle de 2022, comme les précédentes, est l’occasion d’une débauche d’énergie et de moyens – en 2012, les budgets les plus élevés étaient de 500 000 euros – de la part d’organisations qui pensent avoir là l’occasion de capter l’attention des candidats, parfois de l’opinion. Sans leur dénier la capacité de sensibiliser et de mobiliser leurs membres et leur environnement autour des causes et intérêts qu’ils défendent, il faut néanmoins retirer un peu de sa magie au rituel électoral en soulignant qu’il permet très rarement de transformer des demandes en programmes électoraux ou des propositions catégorielles en projets de loi. Pendant l’élection, comme pendant le quinquennat à venir, l’enquête menée conforte la thèse développée sur d’autres systèmes politiques par d’autres politistes : les groupes d’intérêt agissent dans les marges des biens politiques – l’écriture de certaines caractéristiques techniques des normes – et imposent rarement un enjeu dans l’agenda gouvernemental. Cette thèse déçoit certainement celles et ceux qui considèrent que les principaux responsables de la dérive du système politique sont les groupes d’intérêt. Elle entend néanmoins contribuer à réintroduire les élites politiques dans ce débat à la place qui est la leur et non de les considérer a priori comme le maillon faible.

par Guillaume Courty, le 8 février 2022

Aller plus loin

• Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2018.
• Guillaume Courty, Le lobbying en France. Invention et normalisation d’une pratique politique, Bruxelles, Peter Lang, 2018.
• Guillaume Courty, Julie Gervais (dir.), Le lobbying électoral, Groupes en campagne (2012), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2016, Préface Daniel Gaxie.
• Éric Phélippeau, L’argent de la politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.

Pour citer cet article :

Guillaume Courty, « Les groupes d’intérêt dans les campagnes électorales », La Vie des idées , 8 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-groupes-d-interet-dans-les-campagnes-electorales

Nota bene :

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Notes

[1Ce dispositif reposait sur des moteurs de recherche qui faisaient remonter les demandes, interpellations, propositions des groupes d’intérêt mais, surtout, sur la mise à disposition des archives d’un QG de campagne avec les tableurs utilisés pour traiter toutes ces demandes. Comparées aux données conservées par une autre équipe et aux entretiens menés avec des conseillers d’autres candidats, ces données peuvent être considérées comme suffisamment robustes pour servir de support d’analyse à l’action des groupes en campagne.

[2Il ne faut pas en conclure que les syndicats sont exclus du jeu politique car ils ne sont pas obligés de s’enregistrer dès qu’ils agissent dans le cadre de la législation relative au droit du travail. Ils sont un des trois oubliés de cette législation avec les cultes et les associations d’élus et de collectivités.

[3Une autre contribution au débat provient des ONG qui soutiennent que les intérêts capitalistes bénéficient d’une prime dans le système politique du fait des moyens économiques dont ils disposent.

[4Nous avons par ailleurs déjà insisté sur le fait que ce blanc-seing provenait également de l’homologies de positions entre les élites politiques et les professionnels de la représentation des intérêts (Courty, 2018  ; Courty et Gervais, 2016).

[5Pour mémoire, 78% des personnes interrogées mettaient en avant un enjeu économique avec la question du chômage pour 47,8%. On est donc bien au-deçà des 15,5% d’enjeux économiques et des 2,3% d’enjeux du travail portés par les groupes d’intérêt. Sur ces données, voir Sauger Nicolas, Raillard Sarah-Louise, «  Économie et vote en 2012. Une élection présidentielle de crise  ?  », Revue française de science politique, 2013/6, vol.63, p. 1031-1049.

[6Pour mémoire, l’agenda médiatique consacrait deux enjeux absents des demandes des groupes d’intérêt : l’insécurité relancée par l’affaire Merah à partir du mois de mars suivie de la situation économique avec le sauvetage de l’économie grecque. Voir sur ce point Grossman Emiliano, Jaber Asmaa, «  Le rôle des médias dans la campagne présidentielle de 2012  » in Gerstlé Jacques, Magni-Berton Raul, (dir.), ‘2012 : La campagne présidentielle, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, p.53- 72.

[7Dans cette liste d’une soixantaine d’organisations, se trouvent par exemple «  40 millions d’automobilistes  », l’Association des paralysés de France, la Fédération française du bâtiment, Anticor, le comité anticorrida, l’Union nationale des associations familiales, etc.

[8Sur la thèse de l’influence marginale des groupes d’intérêt dans les systèmes politiques contemporains, voir notamment Frank R. Baumgartner, Jeffrey M. Berry, Marie Hojnacki, David C.Kimball et Beth L. Leech, Lobbying and Policy Change. Who Wins, Who Loses, and Why, Chicago, University of Chicago press, 2009

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